En avril 1986, la catastrophe de Tchernobyl envoyait sur les chemins de l'exil des dizaines de milliers de personnes.
Ces anonymes, qu'ils soient liquidateurs ou simples habitants de Prypiat, ont depuis été le sujet de plusieurs oeuvres aussi fortes qu'émouvantes telles que le sublime film La Terre Outragée de Michale Boganim ou l'inoubliable livre La Supplication de Svetlana Alexievitch (sur lequel se base d'ailleurs en partie la mini-série événement Chernobyl de la chaîne HBO).
En ouvrant le premier roman de la française Alexandra Koszelyk, ce n'est pas une coïncidence si l'on retrouve en préambule une citation de Svetlana Alexievitch puisque, tout comme l'autrice ukrainienne, Alexandra a choisi de nous parler des petites gens qui ont souffert après l'explosion de la Centrale. Une façon pudique et intimiste de raconter un drame silencieux et de revenir sur l'histoire du peuple ukrainien à travers une histoire d'amour qui n'a jamais eu lieu.
Histoire d'un exil
Lena et Ivan ont 13 ans lorsque l'impossible se produit et que le feu nucléaire met fin à l'insouciance de leur enfance. Inséparables, les deux adolescents vont pourtant devoir se quitter.
Tandis que Lena quitte l'Ukraine pour la France avec ses parents scientifiques, Ivan, lui, reste dans l'attente de l'évacuation par l'armée vers Kiev et un hypothétique relogement.
Près de 20 ans plus tard, alors que Lena pense avoir enfin trouvé l'amour, elle comprend que rien ne pourra l'empêcher de retourner sur sa terre natale, cette Ukraine désormais meurtrie par la Zone et dont le peuple a enduré, une fois encore, les pires souffrances en silence.
Mais Ivan, cet amour d'enfance qu'elle n'a jamais oublié, vit-il encore dans ces ruines à jamais irradiées ?
À crier dans les Ruines n'est pas seulement un extrait d'un superbe poème d'Aragon, c'est aussi un adieu déchirant qui renferme en substance la mélancolie poignante d'une Lena qui n'arrive pas à oublier.
Alexandra Koszelyk a beau nous planter le décor et passer rapidement en revue la catastrophe au début de son roman, c'est bien l'histoire de cette enfant déracinée qui occupe le reste de l'ouvrage, entrecoupée il est vrai des quelques lettres sans réponse d'un Ivan de plus en plus amer avec le temps.
Avant toute chose, À crier dans les Ruines nous parle de l'exil de tout un peuple à travers l'histoire de Lena, une « privilégiée » qui a pu passer à l'Ouest avant que l'Armée soviétique ne l'emmène manu militari à Kiev.
Malgré cette échappée, voilà que la jeune femme est confrontée au mutisme de sa famille qui désire simplement oublier la catastrophe et les sacrifices. Dans sa description minutieuse des états d'âmes de Lena, Alexandra Koszelyk délivre en réalité un message universel sur ces familles arrachées de chez eux par la faim, la guerre et la catastrophe. Elle explique, patiemment et avec poésie, que quelque chose manque toujours au plus profond, un deuil jamais vraiment terminé qui ne trouve sa conclusion que dans le dernier des soupirs.
Ces légendes surgies du passé
À crier dans les Ruines utilise rapidement la passion pour la littérature de son héroïne et l'amour d'Ivan et Lena pour les mythes et légendes pour raconter une autre histoire, celle que façonne les hommes pour les réunir et les retenir.
Régulièrement, par sa grand-mère Zenka ou par des histoires glanées ici ou là, Lena se plonge dans les légendes — ukrainiennes ou non — pour trouver des échos de sa propre souffrance, de ce manque qui la ronge.
Alexandra Koszelyk construit d'ailleurs son récit dans une forme similaire, sorte de conte presque trop beau pour être vrai d'un amour qui dure vingt ans et qu'on tente de réanimer malgré les frontières et les dangers.
À travers la littérature et ses souvenirs, Lena recompose un pays comme l'a fait sa grand-mère avant elle. Et c'est certainement dans ces moments-là que le roman se montre le plus fort et le plus beau, quand il dépeint les souvenirs des uns et des autres, des blessures sous la peau.
Lorsque Zenka raconte l'Holodomor ou lorsque Ivan nous explique comment il a (sur)vécu.
Même si Alexandra trébuche à plusieurs reprises dans son style qui manque encore de maturité, même si parfois elle semble sur-écrire certains passages pour le plaisir des yeux, il reste toujours une sincérité et une beauté qui voudraient capter l'intime de ses personnages pour expliquer la grande catastrophe par la petite, celle de ces gens dont l'Histoire n'a pas retenu le nom.
Romance à l'ombre du Soviet
Tandis que Lena nous raconte l'après-Tchernobyl, Alexandra, elle, en profite pour brosser un portrait-double, celui d'une URSS qui s'écroule malgré sa puissance et celui d'une Ukraine qui regagne sa liberté.
La romance entre Lena et Ivan, qui semble parfois prendre des accents antiques (ce n'est pas un hasard si son autrice enseigne le grec et le latin) et refléter d'autres moments dramatiques de l'histoire — moments où les ruines continuent à murmurer une éruption volcanique ou un autre accident nucléaire jamais révélé — , cette romance ne peut finalement pas gommer le monde autour.
On assiste avec stupeur à la chute du Mur et à l'indépendance de l'Ukraine pendant que Lena grandit et tenter d'avancer avec ce creux au fond d'elle qui ne veut pas la lâcher.
Finalement, c'est d'identité que parle À crier dans les Ruines, celle que nous nous construisons dès la plus tendre enfance et qui nous définit avec le temps. Brutalement arraché de ses racines, de sa langue, de ses rêves, peut-on vraiment être la personne que l'on veut ou nous manquera-t-il toujours une pièce dans ce grand puzzle de notre existence ?
Mélancolique et pourtant pleine d'espoir, Alexandra Koszelyk nous répond que rien n'est impossible, qu'il faut chasser les souvenirs du passé même sur les terres les plus reculées pour trouver ce qui compte avant tout : cette histoire derrière nous.
Malgré quelques errements stylistiques, Alexandra Koszelyk raconte au lecteur une histoire poignante où romance tragique, catastrophe historique et identité familiale se mêlent pour accoucher d'un vibrant hommage aux sacrifiés de Tchernobyl.
C'est ainsi qu'À crier dans les Ruines apparaît à la fois comme un adieu et un retour, une identité perdue et un passé retrouvé, très loin là-bas dans la Zone irradiée.
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