Ce bonheur de lecture a bien mauvaise mine. C'est un livre de poche jauni à la couverture moche déniché chez un bouquiniste. Ca ne sent plus l'encre mais le placard jamais aéré ou la chambre de mémé. Les pages cornées témoignent de l'existence chaotique du bouquin glissé dans une poche ou écrasé dans un sac par un lecteur peu soigneux. Suivent ensuite les années à ramasser la poussière sur une étagère. Son auteur d'une nature discrète est tombé dans l'oubli, mais bon, il était déjà démodé de son vivant. Et pourtant… de rares amateurs de polars se refilent discrètement ce tuyau que je me dois de vous répéter : « lisez
Siniac !»
Dans « Bazar Bizarre», nous prenons la direction de la Roche-Pauffière, une sous-préfecture fictive du Massif central. On y trouve le « Petit Bazar Français », un grand magasin qui rayonne sur toute la région. C'est une institution séculaire un brin démodée où l'on peut tout trouver, du berceau à la tenue de deuil. le commerce possède une solide réputation basée sur l'honnêteté et la qualité de ses produits. Les patrons sont paternalistes et logent leurs employés à la Cité Félix-Filotard. le Bazar, c'est une grande famille, on y fait carrière, on y entre de père en fils, le vendeur y épouse la sténo, on présente le dernier né lors du sapin de Noël organisé par l'entreprise.
Les années, les mois, les journées se suivent et se ressemblent jusqu'au jour où Achille Poinçon, le sous-chef du rayon « Bricolage-Quincaillerie », un homme sans histoire, reçoit une lettre de chantage. S'il ne verse pas au plus vite une importante somme d'argent, la terrible vérité sera révélée à la presse. Alors Poinçon tremble et paie. Peu après, c'est au tour de Léon Noirefeuille, chef du rayon « Cycles et Sports », de recevoir une missive du même type. Qui peut bien se livrer à ce terrible chantage ? Et quel est ce lourd secret que tous cherchent à étouffer ? Séverin Chanfier, un minable détective privé installé au Puy, va mener son enquête.
Pierre Siniac dépeint à merveille le petit monde du Bazar où évoluent de modestes employés de commerce. Des existences ordinaires, des physiques ingrats, des carrières sans ambition. Ce sont des gagne-petit vêtus d'un blouse étriquée qui baissent les yeux devant le sous-chef autoritaire et supportent les réclamations d'une clientèle endimanchée. C'est la France de Giscard, celle de
Jean-Claude Bourret qui présente à cette époque le journal télévisé de TF1, la Renault 18 vient de succéder à son aînée, la Renault 12. Dans cette ville de province, la mécanique sociale est rigide : être servile, ne pas faire de remous pour durer jusqu'à la retraite et faire embaucher les enfants. Un monde engourdi dans son conservatisme et sa routine. Mais attention aux masques ! L'individu le plus insignifiant peut dissimuler un passé bien noir. A travers cette description du petit peuple,
Siniac nous montre que conformisme apparent sert de couvercle à un bouillonnement de vices et de malveillances.
Un petit bijou qui sera - un jour, j'espère - réédité !