Le lieutenant Kijé (1927) de
Iouri Tynianov ( 1894-1943) est une nouvelle grotesque et satirique fondée sur une double anecdote historique. « Mais "où finit le document, je commence". Tynianov va simplement resserrer leurs deux cas et voilà : la nouvelle fera le tour du monde. Pour une part, à cause de sa bouffonnerie, pour l'autre, parce que, partant de deux mystifications involontaires, l'auteur aura, en quelques pages, révélé la réalité d'une époque" explique
Lily Denis la traductrice dans sa préface. La réalité de deux époques je pense, celle de Paul Ier et sans doute aussi celle de Staline.
Le Tsar Paul 1er, fils de Catherine la grande, vit dans l'angoisse d'être assassiné et ne tolère aucun écart de conduite. Un jeune scribe stressé, commet une double erreur de transcription. Il crée un lieutenant qui n'existe pas,
le lieutenant Kijé et raye des cadres de l'armée le lieutenant Sinioukhaîev, qu'il déclare mort. Les supérieurs hiérarchiques du scribouillard laissent faire par peur des représailles. La machine bureaucratique fait le reste.
Le Tsar Paul 1er a peur de tout , y compris de sa mère dans ses cauchemars. Il se conduit comme un enfant gâté. Ses caprices sont redoutables. Les fonctionnaires zélés vivent dans la peur et obéissent servilement. Ils vont tout faire pour que
le lieutenant Kijé satisfasse le Tsar y compris l'envoyer en camp de relégation. Il gravira tous les échelons. En revanche, ils se désintéressent complètement du pauvre lieutenant Sinioukhaiev, y compris son propre père, ancien médecin du Tsar. Sinioukhaiev accepte son sort sans barguigner. Il vivra une descente aux enfers. le seul personnage qui n'a pas peur, le plus charmant , le plus courageux, c'est finalement l'homme invisible, le lieutenant Kijé.
Les chapitres sont courts avec une alternance ingénieuse, ils sont rythmés, vifs et très visuels avec des dialogues croquignolets. Tynianov le formaliste a pris pour modèle
Gogol et
Leskov. Et il pensait déjà à l'adaptation cinématographique en écrivant car le texte est découpé en 23 « chapitres-séquences » dûment numérotés.
Ce court roman a en effet servi de base au film le
Lieutenant Kijé réalisé par Alexandre Feinzimmer en 1933 .
Sergueï Prokofiev en a écrit la musique, qu'il a repris ultérieurement dans la Suite symphonique pour orchestre, op. 60 portant le même nom, musique qui a inspiré le tube « Russians » au chanteur Sting, grand fan de musique classique russe.