Voici là, pour les amateurs du théatre de Tcheckov, l'ultime pièce du maître, écrite peu avant sa mort, et présentée par les critiques comme la plus accomplie, la plus dense.
On y retrouve la panoplie des personnages couramment utilisés chez cet auteur, liés entre eux par différents jeux de ressemblances et dissemblances.
La scène se situe en Russie au tournant d'une époque, celle qui voit le déclin d'une partie de la noblesse russe et l'avènement des nouveaux riches, bourgeois et roturiers prospérant grace aux affaires et au commerce.
C'est la rencontre (et non l'affrontement) de ces deux mondes qui est selon moi au coeur de l'oeuvre, car il est difficilement possible d'extraire la pièce de son contexte historique et social: un groupe de personnages appartient à une aristocratie décatie, ruinée et nostalgique, fière et droite dans le naufrage. L'autre groupe de personnages évoque ceux qui étaient (et, parfois sont restés) de l"autre côté de la ligne", sous le joug du servage aboli à peine cinquante années auparavant.
Voici quelques uns des personnages:
*Lioubov est une femme dévoyée, une traviata russe, noble jusqu'au plus profond de son âme, à la fois généreuse et inconsciente, qui a beaucoup souffert (mort du mari, mort du fils, fuite à paris pour un homme qui la quitte et la maintient dans un état de dépendance affective) décrite d'une façon presque affectueuse en dépit de sa responsabilité dans la ruine de la famille. GAEV, son frère, est aussi très attaché à la propriété, mais est présenté de façon moins sympathique.
*Ania et Varia sont les deux filles de Lioubov, (varia a été adoptée) la première est idéaliste et exhaltée, l'autre très pragmatique
*Lopakhine est une des personnes clef, qui tente de ramener à la raison les propriétaires de
la cerisaie, en passe d'être vendue pour dettes, en leur proposant d'abattre les cerisiers et de lotir des terrains afin de les louer, et rembourser ainsi les multiples emprunts qu'ils ont contractés. Ce personnage est décrit de façon très fine, n'est surtout pas caricaturé par tchekhov. Il est à la fois fier et complexé par sa condition native de Moujik, de fils de serf, mais admire et aime les propriétaires "comme sa propre famille"
*Les différents domestiques sont plus que de simples figurants, ils ont une réelle densité dramatique
*Trofimov, ancien precepteur du fils disparu de lioubov, a été vu par les révolutionnaires comme le porte drapeau des idéaux de la révolution, mais il est présenté comme quelqu'un de sectaire et, finalement, prétentieux et borné.
L'histoire est celle, donc, d'une famille ruinée, de maîtres retournant, après une longue absence à la propriété de famille, celle de leur enfance et de l'enfance de leurs ancetres.
La cerisaie symbolise tout ce que le spectateur veut bien y voir: la beauté, la nostalgie, un rêve, la mort...
Les dettes contractées sont telles que la famille est contrainte de la vendre aux enchères, malgré les moyens déployés pour la sauver ... Tous les moyens?
Non, la famille refusera de détruire
la cerisaie pour louer les terrains, ce qui entrainera sa chute.
Et - ironie de l'histoire - c'est Lopakhine qui, devant l'inertie qui lui semble incompréhensible de la famille, finira par la racheter.
La pièce s'achève sur le départ des propriétaires, à la fois triste et plein d'espoir, et sur le silence qui noie au fur et à mesure la maison, interrompu au loin par les bruits de la hache contre le bois séculaire.