Le roman débute sur l'interrogatoire, par
Maigret en personne, d'un certain Théo Stiernet, chômeur de son état et dans les vingt ans à peine, qui vient de tuer sa grand-mère dans l'espoir de trouver son magot. Théo, qui n'est pas si bête qu'il en a l'air , précise que, au départ, il ne voulait pas tuer la veille dame : la preuve, monsieur le commissaire : il n'avait emporté qu'un pistolet d'enfant . Seulement, la grand-mère était solide malgré ses quatre-vingt-et-quelques années et ne devait pas avoir eu peur de grand chose dans sa longue vie : elle s'est retournée contre Théo et dame ... il a bien fallu qu'il se défende ! Théo est un beauf de la meilleure tradition, qui ne manifeste ni remords, ni apitoiement sur lui-même. Théo est un mystère, l'un de ces mystères que
Maigret, comme tant de policiers, ont croisé au fil de leurs enquêtes. Tuer, pour ces gens-là, c'est un moyen dont ils ne semblent pas toujours saisir la conséquence inéluctable pour l'autre : la Mort.
Maigret vient à peine d'obtenir les aveux, si bourrés de sensibilité, de Stiernet qu'un coup de fil lui demande de se rendre dans le XVIIème. Quartier friqué en principe et que n'apprécie guère le commissaire mais un homme vient de se faire abattre de quatre balles en sortant d'une élégante maison de passe de la rue Fortuny, tenue d'ailleurs par une Mme Blanche que
Maigret a connue quand elle n'arpentait que les trottoirs les plus humbles avec l'intention bien déterminée de réussir dans le métier. On le devine, Mme Blanche n'est pas très heureuse de voir débarquer
Maigret mais elle lui fait confiance : s'il lui promet qu'il ne dira rien à la presse sur la maison d'où sortait le défunt, il tiendra parole.
Le défunt, justement, parlons-en, du défunt ... Physiquement, rien pour plaire. Moralement, c'était pire : il aiimait à humilier et à faire sentir qu'il était le maître - mais attention, il ne pratiquait pas le bondage. Pour le reste, fils d'un caissier du Crédit Lyonnais, qui, après avoir commencé par vendre des encyclopédies au porte à porte, s'est hissé, à la force du poignet, à la tête d'un commerce de vin, "Le Vin des Moines." Entreprise florissante . Chabut, qu'il s'appelait, le mort - Oscar Chabut. Marié à une très jolie femme qui avait été sa dactylo et à qui il lègue tout. Homme à femmes, il ne lui cachait rien de ses aventures et attendait qu'elle les acceptât sans rien dire, ce qu'elle faisait tout en s'autorisant elle-même un petit en-cas de temps à autre. Quai de Charenton, la Maison-Mère, Chabut couchait avec toutes les représentantes du sexe féminin. Personne n'ignorait la chose et chacune savait qu'elle n'était pas la seule. Avenue de l'Opéra, dans des locaux plus chics, faits pour les gros, gros clients, c'était à peu près pareil, mais plus discret. Régnaient là-bas surtout les hommes, le maussade et retors M. Leprêtre, sorte de Directeur commercial implacable, et un comptable spécialisé dont j'ai oublié le nom parce que ... Eh ! bien, si vous lisez le livre, vous comprendrez pourquoi. ;o)
Chabut, cela va sans dire, couchait aussi avec les épouses de ses "amis" et relations - et se faisait un malin plaisir pour que les maris ne l'ignorassent point. Mais le jour de sa mort, rue Fortuny, il se trouvait avec sa secrétaire particulière, la petite
Anne-Marie, avec laquelle, chose qui étonne à peu près tout le monde, à commencer par l'intéressée elle-même, il se montrait naturel et presque sympathique. Pour
Anne-Marie quoi que fît son amant-patron, ce n'était pas un méchant homme. Pas vraiment. Seulement, il avait une tare terrible et qui devait d'ailleurs se révéler fatale : pour se sentir exister, il devait humilier.
Et
Maigret, qui souffre de plus d'une belle angine, soupire et en tousse de plus belle ! Avec un particulier de ce genre-là en effet, celles et ceux qui veulent se venger parce qu'il les a humiliés sont légion ... Des appartements chics où il recevait et était reçu jusqu'au modeste bureau du non moins modeste comptable de la boîte sise quai de Charenton, Chabut humiliait à tour de bras. C'était sa drogue, en quelque sorte et il lui en fallait de plus en plus ...
Le commissaire sue à grosses gouttes et a de plus en plus mal à la tête. Parmi tous ces gens, femmes, hommes, jaloux, indifférents de coeur, égaux sociaux de Chabut ou ses inférieurs, il y en a bien un (voire plusieurs) qui a cherché à se révolter. Et il est parvenu à se venger. Car enfin, le coup était prémédité :
l'assassin de Chabut était parfaitement au courant de ses habitudes rue Fortuny ... L'arme était un 6.35, une arme de femme donc, en principe, mais, de près - et le meurtrier n'était pas loin - elle pouvait s'avérer redoutable. Et le meurtrier l'a peut-être utilisée pour détourner les soupçons vers la gent féminine, dont grouillaient pour ainsi dire la vie intime comme la vie professionnelle du défunt.
On perçoit le sérieux, la fascination avec lesquels un
Georges Simenon véritablement passionné par son intrigue oppose deux personnalités qui, en dépit de leurs dissemblances apparentes profondes, ont un point commun de taille : tous deux, le mort comme son assassin, voulaient être respectés mais, l'un comme l'autre, tous deux n'étaient que des faibles. L'un, le mort, utilisant habilement son physique d'ours mal léché, cachait bien son jeu : il s'était endurci, peut-être pas à plaisir, mais il l'avait fait pour qu'on ne l'humiliât plus. L'autre, celui qui l'a tué, se montrait tel qu'il était mais lui non plus ne tolérait pas l'humiliation. Et celle, un chef-d'oeuvre de mesquinerie absolument gratuite (ou presque), que lui a infligée Chabut, est le catalyseur qui ranime en lui, en lui faisant tout perdre - épouse et situation, le peu d'estime qu'il éprouvait pour lui-même - un désir monstrueux de vengeance.
Monstrueux, à l'image de Chabut.
Et pourtant, la fin nous le prouve, notre assassin reste un "pauv' type", toujours prêt à s'apitoyer sur un sort qui, c'est vrai, ne lui a guère permis de se mettre en valeur. Malgré tout, on est frappé, et souvent, par le courage et même la froideur - une froideur aussi cynique, aussi coupante que le silex et qui n'est pas sans évoquer celle sur laquelle Chabut avait travaillé de son côté pour sortir du lot - qui émaillent son parcours à compter du moment où le désir de tuer s'éveille en lui.
"
Maigret & le Marchand de Vin", finalement, c'est l'histoire de deux "pauv' types", l'un hâbleur, hargneux, qui a eu de la chance et qui était une teigne de nature, et le second, incapable de jouer la comédie, en tous cas au début, aigri mais comme résigné au malheur (il y a des gens comme ça), qui, au contraire, n'avait pas eu beaucoup de chance mais qui, à l'opposé du bourreau dont il fera sa victime (lequel n'a cessé de courir après Dame Fortune), semblait plutôt prendre plaisir à la fuir. Une vraie teigne, lui aussi, en un sens, mais une teigne pleurarde, collante, qui aimait son rôle de victime. Certes, Chabut aussi se voyait en victime mais lui, il pensait avoir gagné la partie - ne plus l'être du tout sauf peut-être quand il se confiait à
Anne-Marie. Alors que, pour son assassin, c'était de sentir, de vivre cet état de victime qui le faisait jouir, quoi qu'il en pensât.
Enfin, telle est l'impression que j'ai retirée de ce roman qui perd un peu trop, avouons-le, à se trouver immédiatement placé après "
Maigret et le Tueur" . Mais l'analyse est fine, avec quelque chose d'hypnotique qui fait que, au début, on n'y croit pas et puis, tout à la fin, on se rappelle brusquement avoir croisé dans sa vie au moins un Chabut, au moins un ...
... un "X." Si vous voulez connaître son identité et assister à son incroyable entretien avec le commissaire malade, chez lui, boulevard Richar-Lenoir, lisez "
Maigret et le Marchand de Vin." Ce n'est peut-être pas le meilleur de la série mais il mérite qu'on s'y arrête en étape. ;o)