Je m'appelle Marina. J'ai 20 ans et je suis une transfuge de classe.
La première fois que j'ai entendu ce terme, j'étais en cours de philosophie en hypokhâgne.
On nous avait donné un exercice où figurait une série de statistiques. L'une d'elle mettait en évidence le faible pourcentage de chance qu'un individu issus des classes ouvrières fassent des études supérieures.
Les minorités qui y parviennent sont qualifiées de transfuge de classe, pour le changement de statut social qu'induit leur poursuite d'études.
J'ai longtemps cru ne pas en faire partie.
À vrai dire, j'ignorais que mon cas alimentait des statistiques, qu'il démontre que la méritocratie n'est qu'un écran de fumée, le nouvel opium du peuple. Non, pour moi, les difficultés économiques et sociales auxquelles je faisais face n'avaient rien à voir avec l'institution scolaire.
Je me trompais.
En lisant Les Héritiers de Bourdieu, j'ai compris que, dès le banc de l'école, s'exercent des injustices et des inégalités socio-économiques : certains doivent s'accrocher plus fermement à leur bouée de sauvetage pour ne pas se laisser entraîner par le courant, tandis que d'autres savent déjà nager.
En ce qui me concerne, je ne me suis jamais plaint de mon sort. Je n'ai jamais demandé de traitements de faveurs, jamais osé faire part de mes conditions de vies à mes camarades et à mes profs, car la honte me retenait de briser le tabou.
Parce que la société n'aime pas qu'on fasse l'étalage de ses manques, parce que ceux qui détiennent le pouvoir parlent le plus fort, parce que notre patrimoine, si tant est que l'on en est un, n'atteint pas le pib des Maldives, nous nous consumons dans notre propre misère.
Certains, de rares énergumènes, déjouent les statistiques, au grand plaisir des costumes cravates qui peuvent alors se vanter de leur belle république qui donne à tous la chance de réussir, mais ils oublient de mentionner les immenses sacrifices que cela exige ; des sacrifices qui détruisent les transfuges avant d'avoir atteint la ligne d'arrivée, et quand même ils la franchissent, le syndrome de l'imposteur les foudroie, car la légitimité, la confiance en soi ne se construit pas grâce aux notes.
L'envol d'
Aurélie Valognes met en scène brillamment ces parcours que l'on croit unique, mais qui se ressemblent tous dans les problématiques rencontrées. C'est sans attente que je me suis plongée dans son roman, dont le contenu m'avait tout l'air d'être léger et sans prise de tête. Mon étonnement n'a été que plus grand, en découvrant au fil des pages le point de vue successif d'une mère et de sa fille, dont l'une est auxiliaire de vie tandis que l'autre devient une bureaucrate très influente.
Ce décalage entre la mère et la fille se ressent de plus en plus au fil des pages. À mesure que les réussites jalonnent son enfant, la mère se sent de plus en plus dépassée, de moins en moins sûre d'elle, tandis que Lilli, sa fille entre dans un monde régi par des codes, qu'elle ne maîtrise pas.
Déstabilisées, incomprises et désoeuvrées, les deux femmes finissent par se crêper le chignon en longueur de journée.
Les deux vouent pourtant une admiration inconditionnelle pour l'autre, mais les barrières érigées par ce changement de statut social malmènent leur lien, en les rendant plus opaques, plus insondables l'une envers l'autre.
On découvre alors ce que cette ascension sociale signifie réellement, comment elle se manifeste concrètement dans le quotidien de cette famille.
En effet, pour Lilli, il ne suffit pas de brandir son diplôme pour être admise dans un cercle où la richesse fait loi ; pour la mère, il n'est pas non plus question de la traiter durement pour des lacunes qu'elle n'était pas en mesure de combler.
En clair,
Aurélie Valognes esquisse des portraits très différents mais réalistes de deux milieux sociaux, qui s'avèrent aussi peu miscibles que l'eau et l'huile, et qui font crépiter le feu, lorsqu'ils entrent en contact.
Spectateur de ces dynamiques sociales, le lecteur pourrait être tenté de blâmer l'une, pour son absence de communication avec sa mère et l'autre pour son incompétence, mais il n'en est rien.
Car, au fond, ces injustices ne sont imputables ni à l'une ni à l'autre, mais à la société qui les crée en priorisant une institution dirigée par des oligarques dont le but est de maximiser les rendements, et ce, peu importe les moyens usités.
En somme, cette histoire fait écho à la mienne : les mots, le discours dont
Aurélie Valognes est la porte parole a fait sens, et j'ose espérer qu'ils auront tout autant de poids chez vous, car il est temps de sortir du silence.