Fred Vargas continue, rompol après rompol (rom-an pol-icier) à s'éloigner du polar classique.
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Ce dixième roman est certainement le plus étrange, le plus improbable et le plus attirant.
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Dans les enquêtes d'Adamsberg, son flic fétiche au profil singulier qui lui permet de prendre toutes les tangentes rêveuses, rien ne se passe comme prévu car il travaille en dehors de toute logique.
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Dans les bois éternels, pas moins de huit assassinats, trois tentatives de meurtre et deux exhumations l'attendent.
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Adamsberg, c'est tout un poème et tout le charme des romans de
Fred Vargas.
Le fin fond de sa tête est si compliqué qu'il s'y perd la nuit, et parfois le jour.
Il a une voix lente, douce et souple, tiède et mouvante.
Un regard flou, des gestes ralentis. C'est un libre-penseur qui marche, jamais effleuré de superstition.
Un excellent passeur d'obstacles, se faufilant au coeur des résistances des autres avec la puissance perfide d'un filet d'eau.
Il aurait fait un formidable curé, accoucheur, purgeur d'âmes et il nous régale.
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Il est entouré de ces personnages tout aussi décalés que l'on retrouve avec plaisir, tel Danglard qui évolue avec lui dans un rapport dépouillé de pudeur et de précautions, qui travaille l'élégance, la maîtrise de soi assortie d'un certain culte du dérisoire.
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Fred Vargas fait appel aux souvenirs des êtres qui hantent ses précédents romans.
On retrouve donc la mouche qui volette de page en page, la brebis
George Sand de
L'Homme à l'envers et Camille qui chamboule toujours le coeur de ce fameux pelleteur de nuages,
Sous les vents de Neptune.
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L'originalité de cet ouvrage vient de sa construction placée encore sous le signe de la mythologie et des légendes mais où la tragédie racinienne réveille les vieilles rivalités théâtrales, à l'image de celles de
Corneille dans les temps anciens.
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Le lieutenant Veyrenc, nouveau venu dans la brigade pour régler d'anciens comptes remontant à l'enfance béarnaise d'Adamsberg, déclame des alexandrins à longueur de journée.
C'est de famille, comme tout ce qui est curieux.
Ce héros racinien est pris dans les tempêtes de la haine et de l'ambition, organisant l'entrée en scène de la mort des autres et l'arrivée de son propre couronnement.
Veyrenc, un sceptique, une force indélogeable lovée dans une matière compacte.
Il y a Noël aussi, un gars brutal qui ne trouve personne à son goût.
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Ariane, la médecin légiste, reine de la théorie de la dissociation, à laquelle il s'était opposé quelques vingt-cinq ans auparavant et qui est chargée de dérouler le fil de l'intrigue.
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Le fils de Camille et d'Adamsberg aussi, qui permet de dévoiler une tendresse paternelle pleine de déviations et d'échappatoires oniriques.
Puis les autres personnages, dits secondaires, tiennent bien leur place, équilibrant ainsi une pièce à suspense extravagante très aboutie.
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L'audacieuse et originale Vargas se distingue encore dans le « noir » avec une histoire en clair obscur.
Elle ravira les rêveurs, les philosophes, les patients qui écouteront d'une oreille heureusement légère ses anticonformistes érudits voguant entre digressions et fausses pistes, dérapages et saugrenu.
À l'image des philosophes chinois, lunaires et curieux, elle emprunte les chemins de traverse, flâne et contourne. Jouant avec les symboles, elle atteint son but à chaque fois : elle enthousiasme ses lecteurs.
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Dans la littérature policière française très balisée, elle ose prendre la poudre d'escampette et le chemin des écoliers, éclairant d'un regard avisé et humoristique la vie sous tous ses angles carrés.
Le destin rattrape ses personnages habités de haine vengeresse, de guerre, de trahison et de trépas.
Elle ne court pas pour autant après le vent mais dégage et révèle, livre après livre, les filets de lumière qui émergent des trous les plus noirs.
Comme dans la vie, « -ça se tient mais il arrive souvent que le mensonge tienne debout, et pas la vérité. »
Attention à la contagion, Vargas, c'est un plaisir tenace qui ne vous lâche pas