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sur 524 notes
Ce texte, parmi les plus célèbres de la littérature japonaise du XXème siècle, pourrait à première vue — à la lumière de ce que nous pensons savoir — sembler avoir un peu mal vieilli.
La claire opposition lumière / obscurité - Occident / Orient semble en effet avoir vécu : la matérialité, avec son cortège de normes de sécurité, sa foulitude de nouveautés, son irrésistible et planétaire attrait, ne connait plus de frontières ni de limites.

Se cantonner à cette lecture ferait à tort oublier la profonde différence qu'il existe encore aujourd'hui ( plus que jamais peut-être ) entre une société dont la préservation de traditions culturelles n'appelle pas forcément de négation à la modernité, et une autre dont la justement convoitée modernité implique l'abandon, voire la dénégation, d'une part importante de cet héritage.
Contrepoint contemporain de cette lecture, évidement absent de ses pages, il rôde dans l'esprit du lecteur habitué à passer outre ces rideaux et cloisons érigés entre les peuples.

Son approche matérielle à vocation spirituelle rappelle à chacun le nombre limité d'objets réellement nécessaires à une vie simple et épanouie, l'entièreté du cycle alimentaire comme centre de gravité.
Des éléments constitutifs et sûrement impératifs à notre humanité ( en opposition, cette fois-ci, à l'animalité ) se nourrir, en l'enveloppant dans un nuage de rites sociaux et concrets, revêt une importance capitale, d'autant plus quand elle permet le respect, la conscience et la sobriété de cette alimentation.
La culture japonaise a toujours beaucoup à apporter, à nous autres reste du monde, à ce sujet.

L'urgence décroissante à recycler, en quelques outils de métal, la petite boîte lumineuse qui partout nous accompagne — hideux miroir rétro-éclairé — se reflète au blanc de ces jolies pages imprimées.
Le commerce de mode auto-destructif comme véritable écueil civilisationnel ; l'âge et l'histoire d'un objet comme authentique richesse.

Une lecture qui prise à temps et en son temps entraînera force réflexions lumineuses, d'autres beaucoup plus sombres, comme cette effrayante ( mais efficiente ? ) volonté de « pureté » culturelle de ce peuple insulaire. Mais ce n'est pas cette nonantaine de pages qui apportera quelques éclaircissements, laissant le choix de la facilité au lecteur…

À noter que la maison d'éditions Philippe Picquier, grande spécialiste de littérature extrême-orientale, n'a pas su résister à la tentation d'avoir ce texte majeur à son catalogue, nous livrant une nouvelle traduction outre-nommée « Louange de l'ombre », comme si la leçon de ce texte, ainsi que sa magnifique première traduction par l'exégète René Sieffert, étaient bonnes pour le placard, alors que de nombreuses ré-éditions existent, celle-ci très jolie chez Verdier.
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Conseiller un livre est une entreprise périlleuse. Combien de fois n'ai-je pas recommandé tel bouquin à telle personne en étant certain qu'ils allaient devenir inséparables, que les pages allaient se faire bouffer toutes crues en une poignée d'heures ! La réalité m'a souvent remis les yeux bien en face des orbites: j'aurais fait un pitoyable libraire ou bibliothécaire.

Chaque lecteur potentiel a des goûts spécifiques, des attentes particulières qui varient en fonction de son vécu, ainsi qu'un degré "d'influençabilité" personnel tellement volatile qu'il faut être fin psychologue avant de dénicher l'objet idéal et ensuite débiter la phrase fétiche “j'ai le livre qu'il te faut !” Avant d'être partagée, la lecture reste un repli où l'on entre en résonance (ou pas) avec une histoire. D'ailleurs, ne dit-on pas que c'est le livre qui nous choisit et non l'inverse?

Tout comme dans l'action d'écouter une musique, il y a dans la lecture une part non négligeable d'initiation. Rares sont les personnes, par exemple, qui discernent à la première écoute la multitude de variations et de nuances d'un concerto de Bach. Il faut être un minimum aiguillé afin d'ouvrir le champ des possibles. La littérature n'échappe pas à cette règle initiatique. Si une personne vous montre dès l'enfance la lecture comme source de plaisir, il y a de grandes chances que vous tournerez des centaines de milliers de pages tout au long de votre vie. Cette initiation continue au gré de personnes rencontrées, de libraires chez lesquels on va fouiner, ou encore de blogs tels que l'excellent Bibliofeel qui propose des chroniques en dehors des sentiers battus. C'est d'ailleurs via ce site que le livre Éloge de l'ombre de Junichirô Tanizaki s'est mis à me faire de l'oeil. Analyse de cet ouvrage culte japonais. 行こう!

Afin de mieux saisir l'intérêt de ce livre publié pour la première fois en 1933, il est important de dire un mot sur Junichirô Tanizaki ainsi que sur la période durant laquelle il écrivit ce bref essai. D'abord l'homme, né un 24 juillet 1886 à Tokyo, est un écrivain qui a, dès ses premiers écrits, apporté un style qui brisa les codes littéraires japonais de l'époque lorgnant jusque-là du côté du romantisme et du naturalisme. Tanizaki a gardé tout au long de sa vie cet esprit anti-conformiste en faisant fi des courants qui traversaient le Japon de la fin du XIX au début du XXe siècle. C'est ce que l'on appelle l'ère Meiji du nom de l'illustre empereur nippon.

Cette période est un tournant dans l'Histoire du Japon. Ce pays, qui vécut pendant des siècles loin de l'influence culturelle et technologique occidentale, se voit soudainement chamboulé par une manière de vivre diamétralement opposée aux siècles de tradition et entre, d'un coup, dans l'ère de la modernité.

Ces deux éléments, c'est-à-dire la gouaille de Tanizaki et l'entrée dans le monde moderne sont pour moi, le socle de l'Éloge de l'ombre où l'auteur japonais regarde le présent en mettant dans la balance le poids d'un héritage multiséculaire.

Le Japon d'autrefois avait alors une identité forte, imprégnée d'une notion de beauté très différente de nos standards occidentaux. Et l'auteur de nous faire découvrir l'âme nippone ancestrale. Celle qui était habituée au dépouillement, à l'obscurité ainsi qu'aux ombres. Chez Tanizaki point de place pour l'éblouissement par la lumière qu'il considère inadaptée à la vie de l'archipel :

“ En fait, la beauté d'une pièce d'habitation japonaise, produite uniquement par un jeu sur le degré d'opacité de l'ombre, se passe de tout accessoire. L'Occidental, en voyant cela, est frappé par ce dépouillement et croit n'avoir affaire qu'à des murs gris dépourvus de tout ornement, interprétation parfaitement légitime de son point de vue, mais qui prouve qu'il n'a point percé l'énigme de l'ombre. “

Il y a dans le concept d'obscurité un respect profond et subtile pour l'environnement dans lequel il se manifeste. Il s'agit d'un tout et non d'une simple variation lumineuse. L'auteur japonais nous emmène jusque dans les toilettes japonaises de l'époque qui était, de nouveau, l'exact opposée des nôtres. Là, pas de carrelage ni de faïence, pas de pièce chauffée à la blancheur immaculée mais une annexe près des feuillages où le confort boisé est certes rudimentaire mais en adéquation parfaite avec la nature. À l'instar de ces lieux d'aisance, Tanizaki nous fait alors découvrir pourquoi l'obscurité était présente partout des WC aux meubles laqués noirs jusqu'aux ustensiles de cuisine rarement brillants mais souvent sombres. C'est qu'il y avait une recherche de poésie dans ce Japon ancestral. L'ombre était alors l'écrin parfait pour mettre en valeur des choses lumineuses telles que certaines couleurs éclatantes comme l'or ou plus banalement dit le… doré.

Cette conception de la beauté à travers l'obscurité est, sans doute, quelque-chose qui continue de perturber bon nombre d'entre-nous qui ne jurons que par la recherche absolue de lumière. Ne dit-on pas qu'une personne est rayonnante voire solaire? À contrario, n'utilisons-nous pas tout un vocabulaire péjoratif lié à l'ombre pour décrire des faits négatifs ? Pourtant les nuances et la subtilité ne se découvrent qu'à travers des jeux d'ombres. Les artistes sont sans doute les premiers à utiliser cet aspect positif de la pénombre. Il suffit d'admirer un chef d'oeuvre de la peinture pour se rendre compte de sa présence indiscutable. Sans elle, la peinture serait totalement différente. Il en va de même pour la photographie, la musique, la calligraphie et bien d'autres pratiques. le livre de Junichirô Tanizaki est culte car il a renversé la réflexion sur le beau en l'abordant, dès le départ, à travers l'obscurité et non via le poncif éculé qu'est la lumière.

“ Je crois que le beau n'est pas une substance en soi, mais rien qu'un dessin d'ombres, qu'un jeu de clair-obscur produit par la juxtaposition de substances diverses. de même qu'une pierre phosphorescente qui, placée dans l'obscurité émet un rayonnement, perd, exposée au plein jour, toute sa fascination de joyau précieux, de même le beau perd son existence si l'on supprime les effets d'ombre. “

Conclusion

Avec ce livre épais de 90 pages seulement, Tanizaki a renversé les codes conventionnels et donné une perspective déroutante afin de nous parler d'un Japon aujourd'hui disparu mais dont l'onde de choc continue encore de se faire sentir aujourd'hui. Car, si son ode à la faveur de l'obscurité peut-être lue de manière historique, artistique ou encore folklorique, elle est aussi une exceptionnelle mise en abyme de la manière dont fonctionne une modernité qui oublie d'où elle vient. Cette recherche viscérale de progrès qui nous fait détester la moindre parcelle d'ombres en nous. Il faut que tout scintille jusqu'à l'épuisement. Et que restera-t-il quand tout s'éteindra à nouveau? Il restera l'obscurité car c'est du néant que jaillit la lumière.

Un livre à mettre entre toutes les mains 😉

À bientôt,
Lien : https://lespetitesanalyses.c..
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Dans ce court essai, JunichiroTanizaki met en parallèle la conception de l'esthétique en Occident et en Orient. Notre regard, notre comportement, sont étroitement liés aux matériaux (carrelage, bois, papier, laque, céramique), aux couleurs, mais plus encore à l'éclairage qui influencent non seulement notre approche de l'espace mais également notre représentation de l'autre, en particulier de la femme. Pour illustrer son propos, l'auteur insiste sur la construction et l'agencement des maisons, sur la représentation théâtrale.

Pourquoi cet écrit datant de 1933 peut-il encore de nos jours autant nous parler ? Par la différenciation qu'il propose de l'ombre, de la pénombre, du clair obscur et même des ténèbres. J'y ai surtout vu l'idéalisation par l'auteur d'un Japon traditionnaliste déjà menacé à la sortie de ce livre par les conceptions occidentales.
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Il m'a franchement amusée Junichirô Tanisaki, dans les toutes premières pages de cet éloge, en énonçant les principes fondamentaux d'un art de vivre japonais menacé par la modernité occidentale qui chahute déjà largement les usages traditionnels dans l'archipel au moment où il écrit (1933). Ainsi, quand les commodités les plus élémentaires de la maison d'habitation sont concurrencées par de rutilantes cuvettes à chasse d'eau, de disgracieux calorifères ou d'inconvenants éclairages électriques, se plait-il à rappeler combien ces "avancées" utilitaires s'accordent mal à l'idéal japonais des "petits coins" dont le lecteur découvre les principes, quelques pages plus loin, aux monastères de Nara ou de Kyôto. Puis convoquant le "génie national" Tanizaki questionne ironiquement cette victoire de l'hygiénisme rampant sur des habitudes largement séculaires. Entre purisme de la tradition et modernisme effréné lui, qui n'est pas totalement insensible aux sirènes du confort, tente avec humour de se frayer une voie médiane au grand péril de son budget. Mais cet antagonisme des valeurs sur lequel il s'attarde volontiers n'est qu'un prétexte, le véritable propos est ailleurs.

Une vraie philosophie cette esthétique de l'ombre et tant de grâce dans l'écriture d'un si petit recueil. Une quête de la beauté enfouie dans l'obscur qui revêt avec Tanizaki une densité insoupçonnée dans l'art d'habiter. Les sobres et discrets moyens de l'ombre convoquant les effets suggestifs les plus inattendus. La présence d'un auvent, le shôji d'une entrée, le fond d'une alcôve (Toko no ma), chaque recoin de la maison, chaque parcelle de matériau ou d'ustensile, la forme d'un aliment (jôkan), l'usure d'une patine deviennent promesse d'émotion sous lumière tamisée ou même indigente ; mais aussi le jeu de l'acteur (nô), le trait d'un maquillage, la pigmentation de la peau. Parcours de beauté peu ordinaire qui ne dévie jamais, malgré la subtilité de certains détours, d'un axe de sensualités où les plaisirs de l'oeil et du toucher s'allient à ceux du goût ou de l'oreille. Car outre l'objet, le geste, l'instant, toutes les sensations passent l'épreuve de l'ombre dans cet art inépuisable de la rêverie et de la contemplation auquel semble nous inviter l'auteur : une texture de papier (le hoshô duveteux), une saveur sublimée, une clarté suggérée dans un jeu d'opacités, le décor d'un laque, la profondeur d'un silence. A la moitié du livre, on se prend à plonger le regard au fond d'un bol laqué, en méditant sur quelques reflets luisants agitant la surface d'un simple bouillon. La grande prêtresse, ici, c'est l'ombre, la lumière devient accessoire. Dépaysant à plus d'un titre. Un pas vers la sérénité.

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Éloge de l'ombre et par là même mise en valeur de l'esthétique japonaise dans tout ce qu'elle a de plus singulier et fascinant. Tel est le désir de Junichiro Tanizaki lorsqu'il entreprend l'écriture d'un essai qui se révèlera très juste, beau et intéressant.

Dans ce livre, donc, Tanizaki se veut le défenseur d'un Japon traditionnel face à un occident moderne toujours plus à la recherche du progrès : il explique d'ailleurs que là où les japonais apprécient un objet vieilli, voilé et aux reflets profonds, les occidentaux s'empressent de tout faire briller.

Mais l'opposition qui est au coeur de l'éloge de l'ombre, c'est celle de l'obscurité que prône Tanizaki, synonyme de suggestion (et donc d'imagination), de subtilité, de retenue et de calme, a contrario de la vive clarté tant recherchée par l'occidental. Pourtant, en cherchant à chasser la moindre parcelle de ténèbres et en privilégiant la lumière, on gagne certes en visibilité mais on perd aussi énormément en profondeur.

L'auteur se sert très bien de ses souvenirs et évoque non sans un certain désarroi un certain moment passé avec ses amis :
« Une fois déjà l'on m'avait gâché ainsi le spectacle de la pleine lune : j'avais projeté, une certaine année, d'aller la contempler en barque, à la quinzième nuit, sur l'étang du monastère de Suma ; je conviai donc quelques amis et nous y vînmes, munis de nos provisions, pour découvrir que l'on avait, sur tout le pourtour de l'étang, suspendu de joyeuses guirlandes d'ampoules électriques multicolores ; la lune était d'ailleurs au rendez-vous, mais autant dire qu'elle n'existait plus. »

Petit à petit, on ressent tout de même l'inquiétude de l'homme face au fait que les japonais cherchent à imiter les occidentaux, en particulier en matière d'éclairage.

Au final, beaucoup d'exemples sont employés et le passé a valeur de preuve, preuve que l'ombre est un élément inséparable dans la notion de beau au japon.

Un grand livre, qui mérite amplement la note qui est la sienne sur le site.
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Dans ce court essai écrit dans les années 30, l' auteur tente de nous (les occidentaux) faire comprendre les règles élémentaires qui régissent la vie quotidienne dans un Japon traditionnel. Il y est question de la douceur d' une lumière naturelle tamisée par les shôji, de dépouillement décoratif, de silence, de refus du clinquant.......Tout en admettant les bienfaits apportés par les progrès techniques galopants, Junichirô Tanizaki estime cette esthétique fortement menacée , par exemple par l' éclairage cru de l' ampoule électrique venant boulverser ces délicats jeux d' ombre et de lumière baignant l' intérieur des maisons traditionnelles.En bref, un livre bien écrit , non dénué d' une pointe d' humour, intéressant tant sur le plan culturel que philosophique.
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En 1933, en pleine force de l'âge et de son expérience de la vie, Tanizaki délivre un petit bijou en ce qu'il se veut un concentré de ce qu'est l'âme japonaise, en particulier un goût particulier pour les ambiances ombragées, à l'opposé de la pleine lumière, de l'éclat et des couleurs tapageuses que rechercheraient les occidentaux. Et pour le coup, on peut dire que son discours, rondement mené en moins de 80 pages, est des plus brillants !

Ce qui frappe est la banalité, voire la trivialité des thèmes et exemples retenus pour les besoins de sa démonstration, ce qui renforce d'autant la popularité et le crédit du propos. Je ne reviendrai pas sur les cabinets de toilette, tous les lecteurs qui m'ont précédé ici en ont été frappés, c'est vrai que c'est assez croustillant…Eloge du silence et de la nature, ou le cabinet comme lieu d'introspection méditative…Ailleurs dans la maison, il expose le rôle fondamental du toko-no-ma, ce petit renfoncement dans un mur où se loge généralement un tableau, une estampe, et sur la marche située en-dessous un petit vase contenant une sobre décoration florale ikebana. Spécifiquement japonais, il est à l'abri de la lumière directe. Il paraît que l'effet produit par le toko-no-ma dit tout de la qualité de confort et de tenue de la maison (il faut lire ici le livre du thé de Kakuzô Okakura, complément indispensable à Eloge de l'ombre). Tanizaki tient pour supérieure cette tradition de l'ombre, du sombre, de la patine sur les objets qui s'installe avec le temps et à force de toucher, quand les occidentaux ne penseraient qu'à les lustrer. N'oublions pas que chez les Japonais la charge symbolique des objets est très forte, presque à en avoir une âme…Autant dire que les lustrer comme au premier jour de leur existence, c'est les aseptiser et leur ôter tout le charme du vécu. Il admet au passage que c'est aussi un moyen de masquer dans une semi-obscurité un côté pas toujours bien net de propreté…L'exemple sur lequel il s'étend le plus est toutefois la question de l'éclairage électrique, une véritable calamité venue tout droit d'occident dont il regrette la généralisation et l'emploi excessif, y compris dans des grands hôtels japonais qu'il ne se gêne pas pour nommer. Mais il évoque aussi le papier, la vaisselle (les laques), et s'aventure assez longuement sur le terrain interne du théâtre japonais, préférant la sobriété d'effets du Nô au clinquant du Kabuki.

Son discours nous fait sourire souvent, tellement transpire l'agilité intellectuelle de ce génie, mêlant humour et parfois mauvaise foi, modestie et auto-dérision vraie ou fausse…Tanizaki feint parfois de geindre et jouer les nostalgiques, tout en admettant qu'il faut bien se faire une raison, on ne reviendra pas en arrière. L'Occident a gagné la partie, il faut tenter de sauver ce qui peut encore l'être mais ne pas jeter le bébé avec l'eau du bain de confort apporté par la modernisation à marche forcée de l'ère Meiji, achevée vingt ans plus tôt.

Personnellement, plus que l'affaire des toilettes, c'est le dernier quart du livre qui m'a le plus impressionné. D'une part, sur la question des lampes, il affirme avec force et clairvoyance si j'ose dire, que la débauche de lampes dans les restaurants et autres lieux de plaisirs ne fait que générer une nuisible chaleur supplémentaire, aberration durant la saison d'été, d'autant que pour lutter contre cette chaleur devenue excessive on fait tourner les ventilateurs. Il faudrait réduire, économiser, quitte à monter un peu l'hiver. En ce XXIème siècle de réchauffement climatique, de risque de pénurie de ressources énergétiques et de pollution lumineuse des villes, ce discours qui a 90 ans d'âge est saisissant d'actualité !

Pour autant, Tanizaki est un réaliste qui ne tournera pas le dos au progrès, l'affaire est entendue, mais dans ces dernières pages il s'auto-investit de la mission de sauver ce qu'il reste de l'esprit japonais, pour la postérité, à travers ses romans et écrits comme celui-ci. C'était quasi peine perdue, et il le savait bien, constatant que les Japonais ont largement adopté la mode occidentale. Sa vision est déjà celle du passé, quand il se souvient de sa mère cousant dans une faible lumière, à l'aube du XXème siècle. Mais il sait très bien qu'à toutes les époques, les vieux sont toujours nostalgiques, touchés par le syndrome du c'était mieux avant, du temps de leur jeunesse, donc il faut relativiser ces plaintes. Quant à la validité de sa thèse, si tant est qu'elle ait été juste et non pas un peu caricaturale, elle est aujourd'hui très discutable, justement en raison de l'uniformisation des goûts apportée par la mondialisation, et aussi du fait de la seconde période d'innovation effrénée qui a eu cours de l'après-guerre à la fin des années 1980 et qui a projeté le pays en pleine lumière, dans tous les sens du terme, l'électronique en étant friande. Aujourd'hui, les Japonais urbains vivent au moins autant dans la lumière que les Occidentaux.

Pour finir, on ne peut pas faire l'impasse sur le rôle du traducteur René Sieffert, qui fut vraiment une des grandes figures de la diffusion de la connaissance de la littérature et de la civilisation japonaise en France. le texte qu'il nous livre est d'une langue à la fois distinguée, impeccablement française, et pour autant pas démodée, donnant une incontestable épaisseur à l'ouvrage. Il semble que la récente et nouvelle traduction des éditions Picquier « Louange de l'ombre » soit heureusement d'un bon niveau également, mais je m'interroge toujours sur la pertinence de retraduire des textes dans un français actuel, au risque de perdre toute la saveur de la traduction originale. Il faudrait avoir connu l'auteur japonais, le Japon de son époque, et en plus parler parfaitement le japonais, pour s'imprégner au plus juste de sa pensée…Mais faisons avec ce que l'on a, car là non plus on ne reviendra pas en arrière, et le fait que ce petit livre en apparence anodin suscite encore aujourd'hui tant d'appétit de traductions et des notes aussi vertigineuses sur Babelio en dit long sur sa qualité intrinsèque !
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J'ai assisté il y a environ un an, à une passionnante anthologie non exhaustive de la littérature japonaise.
Le conférencier insistait sur la nécessité de s'imprégner de "L'éloge de l'ombre" de J Tanizaki pour essayer de comprendre "ce qu'être japonais" voulait dire. Il a en outre, tenté de nous faire appréhender à nous les Occidentaux venus s'initier à cet attrait de la plume orientale, les concepts orientaux et ainsi les différences qui marquent nos cultures.
Si l'histoire des Occidentaux est empreinte de religion et de recherche de pureté tendant vers un paradis immaculé et lumineux, la vie japonaise qui perdure dans ses traditions et dans son rapport omniprésent à la nature, tend vers l'ombre.
Là où l'homme japonais a conscience de son altérabilité, de son imperfection, il se résigne dans sa finitude et se satisfait du charme des marques du temps, de l'expérience inscrite dans son environnement quotidien.
Ainsi, dans son architecture extérieure comme intérieure, les bâtiments créent des zones d'ombre pour inciter à la méditation. La vie courante montre aussi cette recherche des profondeurs par les matériaux utilisés comme les bois rehaussés d'or qui sont laqués dans des tons ténébreux (rouge, noir ou marron) pour en admirer le scintillement et l'éclat sous la moindre parcelle de lumière.
Le Japon traditionnel est là où l'ombre, la patine, le translucide, le flou, le rappel permanent à l'imperfection coexistent par opposition au brillant, au blanc, au cristallin, au net qu'idealisent les occidentaux.
Il en va de même dans tous les pans de la société japonaise y compris sa culture. Leurs arts s'épanouissent dans cette "mise à l'ombre" et notamment celle de ses trois théâtres où l'éclairage à la flamme de la bougie contribue, met en valeur, voire développe l'esthétisme et la sensualité des acteurs dans des scènes jouées et chantées.

J Tanizaki au travers de cet essai (1933), nous sensibilise à l'orient et sa sagesse par la mise en lumière de cette simple notion d'ombre indissociable de son alter ego, l'un mettant en scène l'autre dans une réciprocité nécessaire.
Lui qui a vu son pays être révolutionné par le modernisme créé et adapté par et pour les occidentaux, s'est initié à ce nouveau monde. Il était alors le plus à même de nous faire saisir une des nuances des traditions japonaises : l'ombre nécessaire à l'homme japonais.
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Tanizaki disserte ici sur un des thèmes majeurs de son oeuvre: l'antagonisme entre le Japon traditionnel et l'occidentalisation.

Il aborde dans L'Eloge de l'ombre l'esthétisme traditionnel japonais qu'il sent disparaître en ce début du XXème siècle. Il oppose l'ombre feutrée de la tradition aux lumières crues, éclatantes et électriques de la modernité.

Sous ses mots, on retrouve les grands principes esthétiques, tels que le wabi sabi. Et omniprésente l'ombre qui, comme le vide, permet de sublimer chaque élément du décor. Un exemple: pris en pleine lumière, les paravents largement ornés de dorure semblent clinquants et vulgaires. Replacés dans la lumière tamisée des habitats traditionnels, ils prennent un infinité de nuances, l'ombre adoucissant l'or en n'en faisant rejaillir que les étincelles.

Si Tanizaki montre au fil des pages ses regrets, il n'en perd cependant pas son humour. Il n'est qu'à lire le passage sur les lieux d'aisance traditionnels pour s'en convaincre.
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Réflexion sur la conception japonaise du beau, opposée à la conception occidentale. Monde de l'ombre opposé à la mise en lumière estimée clinquante par l'auteur. Celui-ci nous décrit l'esthétisme japonais dans tous les secteurs. Je suis restée un peu sur ma faim. Je pensais davantage découvrir des digressions sur l'ombre , la pénombre dans le sens du yin et du yan, le plein opposé au vide, etc.

Mais lecture intéressante malgré tout.
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