Citations de Alejandro Palomas (215)
« Je viens chaque année avec le désir secret que vous me demandiez de rester, parce que je n’ose pas vous demander si je vous manque. Par peur de la réponse. » (p. 285)
Je sais que Silvia ne pourra pas retenir ses piques ce soir, qu’Emma nous balancera une bombe ou deux et qu’oncle Edouardo torpillera la table avec l’une de ses frasques. Et qu’il faudra recomposer, recoudre et ramasser le verre, la porcelaine et la chair en charpie.
« Vous aussi vous allez partir ou peut-être pas ? »
La question m’a prise de court. Je n’ai pas voulu répondre tout de suite et je l’ai regardé déglutir. Puis il a poursuivi, en baissant un peu la voix :
« Parce que les grands ils s’en vont toujours, pas vrai ? »
La vie vous a durement frappé et quand ça arrive, on tente de survivre comme on peut.
Je ne veux pas te voir comme ça. Sans vie à toi, à attendre je ne sais quoi pour que les choses changent. Le problème, c'est que si les choses changent et que tu n'y prêtes pas attention, si tu ne tends pas la main pour les toucher, jamais tu ne te rendras compte qu'elles ne sont plus ce qu'elles étaient. Et il n'arrivera rien. Il n'arrivera jamais rien.
Mais tel est le temps quand les sentiments sont en jeu : capricieux, imprévisible, parfois bon camarade et à d’autres moments, le pire des ennemis.
Guille a des yeux bleus qui regardent tout sans fausse pudeur. Quand il pose une question, il le fait sans vergogne, comme si c'était la chose la plus naturelle du monde, et ça me rassure.
_Je ne sais pas ce que je pense, Maria, m'a-t-elle coupée. Je ne sais que ce que me dit mon expérience, et mon expérience me dit que le Guille que nous voyons en renferme un autre qui nous est caché.
L’esprit humain est à l’image de la vie : un labyrinthe qui révèle parfois de celui qui s’y perd des choses qu’il n’aurait jamais imaginées. » Cette phrase, ces mots exacts sont ceux qui me sont venus en tête pendant que je regardais Guille et son père contourner la fontaine et s’éloigner, à l’issue de la séance d’hier. C’était l’une des phrases de prédilection de Violeta Bergman, l’une de mes enseignantes de dernière année, qui a joué un rôle déterminant dans le choix de mon orientation professionnelle comme psychologue scolaire.
Mais c’est une autre histoire.
Ce doit être dur de se trouver si loin de sa femme. Peut-être que, quand ils se parlent ainsi, face à face, il se sent un peu dépassé par la situation. Je n’y vois rien de très surprenant. »
Amanda a toujours été une grande lectrice de romans fantasy. Elle est folle de tout ce qui est fées, farfadets, lutins, sirènes, sorcières, magie, tous ces trucs qui, moi, pour être franc, ne me passionnent pas, et depuis qu’il est bébé elle lit à Guille ce genre de contes, des histoires pour… fillettes, pour le dire en un mot : c’était Blanche-Neige par-ci, Cendrillon par-là, ou encore le Petit Chaperon rouge, et surtout Mary Poppins. Jamais je n’ai rencontré quelqu’un aussi dingue de Mary Poppins qu’Amanda. Alors évidemment, à force de l’entendre tous les soirs, Guille s’est mis à prendre le même pli. Et au-delà de Mary Poppins, il y avait aussi tout le reste : Guille n’a jamais aimé jouer avec les autres gamins, ni au foot ni rien ; il n’est pas très sport, par contre, si on tombe à la télé sur un championnat de gymnastique rythmique ou de patinage artistique, ça, il aime bien le voir. Et puis il y a cette manie de se déguiser, de jouer avec les filles… Il a toujours été comme ça. Et bon, au début, je ne disais rien, je me taisais, je faisais comme si je ne voyais rien. Mais, un jour, ça a dépassé les bornes.
Nazia est très intelligente même si elle ne parle pas beaucoup. Elle rit tout le temps, sauf quand elle doit être à la caisse du magasin avec sa mère pour surveiller que personne ne prenne rien sans permission et ranger les courses dans des sacs en plastique vert. Alors elle devient toute sérieuse et moi je rentre chez moi, dans l’immeuble juste à côté mais au dernier étage, et si papa n’est pas là je prends les clés qu’il me laisse sous le paillasson pour que je puisse entrer.
Objectivement, Guille aurait toutes les raisons d’être un enfant perturbé : il vient de changer d’école, parents séparés depuis peu, il ne côtoie que les filles, aucune appétence pour le foot ou les jeux trop physiques, peu de relations avec les autres élèves, une certaine… hypersensibilité que ses camarades n’acceptent pas toujours bien, même s’ils ne l’ont pas encore clairement verbalisé, et une intelligence hors du commun. Sans parler de cette obsession pour Mary Poppins, que je trouvais même amusante au début, mais qui avec le temps a commencé à me sembler préoccupante.
Il y a une grande différence entre vouloir être comme quelqu’un et vouloir être ce quelqu’un, monsieur Antúnez, et je pense que cela, conjugué à son isolement vis-à-vis du groupe et à son… hypersensibilité, justifie de chercher à déterminer si Guille essaie de nous dire quelque chose, de son monde, de ses peurs… Qui sait ? Peut-être Mary Poppins n’est-elle que la partie émergée de l’iceberg.
Nous savons que les enfants se projettent dans l’avenir de manières très diverses, et d’ailleurs Mary Poppins est un personnage dont les valeurs ne sont pas le moins du monde préoccupantes. Au contraire : je dirais que c’est un modèle très positif.
Ce que je veux dire par là, c’est que Mary Poppins est le personnage d’une histoire, comme Superman, ou comme Harry Potter, ou Matilda, ou… Bob l’Éponge. Ils existent mais en même temps… ils n’existent pas.
Elle a dit ça d'une voix de vieille femme qui ne sait pas se défendre des attaques de ceux qu'elle aime parce qu'elle a toujours préféré souffrir que faire du mal. Maman est ainsi et nous le savons tous. Et ça, cette force pleine de faiblesse, c'est quelque chose que Sylvia ne supporte pas parce qu'elle ne sait pas s'en défendre. Maman me cherche du regard, en quête de mon soutien.
Maman est la reine pour détourner les conversations qui ne l'intéressent pas. Sa vue basse et la maladresse physique avec laquelle elle évolue dans le monde contrastent avec son agilité quand il s'agit d'esquiver tout ce qui la dérange. Elle sait parler comme ça, perpendiculairement aux interventions des autres, comme si elle jouait au Scrabble.
Plus nous aimons, plus nous avons du mal à pardonner, parce que la peur de la souffrance répétée est également plus grande, et parce que, quand quelqu’un que nous aimons beaucoup nous déçoit, là vie s’effondre d’un coup; l’enfant au fond de nous se retrouve dans toute sa nudite et tout fait plus mal.
Cette impossibilité à définir, ce trou noir d’émotion, fait de sa mort des limbes étranges dont il est difficile de partager l’intensité, parce que pleurer un chien, c’est pleurer ce que nous lui donnons de nous, et qu’avec lui s’en va la vie que nous n’avons donnée à personne, les moments que personne n’a vu. Lorsque s’en va le gardien des secrets, s’en vont également avec lui les secrets, le coffre, le puzzle rangé dedans et aussi la clé, et notre vie en reste tronquée.