C'est par le biais de
Nikolai Leskov que j'ai fait la connaissance de
Mikhail Saltykov. La Pleiade les ayant unis en un meme volume, j'etais curieux de savoir comment ils etaient apparentes.
Son nom? Il s'appele Saltykov et Chtchedrine n'est qu'un nom de plume, qu'on lui a rattache par un trait d'union pour la posterite. Assez insolite. C'est comme si nous parlions, en France, de Romain Gary-Ajar.
Son livre? Dans Babelio c'est
Les Golovlev, mais moi j'ai lu Les messieurs Golovlev, dans l'ancienne traduction de M. Polonsky et G. Debesse, gracieusement mise en ligne par La Bibliotheque Russe et Slave. Est-ce le titre original? Je suppose que oui, les espagnols traduisant: Los senores Golovliov, les italiens une fois: La famiglia Golovlev, et une autre: I signori Golovlev, et les anglais de meme. Je m'arrete la-dessus parce que les principaux roles y sont tenus autant par des dames que par des messieurs. Mais il est trop tard (et surtout anachronique) pour faire a l'auteur des reclamations feministes.
Le livre traite de la chute de la maison Golovlev, apres qu'elle ait connu son apogee sous la houlette de la barynia Arina Petrovna, qui reussit a agrandir ses proprietes de centaines d'hectares et de milliers de serfs (d'ames). Mais ses enfants sont ou de bons a rien qui dilapident et perdent leur part d'heritage (leur "benediction parentale"), comme l'aine Stepan ou Pavel le benjamin, ou un salaud hypocrite comme Porphiry (que ses freres surnomment Judas ou sangsue), qui ne recule devant rien pour se saisir de la part des autres, mais ne sait pas en fin de compte gerer ses territoires comme sa mere. Tous trois mourront, qui de maladie, qui suicide, tous de folie en fait. Tous trois solitaires, ou n'ayant pas eu de descendance, ou comme Porphiry, qui a abandonne ses enfants pour ne pas avoir a les soutenir financierement. Arina aussi, malgre toute sa ruse et son experience de vie, mourra pratiquement dans le besoin, depossedee par son propre fils. Vers la fin de sa vie Arina essaie de s'occuper de deux orphelines, filles d'une de ses soeurs, et de faire en sorte que Porphiry ne les depossede pas elles aussi; mais a peine majeures les deux soeurs fuient vers les grandes villes ou elles s'essaieront au theatre et feront tres vite une vertigineuse descente aux enfers. L'une, Lioubinka, se suicidera; l'autre, Anninka, malade, affaiblie, viendra se refugier au bercail des Golovlev, ou elle perdra le peu qui lui restait de raison.
Dans Les messieurs Golovlev l'auteur se concentre donc sur le destin tragique de six personnages: Arina Petrovna, ses trois fils et ses deux nieces. Mais leur entourage aussi est bien decrit: une certaine campagne russe, avec tous les changements que lui impliquent les saisons, et ses habitants, les serfs. Et nous sentons siffler a nos oreilles le grand vent de l'histoire. le roman commence quand la barinya Arina regne (c'est le mot) sur des milliers d'ames. Il se finit apres l'abolition du servage, quand ni les propietaires terriens ni les anciens serfs ne savent plus comment se comporter les uns envers les autres. La tragedie des Golovlev peut donc etre vue comme la tragedie de toute la classe noble russe apres cette abolition: ca les a rendu fous.
Saltykov-Chtchedrine les rend fous en tous cas dans son livre, et nous les montre dans leurs plus odieux habits. Ce livre est une satire, tres differente d'autres satires sur des themes semblables, comme Les Ames mortes de
Gogol.
Gogol ridiculise,
Saltykov-Chtchedrine fustige. L'arme de
Gogol est le rire, l'arme de
Saltykov-Chtchedrine le fouet. C'est que
Gogol est mort avant l'abolition, et s'il la souhaitait il ne la croyait pas pour sitot, tandis que Saltykov l'a vecue et ovationnee. Les Ames mortes reste un roman de la premiere moitie du 19e siecle, Les messieurs Golovlev se fait le clairon des grands bouleversements se sa deuxieme moitie. Un autre grand,
Maxime Gorki, ira jusqu'a dire: "Sans Chtchedrine il est impossible de comprendre l'histoire de la Russie pendant la seconde moitie du 19e siecle".
Pour etre bref (en fin d'un si long billet! J'ai du toupet! C'est tout mon charme...) j'ai apprecie ma lecture, pas seulement pour la prise de position sociale.
Saltykov-Chtchedrine, multipliant les dialogues, ecrit un livre tres accessible, et la traduction (de 1889!), gardant nombre de mots russes traduits et expliques en notes, ajoute un grain de fleur de sel (on nous explique entre autres que la vodka est une eau-de-vie). Et pour les fans de notation: trois etoiles et demie.