Bernardo Carvalho - Sympathie pour le démon
“Le journaliste voulait savoir si j’avais lu Le Banquet de Platon. Je n’ai jamais été un grand lecteur. Et Platon, tout d’un coup, apparaissait comme la condition pour que l’échange puisse se poursuivre, une lecture incontournable, que seul un imbécile n’aurait pas faite. Cela sonnait comme une provocation. C’était complètement différent de la façon dont le patient me parlait des auteurs grecs. Il n’essayait pas de m’humilier ni de prouver quoi que ce soit, il parlait des Grecs comme qui raconte des blagues. “‘Je l’ai lu il y a longtemps au lycée, comme tout le monde’, j’ai répondu. Et à peine avais-je prononcé ces mots, que je me demandais comment réparer cette bêtise. Le journaliste a souri. Personne ne lit Platon au lycée. J’aurais dû au moins savoir cela.
...ses yeux remplis de ce qu'il avait vu en parcourant le monde, la mort d'un voleur sous le fouet dans une ville en Arabie, la terreur d'un petit garçon opéré par son père, la confiance de ceux qui lui demandaient de les emmener avec lui où qu'il aille, comme s'ils attendaient qu'il les sauve. Il m'a dit que personne ne peut imaginer la tristesse et l'horreur d'être pris pour une planche de salut par quelqu'un qui préfère s'abandonner sans défense au premier venu, lequel est peut-être un prédateur, plutôt que de rester là où il est.
"Pourquoi il y a tant de gens qui s'aiment? "
"Pourquoi?" dit-il en souriant. je ne sais pas, parce que c'est bon, parce que ça fait du bien."
"C'est tout?"
"Tu trouves que c'est peu?"
1. Ceci est pour quand vous viendrez. Il faut être prêt. Quelqu’un devra vous prévenir. Vous allez entrer sur une terre où la vérité et le mensonge n’ont plus les significations qui vous ont amené jusqu’ici. Demandez aux Indiens. Posez-leur n’importe quelle question. La première qui vous traversera l’esprit. Et demain, en vous réveillant, redemandez la même chose. Et recommencez après-demain. Posez toujours la même question. Et chaque jour vous recevrez une réponse différente. La vérité est perdue au milieu de toutes les contradictions et les incohérences. Quand vous viendrez chercher ce que le passé a enfoui, sachez que vous serez aux portes d’une terre où la mémoire ne peut être exhumée car le secret, qui est le seul bien qu’on emporte dans la tombe, est aussi le seul héritage qu’on laisse à ceux qui restent et qui, comme vous et moi, sont en quête d’un sens, ne serait-ce que parce qu’ils flairent un mystère et qu’ils finissent par mourir de curiosité. Vous viendrez en vous appuyant sur des faits qui jusqu’alors vous auront paru irréfutables. À savoir que l’anthropologue américain Buell Quain, mon ami, est mort dans la nuit du 2 août 1939 à l’âge de vingt-sept ans. Qu’il s’est tué sans explication apparente, dans un geste intempestif et d’une violence effarante. Qu’il s’est maltraité, malgré les supplications des deux Indiens qui l’accompagnaient lors de son dernier voyage de retour, du village à Carolina, et qui se sont enfuis, épouvantés par l’horreur et le sang. Qu’il s’est tailladé et pendu. Qu’il a laissé des lettres impressionnantes, mais qui n’expliquent rien. Qu’il a été qualifié de malheureux et d’insensé dans des rapports que j’ai eu le malheur d’aider à rédiger pour éviter une enquête. J’ai passé des années à vous attendre, qui que vous soyez, me reposant uniquement sur ce que j’étais seul à savoir, mais désormais je ne peux plus compter sur la chance ni laisser disparaître avec moi ce que j’ai confié à ma mémoire. Je ne peux pas non plus livrer à des mains étrangères ce qui vous appartient et que j’ai enfermé à double tour en vous attendant pendant toutes ces années de tristesse et de désillusion. Pardonnez-moi. Je ne peux courir aucun risque. Je ne suis plus en état de défier la mort. Je n’ai plus l’âge. Demain, je prendrai le bac pour rentrer à Carolina. Mais auparavant je laisse ce testament pour le jour où vous viendrez et où vous vous trouverez face à l’incertitude la plus absolue.
(en italiques)
Demandez aux Indiens.Posez-leur n'importe quelle question.La première qui vous traversera l'esprit.Et demain en vous réveillant,redemandez la même chose.Et recommencez aprés-demain.Posez toujours la même question.Et chaque jour vous recevrez une réponse différente.La vérité est perdue au milieu de toutes les contradictions et les incohérences.p.9
"Alors, la mort ne meurt jamais?"
Le Dr Buell,a bu avec moi et m'a raconté qu'il cherchait parmi les Indiens les lois qui à la fois montreraient combien les nôtres sont insensées et lui permettraient d'accéder à un monde où il se sentirait enfin à l'abri?p.54
Les peuples qui se défendent le plus contre les pays prétendument malhonnêtes sont ceux qui connaissent le mieux la corruption et la malhonnêteté car ils les pratiquent ostensiblement ,ils les connaissent de près.p.34
Quand je l'ai raconté à ma mère, à mon retour (cela faisait un mois que les obsèques avaient eu lieu - on l'avait enterré alors, ce qu'elle était seule à savoir, qu'il souhaitait être incinéré et que ses cendres soient jetées dans la baie de Guanabara), elle n'a rien dit, elle a ouvert une armoire, et elle a passé une semaine entourée de boîtes, assise par terre dans sa chambre, à relire, une par une, toutes les lettres reçues de lui.
Nous faisons une escale à Tosontsengel,dans l'aimag de Zavkgar,a mi-chemin d'Ulanbaatar.Des Mongols vendent du poisson sur la piste de l'aéroport.Des taimens,les cousins sibériens des saumons, des poissons énormes qui peuvent peser jusqu'à cinquante kilos,connus sous le nom de "truites géantes é l'Asie",ou de "rois des rivières mongoles".Les passagers profitent de l'escale pour en acheter et ils les ramènent dans l'avion dans des sacs en plastique.L'odeur est pestilentielle.Il fait une chaleur épouvantable dans la cabine.Le premier passager à revenir de la piste avec son poisson sous le bras racle le sac percé sur tous les dossiers des fauteuils jusqu'à sa place.Il racle la tête du poisson contre la tête des passagers qui ne sont pas descendus.Nous sommes assis à l'arrière,moi dans le fauteuil côté couloir, et je suis la première victime quand l'homme au poisson monte dans l'avion.p.180