[RARE] Georg TRAKL Une Vie, une uvre : De rêves et de ténèbres étreints (France Culture, 1986)
Émission "Une Vie, une uvre", par Hubert Juin, diffusée le 29 mai 1986 sur France Culture. Invités : Lionel Richard, François Vezin, Eugène Guillevic et Antoine Berman.
“Dans une chambre abandonnée
Fenêtres, parterres multicolores,
Entrent les sons d’un orgue.
Des ombres dansent sur les tapisseries,
Etrange ronde folle.
Embrasés les buissons s’agitent
Et vibre un essaim de moucherons,
Au loin dans les champs passent les faux
Et une eau vieille chante.
Le souffle de qui vient de me caresser ?
Des hirondelles tracent des signes fous.
Doucement se dissipe dans l’illimité
Là-bas le pays des forêts dorées.
Des flammes dansent dans les parterres.
Extase confus de la ronde folle
Sur les tapisseries jaunâtres.
Quelqu’un regarde par la porte.
L’encens répand son odeur douce, et les poires,
Et s’assombrissent verre et coffre.
Lentement s’incline le front brûlant
Vers les étoiles blanches.
***
In einem Verlassen Zimmer
Fenster, bunte Blumenbeeten,
Eine Orgel spielt herein.
Schatten tanzen an Tapeten,
Wunderlich ein toller Reihn (…)”
Printemps de l'âme
(...)
La vie fleurit dans le péril,
Doux repos cernant croix et tombe.
Une cloche éteint son chant.
Tout apparaît miraculeux.
Le saule, doux plane en l'éther,
Ici et là quelque lueur tremblante.
Le printemps murmure et promet
Et le lierre humide frémit .(...)
Ô ! comme ils sont beaux, ces jours.
Des enfants traversent le crépuscule ;
Plus bleu est le souffle des vents.
Au loin cri railleur de la grive.
Crépuscule
Toute souffrance te saccage, te déchire
Et tremble du désaccord de toutes les mélodies
Toi harpe brisée - pauvre cœur
d’où fleurissent les fleurs malades de la mélancolie
Qui a convoqué ton ennemi, ton meurtrier
Qui a volé la dernière étincelle à ton âme,
comme il enlève le divin de cette terre mesquine
Et l’a fit putain, détestable, malade, en dissolution.
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Un rivage mort à la mer muette,
Un rivage mort:
Jamais plus
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Le ciel dans lequel, astre, tu brûlas,
Un ciel où nul dieu jamais plus n'éclôt,
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Un non-né dans un doux sein
Et qui jamais ne fut ni jamais ne sera,
Tu es dans le milieu de la nuit profonde
Silence
Au-dessus des forêts luit blafarde
la lune qui nous fait rêver
Le saule au bord de l’étang sombre
pleure sans bruit dans la nuit;
Un cœur s’éteint - et insensiblement
les brouillards débordent et montent -
Silence, silence!
Au soir, ils portèrent l’Étranger dans la chambre des morts ;
une odeur de goudron, le doux soupir des platanes roux ;
le vol noir des choucas ; sur la place on a relevé la garde,
le soleil aura sombré derrière une toile noire ; toujours reviendra cette soirée enfuie.
Dans la chambre voisine, la sœur joue une sonate de Schubert,
très doucement son rire coule sur la fontaine délabrée.
La descente aux profondeurs
(quatrième version)
Sous les sombres voûtes de notre mélancolie
Les ombres d'anges morts jouent dans le soir.
Au-dessus de l'étang blanc
Se sont envolés les migrateurs.
Rêvant sous des saules d'argent
Des étoiles jaunies caressent nos joues...
. . . L’obscur se calme au murmure du ruisseau, aux ombres humides
Et aux fleurs de l’été, à leur tintement si beau dans le vent.
Déjà s’auréole de crépuscule le front du songeur.
Et s’éclaire une petite lampe, le bien, dans son cœur,
. . . et il te regarde de ses yeux de nuit
Le frère silencieux, pour que l’errance d’épine trouve repos.
. . .
Car il croit en la lumière et toujours s’éveille des minutes noires de la démence
Lui qui souffre sur le seuil pétrifié
Et s’enlacent avec violence la bleuité fraîche et la chute étincelante de l’automne,
La maison silencieuse et les légendes de la forêt,
Mesure et loi et les sentiers lunaires des Séparés.
Extraits de « Chant du Séparé » / « Gesang des Abgeschiedenen », début 1914
Traduit de l'allemand (Autriche) par Michèle Finck.
Les trois étangs de Hellbrunn
Les eaux brillent d'un bleu verdâtre
Paisibles les cyprès respirent
Et leur nostalgie sans mesure
Déborde dans le bleu du soir.
Des tritons surgissent du flot,
Le déclin ruisselle à travers les murs
La lune se drape de voiles verts
Et marche à pas lents sur le flot.
Trois Rêves
I
Je rêvais, il me semble, de chute de feuilles,
De lointaines forêts et de lacs sombres,
De l’écho de paroles tristes —
Mais je n’en pouvais comprendre le sens.
Je rêvais, il me semble, de chute d’étoiles.
Des larmes implorantes d’yeux pâles,
De l’écho d’un sourire —
Mais je n’en pouvais comprendre le sens.
Pareil à la chute de feuilles, à la chute d’étoiles,
Je me voyais venir et m’en aller sans cesse,
Écho impérissable d’un rêve —
Mais je n’en pouvais comprendre le sens.
II
Dans le miroir sombre de mon âme
Il y a des images de mers jamais vues,
De pays abandonnés, fantasmes tragiques,
Se dissipant dans le bleu, dans l’indécis.
Mon âme enfantait des ciels pourpres de sang
Embrasés de soleils géants qui crépitaient,
Et des jardins étrangement peuplés, étincelants,
Qui exhalaient des délices oppressantes, mortelles.
Et le puits sombre de mon âme
Engendrait des images de nuits insolites,
Agitées de chants indicibles
Et des souffles de forces éternelles.
Mon âme frissonne, sombre de souvenirs,
Comme se retrouvant en toute chose —
Dans des mers et des nuits insondables,
Et dans des chants profonds, sans commencement ni fin.
III
Je vis beaucoup de villes en proie aux flammes
Et les temps entasser horreur sur horreur,
Et je vis beaucoup de peuples tomber en poussière
Et le vent disparaître dans l’oubli.
Je vis les dieux s’abîmer dans la nuit,
Les harpes les plus sacrées, impuissantes, se fracasser,
Et, de nouveau attisée dans la pourriture,
Une nouvelle vie se gonfler vers le jour.
Se gonfler vers le jour pour à nouveau périr,
La sempiternelle tragédie
Que nous jouons sans la comprendre,
Et dont le tourment ténébreux de folie
Se couronne des douces gloires de la beauté
Comme d’un souriant univers d’épines.
Deuxième partie – Recueil de 1909 (non publié)
Traduit de l’allemand (Autriche) par Marc Petit et Jean-Claude Schneider.
DANS UN VIEIL ALBUM (septembre 1912)
Toujours tu reviens, mélancolie,
Ô douceur de l’âme solitaire.
Un jour d'or embrase sur sa fin.
Humble se courbe à la douleur le patient
Résonnant d’harmonie et de tendre folie.
Vois ! Le soir déjà s'est assombri.
Revient la nuit, et lamente un destin mortel,
Avec lui un autre endure.
Tressaillant sous les étoiles d’automne
Penche plus profond chaque année la tête.
p.64
Seul celui qui méprise le bonheur aura la connaissance.
CHANT D’UN MERLE CAPTIF,
Pour Ludwig von Ficker
Souffle obscur dans les branchages verts.
Des fleurettes bleues flottent autour du visage
Du solitaire, du pas doré
Mourant sous l’olivier.
S’envole, à coups d’aile ivre, la nuit.
Si doucement saigne l’humilité,
Rosée qui goutte lentement de l’épine fleurie.
La miséricorde de bras radieux
Enveloppe un cœur qui se brise.
p.170