Citations de Auguste de Villiers de l`Isle-Adam (239)
Et moi, l'amour m'a rendue plus cruelle à ton égard que la mort à l'égard de l'homme. Fussé-je celui qui a créé toutes choses pour les détruire une à une, et si mes pas foulaient les étoiles et le soleil, et les âmes des hommes comme ses pas les ont toujours foulées, Dieu sait que je pourrais être plus cruelle que Dieu.
Elle et lui, l'un de l'autre isolés par le hasard des villes et des contrées, grandirent, en des milieux parallèles, sans se rencontrer jamais. (...)
Ah ! c'est que tous deux avaient, comme nous, reçu le jour au sein triste de ces nations occidentales, lesquelles, sous couleur d'établir, enfin, sur la terre, le règne "régulier" de la Justice, vont, se dénuant, à plaisir, de ces instincts de l'En-Haut - qui, seuls, constituent l'Homme réel, - et préfèrent s'aventurer librement, désormais, au gré d'une Raison désespérée, à travers les hasards et les phénomènes, en payant chaque "découverte" d'un endurcissement plus lourd du coeur.
Je mis pied à terre, silencieusement : j'attachai le cheval au volet et je levai le marteau de la porte, en jetant un coup d'oeil de voyageur à l'horizon, derrière moi.
Mais l'horizon brillait tellement sur les forêts de chênes lointains et de pins sauvages où les derniers oiseaux s'envolaient dans le soir, les eaux d'un étang couvert de roseaux, dans l'éloignement, réfléchissaient si solennellement le ciel, la nature était si belle, au milieu de ces airs calmés, dans cette campagne déserte, à ce moment où tombe le silence, que je restai -sans quitter le marteau suspendu, - que je restai muet.
Nous sommes de ceux qui n'oublient jamais que tonneau vide résonne toujours mieux que tonneau plein.
- Aucun talent, dites-vous ? Mais savez-vous bien, monsieur, qu'il faut, de nos jours, être un homme des plus remarquables pour n'avoir aucun talent ? un homme considérable ? ... que, souvent, ce n'est qu'au prix d'une cinquantaine d'années de luttes, de travaux, d'humiliations et de misère que l'on y arrive et que l'on est, alors, qu'un parvenu ? Ô jeunesse ! printemps de la vie ! Primavera della vita ! Mais moi, monsieur, - moi, qui vous parle -, voici vingt ans que je cherche un homme QUI N'AIT PAS DE TALENT ! ... Entendez-vous ? ... Jamais je n'ai pu en trouver un.
Il regardait, par la croisée, la nuit qui s'avançait dans les cieux : et la Nuit lui apparaissait personnelle ; elle lui semblait une reine marchant, avec mélancolie, - dans l'exil, et l'agrafe de diamant de sa tunique de deuil, Vénus, seule, brillait, au-dessus des arbres, perdue au fond de l'azur.
Prière : "Mon Dieu, faites que je sois dupe de nobles et belles choses toute ma vie."
VILLIERS DE L'ISLE-ADAM
Reliques
VÉRA
À Madame la Comtesse d’Osmoy
extrait 3
Lui, debout, songeur, avec l’unique sentiment d’une tendresse sans espérance, était demeuré là, tout le jour. Sur les six heures, au crépuscule, il était sorti du lieu sacré. En refermant le sépulcre, il avait arraché de la serrure la clef d’argent, et, se haussant sur la dernière marche du seuil, il l’avait jetée doucement dans l’intérieur du tombeau. Il l’avait lancée sur les dalles intérieures par le trèfle qui surmontait le portail. – Pourquoi ceci ?... À coup sûr d’après quelque résolution mystérieuse de ne plus revenir.
Et maintenant il revoyait la chambre veuve.
La croisée, sous les vastes draperies de cachemire mauve broché d’or, était ouverte : un dernier rayon du soir illuminait, dans un cadre de bois ancien, le grand portrait de la trépassée. Le comte regarda, autour de lui, la robe jetée, la veille, sur un fauteuil ; sur la cheminée, les bijoux, le collier de perles, l’éventail à demi fermé, les lourds flacons de parfums Qu’EIle ne respirerait plus. Sur le lit d’ébène aux colonnes tordues, resté défait, auprès de l’oreiller où la place de la tête dorée et divine était visible encore au milieu des dentelles, il aperçut le mouchoir rougi de gouttes de sang où sa jeune âme avait battu de l’aile un instant ; le piano ouvert, supportant une mélodie inachevée à jamais ; les fleurs indiennes cueillies par elle, dans la serre, et qui se mouraient dans de vieux vases de Saxe ; et, au pied du lit, sur une fourrure noire, les petites mules de velours oriental, sur lesquelles une devise rieuse de Véra brillait, brodée en perles : Qui verra Véra l’aimera. Les pieds nus de la bien-aimée y jouaient hier matin, baisés à chaque pas, par le duvet des cygnes ! – Et là, là, dans l’ombre, la pendule, dont il avait brisé le ressort pour qu’elle le sonnât plus d’autres heures.
Ainsi elle était partie !... Où donc ?... Vivre maintenant ? – Pour quoi faire ?... C’était impossible, absurde.
Et le comte s’abîmait en des pensées inconnues.
…
Éblouie, la conscience apaisée, elle ferma les paupières comme pour se recueillir avant d'ouvrir ses ailes vers les bleus infinis. Puis ses lèvres s'entrouvrirent et son dernier souffle s'exhala, comme le parfum d'un lis, en murmurant ces paroles d'espérance : - "Il a éclairé !"
L'Andréide ne connaît ni la vie, ni la maladie, ni la mort. Elle est au-dessus de toutes les imperfections et de toutes les servitudes! Elle garde la beauté du rêve. C'est une inspiratrice. [...] Jamais son cœur ne change; elle n'en a pas. Votre devoir, donc, sera de la détruire à l'heure de votre mort. Une cartouche de nitroglycérine [...] suffira pour la réduire en poussière et rejeter sa forme à tous les vents du vieil espace.
On n'est au-dessus de la Loi qu'à condition de s'y soumettre
ELISABETH : Je veux vivre ! Entendez-vous insensé que vous êtes ! Vous ne comprenez pas cela, vous, qu'on puisse raisonnablement vouloir vivre ? Enfin ! J’étouffe ici, moi ! Je meurs de mon vivant ! J’ai soif de choses sérieuses ! Je veux respirer le grand air du ciel ! Emporterai-je vos billets de banque dans la tombe ?
VI
ADIEU
Un vertige épars sous tes voiles
Tenta mon front vers tes bras nus.
Adieu, toi par qui je connus
L’angoisse des nuits sans étoiles !
Quoi ! ton seul nom me fit pâlir !
— Aujourd’hui, sans désirs ni craintes,
Dans l’ennui vil de tes étreintes
Je ne veux plus m’ensevelir.
Je respire le vent des grèves,
Je suis heureux loin de ton seuil :
Et tes cheveux couleur de deuil
Ne font plus d’ombre sur mes rêves.
- Conte d'amour
V
RÉVEIL
Ô toi, dont je reste interdit,
J’ai donc le mot de ton abîme !
N’importe quel baiser t’anime :
Un passant ; de l’or ; tout est dit.
Tu n’aimes que comme on se venge ;
Tu mens en cris délicieux ;
Et tu te plais, riant des cieux,
À ces vains jeux de mauvais ange.
En tes baisers nuls et pervers
Si j’ai bu vos sucs, jusquiames,
Enchanteresse entre les femmes,
Sois oubliée, en tes hivers !
- Conte d'amour
III
LES PRÉSENTS
Si tu me parles, quelque soir,
Du secret de mon cœur malade,
Je te dirai, pour t’émouvoir,
Une très ancienne ballade.
Si tu me parles de tourment,
D’espérance désabusée,
J’irai te cueillir, seulement,
Des roses pleines de rosée.
Si, pareille à la fleur des morts
Qui se plaît dans l’exil des tombes,
Tu veux partager mes remords…
Je t’apporterai des colombes.
Conte d'amour
II
L’AVEU
J’ai perdu la forêt, la plaine
Et les frais avrils d’autrefois…
Donne tes lèvres : leur haleine,
Ce sera le souffle des bois !
J’ai perdu l’Océan morose,
Son deuil, ses vagues, ses échos ;
Dis-moi n’importe quelle chose :
Ce sera la rumeur des flots.
Lourd d’une tristesse royale,
Mon front songe aux soleils enfuis…
Oh ! cache-moi dans ton sein pâle !
Ce sera le calme des nuits !
- Conte d'amour
I. ÉBLOUISSEMENT
La Nuit, sur le grand mystère,
Entr’ouvre ses écrins bleus :
Autant de fleurs sur la terre
Que d’étoiles dans les cieux !
On voit ses ombres dormantes
S’éclairer, à tous moments,
Autant par les fleurs charmantes
Que par les astres charmants.
Moi, ma nuit au sombre voile
N’a, pour charme et pour clarté,
Qu’une fleur et qu’une étoile :
Mon amour et ta beauté !
- Conte d'amour
Comme je m’approchais de la porte, une tache de braise, partie du trou de la serrure, vint errer sur ma main et sur ma manche.
Il y avait quelqu’un derrière la porte : on avait réellement frappé.
Cependant, à deux pas du loquet, je m’arrêtai court.
Une chose me paraissait surprenante : la nature de la tache qui courait sur ma main. C’était une lueur glacée, sanglante, n’éclairant pas. — D’autre part, comment se faisait-il que je ne voyais aucune ligne de lumière sous la porte, dans le corridor ? — Mais, en vérité, ce qui sortait ainsi du trou de la serrure me causait l’impression du regard phosphorique d’un hibou !
En ce moment, l’heure sonna, dehors, à l’église, dans le vent nocturne.
— Qui est là ? demandai-je, à voix basse.
La lueur s’éteignit : — j’allais m’approcher…
Mais la porte s’ouvrit, largement, lentement, silencieusement.
En haut, la douce porte tourna sur le tapis ; il souleva la tenture.
Tous les objets étaient à la place où la comtesse les avait laissés la veille. La Mort, subite, avait foudroyé. La nuit dernière, sa bien-aimée s’était évanouie en des joies si profondes, s’était perdue en de si exquises étreintes, que son cœur, brisé de délices, avait défailli : ses lèvres s’étaient brusquement mouillées d’une pourpre mortelle. À peine avait-elle eu le temps de donner à son époux un baiser d’adieu, en souriant, sans une parole : puis ses longs cils, comme des voiles de deuil, s’étaient abaissés sur la belle nuit de ses yeux.
La journée sans nom était passée.
Là, sur le piano, qui donc avait tourné la page finale de la mélodie d’autrefois ? Quoi ! la veilleuse sacrée s’était allumée dans le reliquaire ! Oui, sa flamme dorée éclairait mystiquement le visage, aux yeux fermés, de la Madone ! Et ces fleurs orientales, nouvellement cueillies, qui s’épanouissaient là, dans les vieux vases de Saxe, quelle main venait de les y placer ? La chambre semblait joyeuse et douée de vie, d’une façon plus significative et plus intense que d’habitude. Mais rien ne pouvait surprendre le comte ! Cela lui semblait tellement normal qu’il ne fit même pas attention que l’heure sonnait à cette pendule arrêtée depuis une année.
Ce soir-là, cependant on eût dit que, du fond des ténèbres, la comtesse Véra s’efforçait adorablement de revenir dans cette chambre tout embaumée d’elle. Elle y avait laissé tant de sa personne ! Tout ce qui avait constitué son existence l’y attirait. Son charme y flottait ; les longues violences faites par la volonté passionnée de son époux y devaient avoir desserré les vagues liens de l’Invisible autour d’elle !…
Elle y était nécessitée. Tout ce qu’elle aimait, c’était là.