Citations de Claude Roy (719)
OESTRICH
Ecoute maintenant écoute jusqu'au très plat des
Flandres
les carillons rieurs et doux ricocher dans l'après-midi
calme
Nous descendons en péniche le canal d'Oestrich
en compagnie des cloches long-courrières
dans l'odeur naïve de vase et de goudron
Nous ne disons plus rien Simplement c'est la demie
qui sonne au beffroi de Bruges
simplement rien qu'un courlis que la brume et sa
petite haleine
le long du lent chaland qui redescend sur Gand
et l'eau l'eau sage l'eau secrète l'eau qui vient d'aussi
loin
que notre silence d'aussi loin que les cloches songeuses
d'aussi loin que notre mort qui coule son eau noire
et monte à nos genoux très régulièrement.
A PEINE
A peine si le vent retrousse un peu la mer
fait mousser sur son bleu un coin de jupon blanc
à peine si le sang à ton front quand tu dors
compte tout doucement l'aller retour du temps
A peine si les cris des enfants sur la plage
se mélangent au flot qui chuchote ses plis
à peine si le blanc d'un tout petit nuage
éclabousse le bleu du ciel ourlé de gris
A peine si j'écris à peine si tu dors
à peine s'il fait chaud à peine si je vis
et je ferme les yeux croyant laisser dehors
tout ce qui n'est pas toi mon amour endormi.
Le Rhinocéros
Le rhinocéros est morne
et il louche vers sa corne.
Que veut le rhinocéros ?
Il veut une boule en os.
Ce n’est pas qu’il soit coquet :
c’est pour jouer au bilboquet.
Car l’ennui le rend féroce,
le pauvre rhinocéros.
L'escargot matelot
Un escargot fumant sa pipe
Portait sa maison sur son dos.
C'était un garçon sympathique,
Un brave et joyeux escargot.
Il avait été matelot
Et navigué sur un cargo.
Il en avait assez de l'eau
Cet ancien marin escargot.
Son ami le petit Léon
Lui apportait du tabac blond.
Et l'escargot fumant sa pipe
Évoquait la mer, les tropiques,
Et le tour du monde en cargo
Qu'il avait fait en escargot,
Un escargot fumant la pipe
Pour n'être pas mélancolique.
Elle est venue la nuit du plus loin que la nuit
A pas de vent de loup de fougère et de menthe
Voleuse de parfum impure fausse nuit
Fille aux cheveux d'écume issus de l'eau dormante
LA NUIT
Nos souvenirs ont parcouru
Vingt mille lieues sous les mers
Frôlant les vaisseaux disparus
Les noyés aux lèvres amères..
J’ai perdu la trace aujourd’hui
Des trois Anglais du Pôle Nord
Les jours s’en vont les ans ont fui
Les grands aventuriers sont morts
Les capitaines de quinze ans
En ont quatre-vingts bien sonnés
Les flots qui s’en vont moutonnant
Emportent épaves les années
Je cherche au centre de la terre
Les deux explorateurs errants
Comme eux je vais je viens et j’erre
Enfant du Capitaine Grant…
Les nuages glissent dans les nues
Le coeur attend le coeur espère
Nos souvenirs ont parcouru
Vingt mille lieues sous les mers.
Élégie des lieux communs, 19
pour Claire
𝐸̂𝑡𝑟𝑒 𝑎𝑣𝑒𝑐 𝑑𝑒𝑠 𝑔𝑒𝑛𝑠 𝑞𝑢’𝑜𝑛 𝑎𝑖𝑚𝑒 𝑐𝑒𝑙𝑎 𝑠𝑢𝑓𝑓𝑖𝑡 : 𝑙𝑒𝑢𝑟 𝑝𝑎𝑟𝑙𝑒𝑟, 𝑛𝑒 𝑙𝑒𝑢𝑟 𝑝𝑎𝑟𝑙𝑒𝑟 𝑝𝑜𝑖𝑛𝑡, 𝑝𝑒𝑛𝑠𝑒𝑟 𝑎̀ 𝑒𝑢𝑥, 𝑝𝑒𝑛𝑠𝑒𝑟 𝑎̀ 𝑑𝑒𝑠 𝑐ℎ𝑜𝑠𝑒𝑠 𝑝𝑙𝑢𝑠 𝑖𝑛𝑑𝑖𝑓𝑓𝑒́𝑟𝑒𝑛𝑡𝑒𝑠, 𝑚𝑎𝑖𝑠 𝑎𝑢𝑝𝑟𝑒̀𝑠 𝑑’𝑒𝑢𝑥, 𝑡𝑜𝑢𝑡 𝑒𝑠𝑡 𝑒́𝑔𝑎𝑙. (La Bruyère)
Si dorment dans le vert des prairies de septembre
plus confondus tous deux que le nuage au jour
les amants leur sommeil en mélangeant leurs membres
fait sourdre dans leur sang du sol un long bruit sourd
Hommes d’après nous deux vivants d’après nos morts
vous piétinez au fond du silence et du noir
J’entends venir à moi du très loin de l’aurore
un monde où la bonté rit dans tous les miroirs
un monde qui fera les quatre volontés de l’homme
Et si vous demandez tout bas n’osant encore y croire
qui sont ces étrangers ils ignorent la haine
et pour qui cette fête chaque jour recommencée
pour qui cette clarté des lampes et qui donc a
donné aux jours cette simplicité de jour tout frais levé
et pourquoi ces rires cette musique cette gaîté du vent
enfin enfin semblable à cette fraîcheur
si longtemps imaginée si longtemps poursuivie
et si vous demandez qui sont ces hommes
à visage d’hommes vivants ces hommes habillés
de joie simple et de confiance claire
le vent vous répondra
Ils sont vous-même vous enfin très ressemblant
au visage parfait qui s’ignorait en vous
Ils sont votre espérance qui parlait au futur
et qui dit au présent l’homme ami de lui-même
Je t’aime pour hier
pour aujourd’hui
et pour demain
Quand nous serons bien morts il n’y aura plus
que le bonheur donné qui nous fera présents
Il y a dans le bas du ciel noir
des éclairs de chaleur lointains
et ton corps de jour nu sur les draps blancs
a gardé la chaleur de l'après-midi
comme les pierres de la nuit d'été
Je prendrai dans mes bras ta douceur
J'irai te rejoindre à la source
BRUIT DE LA MER
« Si tu trouves sur la plage
Un très joli coquillage
Compose le numéro
Océan, zéro, zéro,
Et l’oreille à l’appareil
La mer te racontera
Dans sa langue des merveilles
Que papa te traduira » .
Pluie
A l'orée du soir chuchote une pluie douce
Chaque goutte d'eau semble encore hésiter
puis s'enhardit Les doigts nombreux de l'averse
tambourinent légèrement la terre qui avait soif
Renverser le visage laisser la pluie ruisseler
sur le front les joues boire les gouttes d'eau
fermer les yeux et ne plus rien désirer d'autre
À la lisière du temps
L'amitié comme un feu prise brindille à branche
inventée protégée découverte et perdue
parée d'un éclat bleu naïve de confiance
préservée de nos mains comme une pensée nue
...
Nous nous sommes crus seuls
et ce n'était pas vrai
Je vis de mille morts et tu m'enseignes à vivre
'Tombeau de Paul Eluard', extraits.
LE SILENCE ET DORS
L'oreille au guet de longue absence
écoute aux portes du sommeil
Elle écoute au creux du silence
le bleu du ciel marcher pieds nus
le long tic-tac de l'espérance
l'horloge au pas triste et têtu
Elle écoute mûrir les fruits
croître les fleurs et pousser l'herbe
et le ressac que fait la nuit
en brassant sa moisson de gerbes
Elle écoute très noir grillon
chantant déjà dans notre automne
la mort cachée dans nos sillons
racler sa viole monotone
L'oreille au guet de longue absence
écoute aux portes défendues
ET ENCORE LA MEME CHOSE
Je dis simplement la merveille
la modestie du ciel vivant
le petit pesant d'or d'une abeille
l'éclat du sel qui est tout blanc
toi différente mais pareille
Je dis simplement la merveille
de tous les jours te retrouver.
Le champ d'avoine légère respire au vent imperceptible
à côté du blé au garde-à-vous roide dans son pourpoint
La chatte noire invisible fait sa couleuvre
et se faufile entre les tiges à ras du sol
Elle ėmerge en miaulant dans le froissement des épis
nette comme un caractére à l'encre de Chine
sur fond de sable d'or et de soleil en paille
(" Claude Roy, un poète")
L'enfant qui est dans la lune
Cet enfant, toujours dans la lune,
s'y trouve bien, s'y trouve heureux
Pourquoi le déranger ? La lune
est un endroit d'où l'on voit mieux .
LA DEMOISELLE ET LA BICHE
Vous avez fait un vilain rêve,
mademoiselle Noémie.
Vous étiez biche dans les bois.
Des chasseurs vous chassaient sans trêve,
votre cœur était aux abois.
Mais le matin enfin se lève
et vous retrouvez vos amis.
Car vous n'êtes pas la biche au bois
mademoiselle Noémie,
et vous reprenez vos esprits.
Mais dans la forêt du sommeil
erre une biche triste et douce
qui se sent seule lorsque s'éveille
mademoiselle Noémie.
La biche a eu toute la nuit
une meute folle a ses trousses
mais elle avait une amie
qui partageait sa longue course.
La voilà seule dans les bois.
Où donc s'en est allée l'amie
qui lui a tenu compagnie ?
La biche pleure. Elle a froid
et se demande où est partie
mademoiselle Noémie.
« Jamais je ne pourrai »
Jamais jamais je ne pourrai dormir tranquille aussi longtemps
que d'autres n'auront pas le sommeil et l'abri
ni jamais vivre de bon cœur tant qu'il faudra que d'autres
meurent qui ne savent pas pourquoi…
AMOUR
Les bidons du laitier le chant du rossignol
le grondement lointain du métro souterrain
n'éveillent pas les morts dormant à l'entresol
Roméo Roméo Juliette tend la main
Orphée cherche Eurydice en vain dans le couloir
mais le réveil sonne et c'est déjà demain
et c'est déjà ce soir et déjà Paris-Soir
déjà le résultat des courses du destin
et déjà l'apéro que l'on siffle au comptoir
Le boulanger distrait colle un ticket de pain
Tristan appelle Iseut mais Tristan perd son temps
et le Mort en bâillant s'en va clopant-clopin.
La Mort s'en va Quand on est mort c'est pour
longtemps
Mais moi j'ai dans mes bras une fille endormie
à qui je fais l'amour sorte de passe-temps
Mais moi j'ai dans mes bras une fille endormie.
Il suffit d'une étoile à portée de la main
pour conjurer le sort Dormez enfants du jour vos paupières demain
reconnaîtront les morts.
Ils vous apporteront ce qu'ils aimaient le mieux
ce qui ne déçoit point Les ombres du couchant les fontaines les lieux
l'odeur triste du foin
S'ils laissent un matin un arbre un écureuil
un oiseau qu'on entend Remerciez-les avant qu'ils ne passent le seuil
après il n'est plus temps
Ne méprisez jamais les dons que font les morts
ils n'ont pas autre chose Le choix n'est pas si grand quand on est loin du port
et jamais ne repose.
Seul un mot quelquefois peut passer au travers
un mot tout simplement qui te va comme un gant,
un mot lettre-à -la poste, un vrai mot coeur-ouvert,
un mot qui vient du clair et qui retourne au vent.