Citations de André du Bouchet (176)
LE FEU ET LA LUEUR
extrait 1
Cette profondeur,
cette surface dont un champ
compose l’aile.
Le jour, papillon glacé.
J’ai suivi le jour, je l’ai traversé, comme on traverse les
terres
Matière froide
éparse
matinée froide
éparse
tout s’est refait
déchiré
ce qui est aujourd’hui
d’un autre registre
sous ces froides tentures
sur le plateau des terres.
L’infini et l’inachevé
L’infini et l’inachevé a d’abord été publié en 1951 dans la revue Critique, à l’occasion de la publication
par Henri Guillemin, sous le titre Pierres (Éditions du Milieu du Monde, 1951), de fragments inédits de
Victor Hugo, qui avaient écartés d’un précédent recueil de fragments (Océan, Albin Michel, 1942).
(…) Le fragment touche chez lui à quelque chose d'essentiel. Il semble que cette hantise
de l'infini, de l'ininterrompu, qui marque si fortement son œuvre, doive toujours aboutir,
par une dialectique étrange, à précipiter une sorte d'interruption perpétuelle. Le désir
immense de l'éternel, du continu, ne peut se satisfaire qu'en englobant son contraire. Il
devient immense solution de continuité. Cette brusque mutation passe souvent
inaperçue à la lecture : elle est pourtant à la source d’un certain sentiment vertigineux
inhérent à l’œuvre de Hugo en général. L’infini, devenant l’inachevé, se disloque
brutalement en éclats. Ses textes avancent par secousses, vont de l’avant en franchissant
des séries de coupures auxquelles rien ne prépare, des dénivellations brusques, des
désastres inattendus déjà consommés, des failles qui sont comme les marges mêmes de
ce mouvement d’expansion, de cette diffusion vague, qui, en effet, pourrait être
interminable, à laquelle Hugo commence toujours par s’abandonner. L’infini
interrompu se contacte et se ferme sur une réalité d’une précision hallucinatoire…
« linéaments » diffus, « griffes » éparses qui soudain se resserrent et s’abattent. Il y a là
un va-et-vient assez inexorable dont on ne se lasse pas et qui n’appartient qu’à Hugo.
Voyez la liste, dans Pierres, où il passe en revue toute cette cavalerie de mots fourbus
alignés comme des rimes : « étonnant, extraordinaire, surprenant, surhumain, inouï,
formidable, colossal, difforme, effaré, frissonnant… ». Après quoi, par exemple, « les
petites fleurettes vertes du papier nankin arrivaient avec calme et ordre jusqu’à ces
barreaux de fer, sans que ce contact funèbre les effarouchât et les fît tourbillonner » (Les
Misérables). L’ineffable se resserrant jusqu’à trouver sa substance, à donner prise aux
mots, se faisant aussi infinitésimal que les mots ou que cette anse en bordure de l’océan,
« où l’on apercevait… quelques grosses coques démâtées et sabordées, dressant au-dessus de leur bordage troué de claires-voies les pointes courbes de leur membrure
dénudée, assez semblables à des scarabées morts couchés sur le dos, pattes en l’air »
(Les Travailleurs de la mer). Les phrases de Hugo chavirent de la sorte entre une
étendue que les mots n’arrivent pas à étreindre, où ils croulent en débordements
d’adjectifs battant de l’aile dans le vide, et ces fragments, à leur échelle, où ils arrivent à
se poser avec une précision sauvage. Les parties fermes se trouvent ainsi éparses dans
tout ce qu’il sait devoir échapper aux mots et dont, pour sa part, il ne craint jamais de
trop parler. (…)
Carnet bleu perdu
(Ce bout de carnet dit la perte du carnet…il est écrit à l’encre bleu foncé sur de petites fiches de bristol d’un orange mat.)
Mercredi 17 octobre. 51
Carnet bleu perdu. 15 jours de mots et de débris de travail - évanouis. Qu’est-ce qui est perdu exactement ? Et que faut-il chercher - Mais rien ne peut m’empêcher d’écrire - Perte de fond.
L’aurore dorait la première marche.
Je recopie ces idées de rail.
J’avais pu créer un plancher naturel. Me voici de nouveau perdu dans le vide pour un instant.
C’est une réponse très brusque et très inattendue à ces questions que je me posais dans le métro.
Pour écrire, il faut surmonter les grands désastres, la misère des hommes, les événements - et le journal du sommeil - le métier du jour - cette taie d’huile qui nous rend aveugle et sourd -qu’il faut si violemment déchirer pour reprendre contact avec les choses les plus simples. La perte du carnet est une rupture de naissance. Hier, je criais « Non, Non », au milieu du plaisir. Mon comportement essentiel : susciter le mouvement le plus violent, et au paroxysme, le remonter délibérément à contre courant, aussi douloureux que puissent être les remous. Voilà comme viennent les poèmes.
J’ai toujours pris un grand plaisir à laisser aller la main au fil du courant, puis à la ramener brutalement vers moi, jusqu’à ce que l’eau imprime un mouvement d’hélice.
Enfant, c’était des maelstroms contre les parois de la baignoire. Ramener violemment la paume dans les profondeurs pour engloutir une coquille de noix.
Cette perte de plancher appelle un flux de nouveau, un apport réparateur de paroles, que l’existence du carnet disparu que je portais sur moi comme une pile maintenait à un filet minimum.
La deuxième perte béante qui m’occupait en premier : Je roulais dans l’air clair. Ma poitrine s’est démesurément élargie.
Et dans ce carnet je n’avais jamais sans doute aussi bien travaillé, tant écrit. Cette perte doit m’exaspérer.
7 Novembre
Carnet matériellement perdu (je l’ai retrouvé depuis - perte abondamment réparée -) ou livre publié - je recherche une telle perte comme le souffle -
la prunelle de mes yeux
Les accidents de la vie sont des accidents de la langue. Les résistances, les difficultés, les obstacles que l’on trouve dans la vie se matérialisent immédiatement en obstacles de langue. Alors sur les obstacles de langue on peut prendre appui, on peut trouver appui. Et alors quelquefois les obstacles de vie momentanément se dénouent .
« peser de tout son poids sur le
mot
le plus faible
pour qu’il éclate
et livre son ciel ."
Et plus vaste en avant / de moi
... chute de neige, vers
la fin du jour, de plus en plus épaisse, dans laquelle
vient s’immobiliser un convoi sans destination — je
tiens le jour... La paupière du nuage porteur de la
neige se levant, je me retrouve inclus dans le bleu de
l’autre jour.
Son pourtour semblable aux montants mal ajustés
d’un cadre métallique mobile, je l’avais cependant — sans aucune application possible — solidement tenu
entre mes mains, déjà: chemin ferré étréci sur
l’enclume de l’un des forgerons ayant donné de loin en
loin, autrefois, dans la vallée, le timbre de lieux
habités aujourd’hui déserts. Hier encore, nous en
parlions. La brusquerie du froid qui s’était abattu, par
la suite, avec l’orage, n’est plus, entre mes draps,
qu’un souvenir dont je démêle mal en plein été, s’il
provient d’un livre ou d’un village.
Le froid soudainement avivé par la sonnerie inattendue de l’orage, et
auquel, toute trace de chaleur disparue, s’ajoutait
alors celui de la nuit, se déposait en neige dans ma
tête, bloquant les voies...
Un livre ou un village, les lignes
étrécies étant celles d’une tranche — au possible —
jusqu’à ces lèvres...
Enclume de fraîcheur, de cela, comme je le tiens, je ne
serai pas délogé.
... parole - non: cela, la parole, elle seule, le dit,
scindant.
Le convoi est bloqué. Pas de destination, étant là
dans la consistance de cette neige...
... après soi comme inclus dans la langue — le jour.
... pas de destination : j’ai rejoint.
Mais la parole qui le rapporte, je dois encore aller
jusqu’à elle: comme à pied. Une glose obscurcit ou
éclaire.
SCINTILLATION
Ce feu qui nous précède dans l’été, comme une route
déchirée. Et le froid brusque de l’orage.
Où je mène cette chaleur,
dehors, j’ai lié le vent.
La paille à laquelle nous restons adossés, la paille
après la faux.
Je départage l’air et les routes. Comme l’été, où le froid
de l’été passe. Tout a pris feu.
Je vois la route – entre nous la route et la part de soi
dont sans se séparer on doit se détacher encore comme entre nous
plus loin la route sans paupière.
LE MOTEUR BLANC, XIV
Alors, tu as vu ces éclats de vent, ces grands
disques de pain rompu, dans le pays brun,
comme un marteau hors de sa gangue qui
nage contre le courant sans rides dont on
n’aperçoit que le lit rugueux, la route.
Ces fins éclats, ces grandes lames déposées
par le vent.
Les pierres dressées, l’herbe à genoux. Et ce
que je ne connais pas de profil et de dos, dès
qu’il se tait : toi, comme la nuit.
Tu t’éloignes.
Ce feu dételé, ce feu qui n’est pas épuisé et
qui nous embrase, comme un arbre, le long
du talus.
ICI EN DEUX
Extrait 5
... neige
et sourde
autour
de la maison
comme toute une nuit
le vent
contournant
ce
qui demeure de la maison du sourd-
muet
avait tracé
son
négatif
dans la neige.
…
EFFIGIE
Mèches de nuit
cheveux arrachés
et cet œil qui avance pas à pas
je marche dans un œil que je ne connais pas
ces mots sourds
ces éclats de lampe que je ne comprends pas
la terre fruste
peut-être ai-je manqué de patience
la tête sombre déjà.
LAMPE
L’arbre fixe
en suspens
qui dira ce qu’il fait
il souffle
il supporte la nappe noire
et ma voix trop proche
je ne comprends pas la terre qui encrasse
mon souffle
bande blonde au-dessus du mur
une dernière goutte de nuit
et ce tison
l’arbre
fagot carbonisé de l’œil solaire
la route et la bouche disparaissent
dans la forêt visuelle
où tu fonds.
RELIEF
Aujourd'hui la lampe parle
elle a pris une couleur
violente
tout éclate et rayonne
et sert
jusqu'aux miettes
la soucoupe blanche
que je vois sur la table
que l'air modèle
la vérité morte
froide
vivante maintenant
et sans arrêt
à voix haute.
p.39
ÉCLIPSE
Mais toujours contre la même route,
sur nos pieds
de corde.
Les caisses
fermées à coups de marteau,
avant que flambe, dans les carreaux de la façade,
cette lampe que renverse
le vent.
Ma femme,
debout derrière le mur,
enlève un à un
les linges du couchant,
et les entasse sur son bras
libre.
Sur cette route qui ne mène à aucune maison,
je disparais jusqu'au soleil.
Le pays explique
la laine de la route
tire
et s'enflamme.
p.182-183
EN PLEINE TERRE
En pleine terre
les portes labourées portant air et fruits
ressac
blé d'orage
sec
le moyeu brûle
je dois lutter contre mon propre bruit
la force de la plaine
que je brasse
et qui grandit
tout à coup un arbre rit
comme la route que mes pas enflamment
comme le couchant durement branché
comme le moteur rouge du vent
que j'ai mis à nu.
p.75
Une glose obscurcit ou éclaire.
Demain – déjà, comme un nœud dans le jour.
Ce feu qui, sans même adhérer au terme qui le désigne, ne tient pas en place (qu’on le nomme froid, aussi bien…).
Je ne me suis habitué au jour qu’à la fin du jour.