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EAN : 9782070401017
380 pages
Gallimard (12/02/2000)
4.16/5   1246 notes
Résumé :
Alger. Une charrette cahotée dans la nuit transporte une femme sur le point d'accoucher. Plus tard, naît le petit Jacques, celui-là même que l'on retrouve dès le second chapitre, à 40 ans. Devant la tombe de son père, visitée pour la première fois, il prend soudain conscience de l'existence de cet inconnu. Dans le bateau qui l'emporte vers sa mère à Alger, commence la brutale remontée dans cette enfance dont il n'a jamais guéri. Les souvenirs de l'école, de la rue e... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (123) Voir plus Ajouter une critique
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Le manuscrit du Premier Homme a été retrouvé dans la sacoche de Camus au moment de sa mort. C'est une épreuve originelle d'une très grande qualité et qui permet au lecteur de savourer pleinement l'écriture d'Albert Camus. Elle porte en elle les germes de son oeuvre. Elle permet au lecteur qui ne pouvait apprécier "La peste ou l'Etranger" (comme moi) d'entrer en contact avec sa personnalité. J'ai lu ce roman comme un message d'adieu, comme si l'auteur avait eu besoin de jeter un éclairage sur son oeuvre. C'est très beau, très émouvant. Les mots qui reviennent sont "ignorance, misère, mémoire, racines, révolte, amour, droiture" et pourtant, à lire cette oeuvre autobiographique, sa jeunesse a été heureuse dans un milieu de grande pauvreté et de dur labeur. de cette difficile réalité et de sa soif de vivre, il a su en faire un prix Nobel, sa révolte a été pour lui un moteur. Ce roman démarre avec Jacques Cormery, 40 ans, le narrateur, qui rend visite à un vieil ami ayant pris sa retraite à Saint-Brieuc. L'occasion lui permet de se rendre sur la tombe de son père qui est mort au combat en 1914 et qu'il n'a pas connu puisqu'il n'avait qu'un an. Pour lui cette visite n'a aucun sens mais elle répond à un souhait de sa mère restée en Algérie. Dans son milieu familial, on ne parle pas du disparu. Il ignore tout de son père et à ce moment là, ce n'est pas un souci pour lui jusqu'à ce qu'il découvre l'inscription inscrite sur la tombe de son père "1885 - 1914". "L'homme qui était enterré sous cette dalle et qui avait été son père était plus jeune que lui au moment de sa mort". Cette prise de conscience est comme un déclic. Jacques va alors comprendre que son père a eu une vie avant lui dont il ignore tout, que cet homme a souffert, aimé, qu'il a été un être de chair et de sang, qu'il a connu bien des vicissitudes. Alors devant la virginité de sa mémoire, il va se mettre en quête. Il va tenter de savoir d'où il vient, qui il est. Remplir ces manques c'est se rattacher à une filiation qui ne lui a pas été transmise entre son dragon de grand-mère et sa douce maman, si soumise, sourde et avec une grave difficulté d'expression d'où l'inexistence de la transmission. D'ailleurs il écrit "La mémoire des pauvres est moins nourrie que celles des riches, elle a moins de repères dans l'espace puisqu'ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de repères aussi dans le temps d'une vie uniforme et grise" C'est ainsi qu'il l'explique. L'écriture de Camus c'est un film qui se déroule sous les yeux du lecteur, c'est assez impressionnant d'entrer ainsi dans l'intimité de l'auteur, c'est une force, une puissance ou une pulsion de vie que sa plume. le lecteur est avec lui. J'ai beaucoup aimé les passages sur sa mère, sur son oncle Ernest, la partie de chasse, le capteur de chiens, le chien de son oncle, ses aventures avec son ami Pierre, mais surtout, son instituteur, Monsieur Bernard (Mr Germain) dont la dernière lettre est annexée au roman. Un vrai "passeur de lumière" que cet instituteur laïc. Dans ce livre, bien sur, Camus parle de la misère, de ces personnes qui travaillaient durement jusqu'à l'épuisement, qui comptaient sous par sous, qui avaient leur dignité, mais à aucun moment on ne tombe dans un pathos outrancier, non, c'est pittoresque, réjouissant, il y a beaucoup d'amour, de reconnaissance, de bonté sous sa plume.

Je tiens ici à remercier une amie Babeliote, Oran, qui m'a incitée à lire ce livre, sans son conseil, je serais passée à côté d'une oeuvre magistrale!
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Dans ce roman autobiographique inachevé, Camus évoque son enfance au sein d'une famille pauvre et illettrée au coeur des quartiers populaires d'Alger.
L'auteur trace un portrait aimant et tendre des personnes qui ont de toute évidence occupé une place importante dans sa vie.
Un récit émouvant aux souvenirs détaillés, il dépeint une Algérie ensoleillée, lumineuse, brûlante à l'ambiance joyeuse et chantante, une Algérie aux couleurs flamboyantes et aux senteurs sucrées.
Il évoque son père, mort alors qu'il n'avait qu'1 an, ce père absent qui malgré tout occupe en silence une place au coeur du foyer, personne n'en parle, le sujet est tabou mais la douleur est intacte. Il décrit une grand-mère tyrannique qui endosse le rôle de matriarche, elle gouverne ce clan familial avec une ténacité inépuisable. Il parle de sa mère avec une tendresse bouleversante, cette mère résignée certainement depuis la mort de son mari, une mère effacée, soumise mais aimante qui abandonne son rôle de maman pour le confier à la grand-mère, mais Camus ne la juge pas au contraire il lui voue presque un culte. Il rend également un bel hommage à son instituteur M. Germain, un homme investi qui va l'encourager et l'aider à poursuivre ses études, il devient un peu ce père qui a manqué à Camus.
Très différent des romans que j'ai lus de Camus, j'ai toutefois apprécié ce très beau texte à l'écriture somptueuse, j'ai été fortement impressionnée par le détail des lieux, des paysages, des souvenirs, des odeurs, de l'ambiance que décrit l'auteur.
C'est un retour vers son enfance, même si le récit est largement consacré à l'absence du père, Camus nous fait partager avec beaucoup d'émotion et de nostalgie une enfance miséreuse mais heureuse.
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Bien sûr, comme tout le monde ou presque j'ai lu : L'étranger et La peste mais je ne connaissais pas vraiment l'oeuvre de Camus.
Fascinée par la passion et l'admiration que partage ma fille pour Albert Camus, j'ai décidé de lire: le premier homme.
Je dois le dire, très sincèrement, la lecture de ce roman fut une révélation. Un livre que je n'oublierai pas.
D'abord, j'ai été happée par l'écriture de Camus, fascinante, elle nous porte aussi bien dans les recoins perdus de l'enfance que dans ce pays aux couleurs de miel, ce soleil ravageur qui peut rendre fou comme ce barbier qui tranche la gorge de son client.
Camus évoque son enfance, puis sa vie d'homme à la recherche de ce père qu'il n'a pas connu. Mort lors de la première guerre mondiale, même en se rendant sur sa sépulture rien ne lui parle.
Le début du livre est fracassant, cette arrivée sous la pluie dans un bled algérien, sa mère dans le dénuement quasi complet lui donne la vie.
Cette mère à qui il voudra toujours lui crier son amour mais qui ne l'entend pas ou peu, perdue dans une vie de labeur acharné. Sa seule distraction, rêver près de la fenêtre, contempler la vie des autres.
Ce qui m'a particulièrement touchée, c'est le pouvoir et l'évocation des lieux. On voit sans peine le petit Camus prend le tramway rouge, celui des pauvres, qui débouche sur la place du Gouverneur., les rues chargées de commerces de rues avec ces gâteaux dégoulinants de sucre.
Que dire de cette remise des prix au lycée, une fois par an sous ce ciel bleu et cette accablante chaleur.
Passionnant aussi cette évocation de ces colons débarqués d'un bateau , partant à la conquête de cette terre hostile.
Je n'aime pas d'habitude ce mot un peu grandiloquent de chef d'oeuvre mais le premier homme en est un incontestablement.
Le destin de Camus porte aussi une universalité de destins portés dans cette Algérie colonisée, dans la misère des humbles.

À lire ABSOLUMENT
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Le Premier Homme est un roman inachevé et pour cause, les cent quarante-quatre pages, griffonnées, annotées, de ce manuscrit se trouvaient au fond de la sacoche d'Albert Camus dans l'accident de voiture qui fut fatal à l'écrivain et à son éditeur Michel Gallimard un certain 4 janvier 1960. L'ironie cruelle de cette histoire nous révèle qu'Albert Camus venait de passer les fêtes de fin d'année en famille dans sa propriété de Lourmarin, dans le Vaucluse en compagnie de son éditeur, de l'épouse et de la fille de celui-ci. Albert Camus avait prévu de rentrer par le train, il avait d'ailleurs déjà acheté les billets. Mais finalement, il accepta la proposition de son éditeur d'effectuer le voyage dans sa voiture. Il faut lire la merveilleuse correspondance d'Albert Camus avec son amante Maria Casarès, et notamment cette ultime lettre de l'écrivain qui se réjouit de retrouver la comédienne à Paris après les fêtes de fin d'année...
Les choses inachevées recèlent parfois un goût amer, mais aussi une beauté étrange et sourde que seule l'imagination sait en révéler l'éclat.
Le Premier Homme est une esquisse, un prélude, le début de quelque chose qui représentait peut-être une oeuvre autobiographique colossale déguisée sous l'aspect d'un roman. Mais à quoi bon se répandre en regrets, ce récit sous la forme qu'il nous est offerte nous est là, existe et il faut apprécier la joie qu'il nous procure. L'inachèvement est peut-être la meilleure manière d'écrire une autobiographie... Autant désormais s'en saisir comme une oeuvre totale et aboutie.
Il m'attendait depuis longtemps et je ne sais pas pourquoi j'hésitais à le lire. Ou plutôt je vais vous l'avouer, je savais qu'il s'agissait d'un livre inachevé et je craignais d'être frustré en atteignant les dernières pages du texte, de rester là comme un voyageur abandonné au milieu d'un gué...
Mais son caractère inachevé fait aussi la puissance et le mystère de ce livre que je considère tout simplement comme beau.
Le Premier Homme est le récit d'une enfance en Algérie.
Le livre démarre par une scène de naissance digne de la nativité, celle de Jacques Cormery, alias Albert Camus, mais il ne connaîtra pas son père car six mois plus tard celui-ci sera fauché par un obus au front, durant la première guerre mondiale lors de la bataille de la Marne. Il décèdera quelques jours plus tard dans un hôpital de Saint-Brieuc, nous sommes en octobre 1914, la guerre vient à peine de commencer. La scène du livre qui m'a le plus touché se situe quarante ans plus tard, lorsque Jacques Cormery, à la demande sa mère restée en Algérie, se rend sur la tombe de son père à Saint-Brieuc, un père qu'il n'a pas connu, dont il n'a par conséquent aucun souvenir, d'ailleurs dans une famille taiseuse comme la sienne, on ne parlait pas de ceux qui n'étaient plus là. Quelle n'est pas son émotion lorsque, se penchant sur l'inscription de la tombe où il lit les dates « 1885 – 1914 », il prend conscience subitement qu'il est désormais plus âgé que son père. Cette émotion crée un séisme en lui. D'ailleurs cette prise de conscience soudaine, Jacque comprend qu'il a eu un père qui a existé, un père jeune, aimant, avec ses doutes, sa force de l'âge, une vie dont il ne sait rien... Dans le bateau qui le ramène à Alger, ce tréfonds assourdissant qui ne cesse de raisonner, est-ce le bruit des vagues contre la coque ? Ce chapitre est sans doute le passage fondateur de tout le récit, il est d'une charge émotionnelle foudroyante, peut-être un texte majeur de la littérature française qu'il faudrait lire et faire étudier dans toutes les écoles.
Le Premier Homme est un récit habité par des femmes qu'on ne peut oublier, c'est souvent le cas lorsque les hommes sont morts à la guerre ou bien en mer... Il y a la grand-mère une vraie tigresse qui tient la maison d'une main de fer, la mère silencieuse, absente. Elles ne savent ni lire ni écrire. Jacques Cormery s'éveillent dans ce monde où il apprivoisera les mots d'une toute autre manière que les premières femmes de sa vie.
À chaque page, il y a un élan, une tendresse, une nostalgie, qui viennent se fracasser sur l'inachèvement de ce livre et qui nous ramènent à nos propres vies et nos tentatives parfois vaines de les faire aboutir tant bien que mal vers quelque chose qui a du sens, quelque chose qui nous fait tenir debout. L'écriture y est limpide, solaire.
Tout part souvent de l'enfance. Est-ce un hasard si le destin de ce manuscrit, foudroyé contre un platane comme son auteur en pleine force de l'âge, ne dépasse pas les chapitres de l'adolescence ?
Tout est là déjà pourtant. Les thèmes de la mémoire, de la filiation, de la transmission...
Et puis il y a des scènes pittoresques, parfois cruelles comme lorsque l'oncle de Jacques éconduit sauvagement ce séduisant Antoine soupçonné de venir courtiser sa mère, parfois cocasses lorsque la grand-mère tente de récupérer avec sa longue main une pièce de deux sous que Jacques dit avoir perdu au fond du trou figurant les toilettes dans le couloir de l'immeuble, parce qu'un sou est un sou.
Et puis, comment ne pas songer à cette anecdote plus tragique qui lui sera révélée plus tard, lorsque le père de Jacques souhaita un jour assister à une exécution capitale en public sur une place d'Alger, où le condamné, un ouvrier agricole avait assassiné dans des conditions atroces toute une famille chez laquelle il travaillait. le père ne se remit jamais d'avoir assisté à cette exécution, vomissant de toutes ses tripes à son retour, gardant de ce traumatisme une tache indélébile en lui ; comment ne pas alors songer à ce qui déclencha peut-être l'acte d'engagement d'Albert Camus contre la peine de mort, quelque chose qui avait fait viscéralement mal à ce père qu'il n'avait pas connu.
C'est un livre d'une incroyable humanité.
Le Premier Homme reste et restera à jamais un livre à venir, comme parfois le sont nos vies inachevées. Dans sept mois, lorsque je me pencherai sur la tombe de mon père avec lequel je n'ai peut-être pas assez parlé, je prendrai à mon tour conscience que je suis désormais plus âgé que lui...
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Lire Camus, c'est toujours entrer en paradis, paradis terrestre, s'il en est.
Dans ce texte autobiographique et dense rôde, comme en urgence, la volonté de ne rien se laisser perdre de l'instant vécu, la tentative de fixer les souvenirs pour l'éternité afin de transmettre la surabondance et le mouvement de la vie au coeur même de la pauvreté..
Camus manie son stylo comme une caméra : tout y est décrit avec une précision incroyable et le plus petit détail est mis en valeur à la lumière de sa mémoire, que, à l'image de la lumière d'Algérie, il sait si bien faire vibrer. Paysages, hommes, animaux, sensations, odeurs, sentiments, situations et contextes, tout est décrit dans cet amour de la vie qui les englobe dans une écriture serrée, énergique et hâtive, un peu dans un style "A bout de souffle". Roman nouvelle vague ? Il y a un peu de cela dans cette urgence à dire et à décrire -comme si Camus pressentait qu'il ne finirait pas ce texte- et dans ce réalisme où la grande générosité de l'écrivain s'ouvre sur un appel à vivre pleinement et profondément la vie.
Peut-être faut-il avoir un peu vécu et parvenir à la cinquantaine pour aimer vraiment Camus et sentir pour lui de la reconnaissance pour cet hymne à la vie, ce livre testament d'où se dégage un amour profond du monde et des êtres.
Et donc, en ces temps de sinistrose où on perd le sens de l'homme et de la beauté au profit du fric, j'aime. Passionnément.
Comme on se désaltère au cours d'une halte en milieu torride.
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Dans cette obscurité en lui, prenait naissance cette ardeur affamée, cette folie de vivre qui l'avait toujours habité et même aujourd'hui gardait son être intact, rendant simplement plus amer - au milieu de sa famille retrouvée et devant les images de son enfance - le sentiment soudain terrible que le temps de la jeunesse s'enfuyait, telle cette femme qu'il avait aimée, oh oui, il l'avait aimée d'un grand amour de tout le cœur et le corps aussi, oui, le désir était royal avec elle, et le monde quand il se retirait d'elle avec un grand cri muet au moment de la jouissance retrouvait son ordre brûlant, et il l'avait aimée à cause de sa beauté et de cette folie de vivre, généreuse et désespérée, qui était la sienne et qui lui faisait refuser, refuser que le temps puisse passer, bien qu'elle sût qu'il passât à ce moment même, ne voulant pas qu'on puisse dire d'elle un jour qu'elle était encore jeune, mais rester jeune au contraire, toujours jeune, éclatant en sanglots un jour où il lui avait dit en riant que la jeunesse passait et que les jours déclinaient: "oh non, oh non, disait-elle dans les larmes, j'aime tant l'amour", et, intelligente et supérieure à tant d'égards, peut-être justement parce qu'elle était vraiment intelligente et supérieure, elle refusait le monde tel qu'il était.
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Les manuels étaient toujours ceux qui étaient en usage dans la métropole. Et ces enfants qui ne connaissaient que le sirocco, la poussière, les averses prodigieuses et brèves, le sable des plages et la mer en flammes sous le soleil, lisaient avec application, faisant sonner les virgules et les points, des récits pour eux mythiques où des enfants à bonnet et cache-nez de laine, les pieds chaussés de sabots, rentraient chez eux dans le froid glacé en traînant des fagots sur des chemins couverts de neige, jusqu'à ce qu'ils aperçoivent le toit enneigé de la maison où la cheminée qui fumait leur faisait savoir que la soupe aux pois cuisait dans l'âtre. Pour Jacques, ces récits étaient l'exotisme même. Il en rêvait, peuplait ses rédactions de descriptions d'un monde qu'il n'avait jamais vu, et ne cessait de questionner sa grand-mère sur une chute de neige qui avait eu lieu pendant une heure vingt ans auparavant sur la région d'Alger. Ces récits faisaient partie pour lui de la puissante poésie de l'école, qui s'alimentait aussi de l'odeur de vernis des règles et des plumiers, de la saveur délicieuse de la bretelle de son cartable qu'il mâchouillait longuement en peinant sur son travail, de l'odeur amère et rêche de l'encre violette, surtout lorsque son tour était venu d'emplir les encriers avec une énorme bouteille sombre dans le bouchon duquel un tube de verre coudé était enfoncé, et Jacques reniflait avec bonheur l'orifice du tube, du doux contact des pages lisses et glacées de certains livres, d'où montait aussi une bonne odeur d'imprimerie et de colle, et, les jours de pluie enfin, de cette odeur de laine mouillée qui montait des cabans de laine au fond de la salle et qui était comme la préfiguration de cet univers édénique où les enfants en sabots et en bonnet de laine couraient à travers la neige vers la maison chaude."
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Il allait dire : "Tu es très belle" et s'arrêta. Il avait toujours pensé cela de sa mère et n'avait jamais osé le lui dire. Non pas qu'il craignît d'être rebuté ou doutât qu'un tel compliment pût lui faire plaisir. Mais c'eût été franchir la barrière invisible derrière laquelle toute sa vie il l'avait vue retranchée - douce, polie, conciliante, passive même, et cependant jamais conquise par rien ni personne, isolée dans sa demi-surdité, ses difficultés de langage, belle certainement mais à peu près inaccessible et d'autant plus qu'elle était plus souriante et que son cœur à lui s'élançait plus vers elle - oui, toute sa vie, elle avait gardé le même air craintif et soumis et, cependant, distant, le même regard dont elle voyait, trente ans auparavant, sans intervenir, sa mère battre à la cravache Jacques, elle qui n'avait jamais touché ni même vraiment grondé ses enfants, elle dont on ne pouvait douter que ces coups ne la meurtrissaient aussi mais qui, empêchée d'intervenir par la fatigue, l'infirmité de l'expression et le respect dû à sa mère, laissait faire, endurait à longueur de jours et d'années, endurait les coups pour ses enfants, comme elle endurait pour elle-même la dure journée de travail au service des autres, les parquets lavés à genoux, la vie sans homme et sans consolation au milieu des reliefs graisseux et du linge sale des autres, les longs jours de peine ajoutés les uns aux autres pour faire une vie qui, à force d'être privée d'espoir, devenait aussi une vie sans ressentiment d'aucune sorte, ignorante, obstinée, résignée enfin à toutes les souffrances, les siennes comme celles des autres.
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Non, il ne connaîtrait jamais son père, qui continuerait de dormir là-bas, le visage perdu à jamais dans la cendre. Il y avait un mystère chez cet homme, un mystère qu'il avait voulu percer. Mais finalement il n'y avait que le mystère de la pauvreté qui fait les êtres sans nom et sans passé, qui les fait rentrer dans l'immense cohue des morts sans nom qui ont fait le monde en se défaisant pour toujours. Car c'était bien cela que son père avait en commun avec les hommes du Labrador. Les Mahonnais du Sahel, les Alsaciens des Hauts plateaux, avec cette île immense entre le sable et la mer, qu'un énorme silence commençait maintenant de recouvrir, cela c'est-à-dire l'anonymat, au niveau du sang, du courage, du travail, de l'instinct, à la fois cruel et compatissant. Et lui qui avait voulu échapper au pays sans nom, à la foule et à une famille sans nom, il faisait aussi partie de la tribu, marchant aveuglement dans la nuit près du vieux docteur qui soufflait à sa droite, écoutant les bouffées de musique qui venaient de la place, revoyant le visage dur et impénétrable des Arabes autour des kiosques, ... revoyant aussi avec une douceur et un chagrin qui lui tordaient le cœur le visage d'agonisante de sa mère lors de l'explosion, cheminant dans la nuit des années de la terre de l'oubli où chacun était l premier homme, où lui-même avait dû s'élever seul, sans père, n'ayant jamais connu ces moments où le père appelle le fils dont il a attendu qu'il ait l'âge d'écouter, pour lui dire le secret de la famille, ou une ancienne peine, ou l'expérience de sa vie, ces moments où le ridicule et odieux Polonius devient grand tout à coup en parlant à Laërte, et lui avait eu seize ans puis vingt ans et personne ne lui avait parlé et il lui avait fallu apprendre seul, grandir seul, en force, en puissance, trouver seul sa morale et sa vérité, à naître enfin comme homme pour ensuite naître encore d'une naissance plus dure, celle qui consiste à naître aux autres, aux femmes, comme tous les hommes nés dans ce pays, qui, un par un, essayaient d'apprendre à vivre sans racines et sans foi et qui tous ensemble aujourd'hui où ils risquaient l'anonymat définitif et la perte des seules traces sacrées de leur passage sur cette terre, les dalles illisibles que la nuit avait maintenant recouvertes dans le cimetière, devaient apprendre à naître aux autres, à l'immense cohue des conquérants maintenant évincés qui les avaient précédés sur cette terre et dont ils devaient reconnaître maintenant la fraternité de race et de destin
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Oh! oui, c'était ainsi, la vie de cet enfant avait été ainsi, la vie avait été ainsi dans l'île pauvre du quartier, liée par la nécessité toute nue, au milieu d'une famille infirme et ignorante, avec son jeune sang grondant, un appétit dévorant de la vie, l'intelligence farouche et avide, et tout au long un délire de joie coupé par les brusques coups d'arrêt que lui infligeait un monde inconnu, le laissant alors décontenancé, mais vite repris, cherchant à comprendre, à savoir, à assimiler ce monde qu'il ne connaissait pas, et l'assimilant en effet parce qu'il l'abordait avidement, sans essayer de s'y faufiler, avec bonne volonté mais sans bassesse, et sans jamais manquer finalement d'une certitude tranquille, une assurance oui, puisqu'elle assurait qu'il parviendrait à tout ce qu'il voulait et que rien, jamais, ne lui serait impossible de ce qui est de ce monde et de ce monde seulement, se préparant (et préparé aussi par la nudité de son enfance) à se trouver à sa place partout, parce qu'il ne désirait aucune place, mais seulement la joie, les êtres libres, la force et tout ce que la vie a de bon, de mystérieux et qui ne s'achète ni ne s'achètera jamais.
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Rencontre avec Denis Salas autour de le déni du viol. Essai de justice narrative paru aux éditions Michalon.
-- avec l'Université Toulouse Capitole


Denis Salas, ancien juge, enseigne à l'École nationale de la magistrature et dirige la revue Les Cahiers de la Justice. Il préside l'Association française pour l'histoire de la justice. Il a publié aux éditions Michalon Albert Camus. La justice révolte, Kafka. le combat avec la loi et, avec Antoine Garapon, Imaginer la loi. le droit dans la littérature.


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02/02/2024 - Réalisation et mise en ondes Radio Radio, RR+, Radio TER
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