«Je rêve d'elle souvent ».
C'est ainsi que s'ouvre le récit que
Tereska Torrès consacre à l'obsession de son mari, le romancier
Meyer Levin, une obsession qui finira par l'isoler, le lézarder de l'intérieur et le détruire. Elle, c'est
Anne Frank. le jour où
Tereska Torrès offre à son époux le Journal qui vient de paraitre, elle ignore qu'elle vient de lui faire, ou plutôt de leur faire à eux deux, à leur famille, à leurs amis, un cadeau empoisonné. Levin ressent immédiatement la qualité du Journal, et surtout sa portée. La jeune fille est devenue la voix de six millions de victimes. Il contacte donc Otto Frank, lui propose d'en tirer une pièce. Malheureusement, l'adaptation déplait à
Lillian Hellman, la dramaturge américaine . La productrice le lâche. Lié par contrat, Otto Frank en confie l'adaptation à Frances Goodrich et Albert Hackett. Jouée à Broadway, c'est un triomphe. Elle remporte le Prix Pulitzer de l'oeuvre théâtrale.
Levin crie au plagiat. Mais il estime surtout que cette adaptation dénature le Journal, et ce qu'il symbolise, leur reproche d'avoir gommé son authenticité, d'avoir cédé à un sentimentalisme galvaudé au service d'une culture de masse. Débute alors un combat, éreintant, et inutile, à coups d'articles, de courriers, de pétitions, et de procès, puisque Levin va jusqu'à assigner Otto Frank en justice. Ses amis l'évitent, on le moque, le milieu littéraire lui tourne le dos. Il en vient même aux mains avec son ami
Norman Mailer. La seule personne avec laquelle il parvient à en parler sans s'emporter est la reporter de guerre
Martha Gellhorn qu'il a connue lors de la guerre d'Espagne. Gellhorn peut le comprendre, elle qui a couvert la libération de Dachau.
De ce combat contre des moulins à vent, Levin tirera un ouvrage, The Obsession, dans lequel il revient sur les déboires de son adaptation théâtrale, artistiques et surtout juridiques.
Les maisons hantées de
Meyer Levin est donc l'histoire de trente années d'une descente aux enfers, le conte d'une folie peu ordinaire, narré par une épouse aimante, impuissante, qui l'observe, le soutient avec tout son amour, et qui apprend à vivre à trois, avec le fantôme d'
Anne Frank. Pour rendre parfaitement compte de cette vampirisation littérale de Levin qui l'enfermera dans un délire de persécution,
Tereska Torrès choisit de nous inviter dans l'intimité de son couple et de sa famille. le lecteur assiste en même temps qu'elle au déclin d'un homme qui est pourtant un chêne, un romancier reconnu, un journaliste qui a vécu la guerre d'Espagne, la libération de l'Europe, la découverte des camps, les voyages clandestins sur des rafiots pourris avec des survivants en partance pour la Palestine, l'Éthiopie, où il filmera les Falashas…
Tereska Torrès est quant à elle une femme de « armas tomar », je ne saurais le dire en français, qui en juin 1940, s'est embarquée pour l'Angleterre où elle s'est engagée dans les Forces françaises libres. Elle a travaillé comme secrétaire au quartier-général du général
De Gaulle à Londres, a perdu son premier époux, soldat de la 2ème DB alors qu'elle est enceinte.
Pour saisir le retentissement qu'a la lecture du Journal d'
Anne Frank sur
Meyer Levin, il faut revenir sur son passé et son parcours. Levin, né au sein d'une famille pauvre de juifs originaires de Lituanie, est l'auteur entre autres du roman Frankie et Johnny, et du remarquable
Crime, sur l'Affaire Leopold et Loeb., adapté sous le titre le Génie du mal , qui n'a rien à envier à
de sang froid de
Truman Capote. Mais c'est surtout lors de la Seconde Guerre mondiale, que sa vie prend un autre tournant. Il sillonne les villes libérées à bord d'une jeep en compagnie du photographe français et correspondant de guerre
Eric Schwab. Les deux hommes découvrent les camps, les charniers, les « squelettes vivants».
Meyer Levin est traumatisé.
Voici pourquoi peut-être le journal d'
Anne Frank trouve un écho aussi retentissant chez le romancier. Mais le basculement est tel que
Tereska Torrès évoquera aussi le dibbouk, l'esprit d'
Anne Frank. Son âme flottant au-dessus de Bergen-Belsen a peut-être pénétré dans
Meyer Levin et l'a rendu fou. Au-delà d'une lecture du Journal d'
Anne Frank, Les Maisons hantées de
Meyer Levin est aussi, et surtout, un très beau roman d'amour dans lequel la romancière dit son refus du temps qui passe, et le souvenir des jours heureux, avant: « Il a tant vieilli. Je ne veux pas, je refuse qu'il vieillisse. Autrefois je me promenais sur la plage, je refusais de croire que cela pourrait jamais arriver. J'imaginais mes enfants grandissant, devenant adultes, mais Meyer et moi demeurions les mêmes dans un corps intact. Meyer n'est pas le genre d'homme qui peut devenir un vieillard. »