Dans les collections ethnographiques d'
Albert Kahn, une formidable enquête autour de ce que peut signifier la saisie de la foudre sur une plaque photographique.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/04/13/note-de-lecture-foudres-fanny-taillandier/
Fléchette est une collection conçue par
Céline Pévrier et
Adrien Genoudet aux éditions sun/sun, éditions à qui l'on devait déjà bien des textes étonnants (que l'on songe par exemple aux brefs, denses et flamboyants «
Il paraît que nous sommes en guerre » de
Pierre Terzian, «
Et seuls les chiens répondent à ta voix » de
Tarik Noui, et « le noir dedans » de Thomas Vinau, ou bien au plus ample mais tout aussi décapant «
le dernier cri », de
Pierre Terzian à nouveau).
Fléchette, en étroite association avec les Archives de la Planète, entreprise de documentation visuelle conduite par le mécène passionné
Albert Kahn entre 1909 et 1931, propose à une sélection d'autrices et d'auteurs de s'emparer d'une seule parmi les quelque 72 000 images autochromes du fonds conservé à Boulogne-Billancourt, dans la maison même du banquier, devenue musée départemental, et d'imaginer à partir de cette image un texte d'une petite cinquantaine de pages, à leur entière discrétion quant au registre à choisir, essai, document, poème ou nouvelle. Comme
Philippe Artières,
Hélène Gaudy et
Marie-Hélène Lafon, et avant
Amélie Lucas-Gary en 2023,
Fanny Taillandier s'est vu proposer l'exercice en 2022, pour publication en novembre de la même année.
Là où
Amélie Lucas-Gary, un an après, choisira de questionner discrètement la neutralité de la vaste conquête ethnographique par l'image installée au coeur du grand projet d'archivage du monde conduit par
Albert Kahn,
Fanny Taillandier mène son investigation du côté d'un autre point aveugle possible, double en réalité : l'opérateur derrière l'image et la sidération face au non-dit de l'autochrome.
En résonance précise – mais celée – avec les paralysies induites par l'événement hors normes (son «
Par les écrans du monde » de 2018, autour d'un certain 11 septembre 2001) ou simplement gravement incongru (son «
Farouches » de 2021, avec ses intrusions de sangliers au coeur faussement paisible d'une Ligurie future), il semblait logique, de plus d'une manière, que le choix de son angle d'entrée dans l'impensable collection d'images se porte sur la foudre – ou plutôt, en effet, sur les foudres (on pourra aussi songer au détour pratiqué par
Pierre Demarty du côté de Pline le Jeune et de Pline l'Ancien dans son «
Manhattan Volcano » de 2013).
C'est en s'attachant pas à pas à la biographie de Frédéric Gadmer, « le plus prolifique de tous les opérateurs d'
Albert Kahn », que
Fanny Taillandier, maniant une douce ironie glacée que l'on avait déjà rencontrée dans son « Les États et Empires du lotissement Grand Siècle » de 2016 (et qui tangente ici l'une des marques de fabrique du grand Éric Vuillard) – celle qui sous-tend aussi sa magnifique lecture faussement purement factuelle du «
Delta » du Rhône -, nous permet de saisir ce que la foudre, une fois saisie sur la plaque, implique : traquée parmi
les paysages redevenus presque bucoliques du théâtre de la grande boucherie de 1914-1918, elle s'échappe – et ne peut trouver la paix, avec son ravisseur argentique, que dans le ciel colonial des collines béninoises, si loin des tranchées, ciel néanmoins habité d'un autre sanglot.
L'exercice proposé par la collection Fléchette, si contraignant et déroutant de prime abord, ouvre ici une formidable piste d'investigation, entre l'intime et le politique, entre l'historique et l'anthropologique, piste que
Fanny Taillandier fait magnifiquement fructifier sous nos yeux légèrement ébahis.
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