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Critiques de Dany-Robert Dufour (22)
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Je poursuis ici ma petite incursion dans le XVIIIe siècle à la recherche des dysfonctionnements de notre société actuelle. Je connaissais le très brillant philosophe Dany-Robert Dufour pour son audacieuse démonstration, dans La Cité perverse, que le néolibéralisme est un système politique pervers, au sens le plus strict de la définition psychanalytique du terme. Peu ou prou, mes quelques connaissances des freudo-marxistes de l'école de Francfort et de quelques sociologues et philosophes politiques français m'ont donné des aperçus de ces passerelles entre critiques du capitalisme et psychanalyse qui ont été construites – avec plus ou moins de bonheur – depuis les tout premiers disciples de Freud. Mais j'étais loin de me douter qu'une anticipation aussi parfaite, aux conséquences si nombreuses, qu'une synthèse source de réflexions si fertiles et d'envergure si vaste s'obtînt par l'exhumation d'un tout petit texte occulté d'un auteur maudit du début du XVIIIe s., exhumation qui a été accomplie, avant que par Dufour dans un but de dénonciation, par Friedrich Hayek, le maître à penser du néolibéralisme et chef de file de l'école dite de Chicago, dans des buts d'énonciation d'un protocole économique revigoré, dans sa puissance destructrice, par des observations-prescriptions datant des origines mêmes du capitalisme naissant. L'auteur maudit, c'est Bernard de Mandeville qui, comme son nom ne l'indique pas, était un Néerlandais « médecin de l'âme » et philosophe, né à Rotterdam en 1670, émigré à Londres où ses écrits furent publiés (en anglais) et pour la plupart brûlés sur le bûcher, dont quelques spécialistes connaissent aujourd'hui uniquement La Fable des abeilles (1729) et sa maxime paradoxale : « Les vices privés font la vertu publique ». Le petit texte occulté porte le titre : Recherches sur l'origine de la vertu morale, il est daté 1714, ne fait guère plus de 12 pages, il a été nouvellement traduit par Dufour et intégralement reporté en annexe de cet essai.

Voici son contenu en extrême synthèse : la vertu est un leurre, la majorité qui la tient en estime contre son propre intérêt égoïste a avantage à être soumise à une minorité qui feint de la prôner alors qu'elle dupe les autres tout en poursuivant ses propres vices dans leur dos, et enfin cette tromperie plaît à Dieu, car elle permet le surgissement d'une abondance qui représente la condition la plus proche du Paradis sur Terre après la Chute.

Après un rappel sur la réception (par ses contemporains puis par les nôtres), l'occultation (notamment par Max Weber), la mésinterprétation (par Marx), dans l'Introduction, du texte mandevillien, celui-ci est scrupuleusement décrypté dans le Chap. Ier « Préliminaires textuels... », qui le décompose en dix éléments.

Le Chap. II, « Mandeville et la naissance du capitalisme ou Comment passer de la pénurie à l'abondance, grâce à la perversion... et tout détruire », donne la mesure de l'immense puissance novatrice de Mandeville : dans les rapports entre morale et politique, au-delà de Machiavel et de Nietzsche et avec plus de hardiesse que La Rochefoucauld qui l'avait préparée ; dans la découverte de l'inconscient, avec une large avance sur Freud et anticipant un chemin qui sera redécouvert seulement par Lacan ; dans la réfutation philosophique de Descartes et dans le perfectionnement de la clinique de la perversion (au niveau social outre que sexuel) ; dans le dépassement de Marx notamment sur le sujet de la plus-value initiale et sur le fétichisme de l'argent. Ce Chap. II, infiniment stimulant, explore également le contexte historique analysé par Mandeville – entre 1694 et 1714, c-à-d. entre révolution industrielle, financière et privatisation des communs – pour en venir à des analogies avec la théorie néolibérale actuelle du « ruissellement », à la pratique occulte ou tolérée des illégalités financières d'aujourd'hui, et enfin à l'actualité du dessein blasphème de Mandeville : « Faire jouir Dieu et le monde ».

Le Chap. III, « Le capitalisme comme système borderline », reprend des termes et instruments cognitifs plutôt psychanalytiques (fétichisme, perversion, schizophrénie, paranoïa...) pour s'atteler à examiner le capitalisme financier depuis la fin du système de Bretton Woods : en particulier une anticipation est envisagée de l'éventualité de la cryptomonnaie de Facebook, la denommée « libra », qui aurait dû être lancée dès 2020.

Le Chap. IV, « Bienvenue à Cloaca », prend comme point de départ la découverte freudienne des rapports entre l'argent et l'excrément, depuis la définition de la position de l'enfant comme « pervers polymorphe » et accomplit un détour assez inattendu sur le thème de l'art contemporain et sur sa nature radicalement spéculative ; de là l'auteur déconstruit la prétention du capitalisme qu'il permettrait l'échange à somme non-nulle, et anticipe sur la Conclusion, qui reprend la fonction excrémentielle (je dirais personnellement : « coprophage ») de la perversion capitaliste en faisant une courte référence aux catastrophes environnementales en présence – une conclusion attendue et un peu bâclée. Néanmoins cet ouvrage est pour moi un petit chef-d’œuvre.
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Le délire occidental

Le délire occidental, c'est l'injonction cartésienne faite aux hommes de « se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». La réalisation de cette injonction par le productivisme capitaliste (et marxiste-léniniste) moderne et postmoderne, outres les dégâts sur ladite nature que l'on observe désormais, a entraîné des malheurs dans les trois domaines principaux de la vie quotidienne humaine : le travail, le loisir, l'amour. Cet ouvrage complète donc la théorie philosophique de Dufour développée dans ses études précédentes par un complément presque sociologique.

Dans l'histoire de la philosophie occidentale, le travail a été toujours dévalorisé : le logos grec, prérogative des « eleutheros », ne pouvait se développer que grâce à l'économie esclavagiste fondée sur le labeur des « banausos ». Cette dévalorisation est entretenue jusque par Hannah Arendt. Le tournant moderne des Lumières, néanmoins, en introduisant la démesure, généralise et rend « scientifique » l'aliénation du travail, à savoir la privation du travailleur de son œuvre, dont l'importance psychanalytique est explorée. Sur le sujet de l'aliénation provoquée par le taylorisme, même Gramsci entretient un paradoxe et il vaudra mieux se référer à Simone Weil dans son : La Condition ouvrière. À l'objection que le taylorisme serait désormais dépassé, l'auteur répond qu'au contraire le productivisme n'a jamais été aussi puissant qu'avec le « lean management » ayant envahi l'ensemble de la société, et il fait appel notamment au concept d'« extorsion du consentement » du philosophe américain Michael Walzer, et à Günther Anders.

La postmodernité, surtout depuis la transformation du productivisme en consumérisme suite à la crise de 1929, provoque la confiscation de l'otium par le negotium, et une nouvelle aliénation par la dépendance libidinale à la marchandise fétichisée. Après une analyse du concept de loisir depuis l'antiquité, est démontré le passage du capitalisme répressif au capitalisme libidinal avec la rétrocession de jouissance, afin de créer une addiction à la consommation faisant appel aux pulsions et à leurs frustrations. Dans la désinhibition post-1968, on assiste à un « nouage inédit de l'égoïsme et de la grégarité » et enfin, par les technologies de l'information, à « l'insertion du travail dans le loisir ».

L'amour n'est pas exempté de cette métamorphose, dans laquelle il s'estompe au profit de l'érotisme et de la pornographie. Dans cette partie, le discours du philosophe est à mon avis le plus contestable, car il prend des tons presque homophobes, en utilisant de façon arbitraire un concept dû à Françoise Héritier : « l'inceste du second type ». Par une analogie hardie et non cautionnée par Héritier, Dufour introduit un troisième type d'inceste qu'il attribue à toute sexualité infertile, donc notamment homosexuelle et transsexuelle. Si le concept de phantasme est approfondi dans le contexte d'un certain filon psychanalytique (Miller) qui dénie la primauté ontologique de la nature (« Oublier la nature ») et donc du sexe au profit du « tout genre », s'il apparaît nécessaire de rétablir les fondements biologiques de la binarité mâle/femelle dans le cerveau limbique, si enfin les mécanismes addictifs (et mercantiles) de la pornographie sont opportunément rappelés, le discours presque homophobe se conclut de façon très inattendue par son inverse : sur la question d'actualité de la filiation des couples homoparentaux, Dufour défend la nécessité de la distinction (juridique) entre procréation et filiation, d'une manière presque identique à la préconisation d'Irène Théry en la matière, contenue dans son célèbre rapport parlementaire (qui n'est jamais cité) ! Nous sommes donc bel et bien d'accord, et il me semble assez inutile et grandement polémique d'avoir mobilisé le terme choquant d'inceste pour en arriver à une telle conclusion...





Cit. :



1. « Il s'agissait à l'origine de profiter du travail des esclaves pour être libre et penser, il s'est agi ensuite d'autre chose : non pas "penser plus pour être plus", mais simplement "avoir plus" (sans qu'il soit nécessaire pour autant de "penser plus", au contraire même) – ce qui s'est avéré possible en exploitant à outrance une énergie qui pouvait rapporter beaucoup plus qu'elle ne coûtait, la force de travail. Il s'est donc agi d'un détournement de projet. Dans ce détournement, ce qui était prohibé – la pléonexie de Platon ("avoir toujours plus") et la chrématistique d'Aristote (la passion de l'argent pour lui-même) – est devenu non seulement licite, mais recommandé. » (p. 65)



2. « L'homme est en effet un néotène, il naît prématuré, inachevé à la naissance. Et, comme il n'est pas finalisé pour occuper telle ou telle place dans le règne animal, il se retrouve privé de ces objets prescrits par le code. L'instinct de l'animal qui produit un besoin précis de ceci ou de cela s'est transformé chez l'homme en une pulsion aussi impérieuse qu'imprécise : l'homme est poussé, mais il ne sait pas vers quoi au juste. […] Or, ce désir, il faut le satisfaire dans les deux dimensions où il se manifeste : le désir qui le dirige vers des objets extérieurs et le désir qui revient sur le sujet lui-même. Ces deux désirs sont sujets à des satisfactions : globalement sexuelles ou libidinales pour les objets extérieurs, globalement narcissiques quand le désir revient sur le sujet. L’œuvre se situe justement à la jonction des deux. Elle est ce qui donne un provisoire objet adéquat à cet homme contraint de se donner des objets de remplacement pour vivre et pour donner un sens à sa vie. » (p. 70)



3. « […] Nous pouvons avoir affaire à des "extorsions de consentement" [Michael Walzer] lors de la distribution de biens grâce à des contraintes diverses résultant d'une domination dans une sphère déterminée, sans que cela procède de l'intervention de la force. […] Or, nous sommes, avec l'exigence d'un engagement personnel du travailleur dans les finalités de l'entreprise, aussi total que possible, avec cette mobilisation du "capital humain" qui doit se montrer volontaire, dans ces échanges faussés qui résultent en fait d'une contrainte réelle plus ou moins cachée qui pourrait se formuler ainsi : "Tu n'auras pas de travail (ou te ne garderas pas ton travail) si tu ne montres pas constamment que tu adhères pleinement aux objectifs de l'entreprise." » (pp. 122-123)



4. « Nous venons de relever trois facteurs relatifs au travail permettant à l'actuel capitalisme de suivre sa finalité sans fin, produire toujours plus : la domination de plus en plus forte de la vie sociale par des algorithmes commandant la production qui décident pour les individus, la division du travail de plus en plus poussée et la demande d'adhésion inconditionnelle des individus aux objectifs de l'entreprise. Il est remarquable que les conséquences de ce triple mouvement aient été entrevues il y a plus de cinquante ans déjà par l'un des plus grands penseurs de la technique du XXe siècle, Günther Anders. Anders notait, dans L'Obsolescence de l'homme, que l'homme devient de plus en plus "aveugle à la finalité" du capitalisme industriel. » (p. 154)



5. « La gauche vient en France de se rallier à la politique de baisse du coût du travail (c'est le "pacte de responsabilité" annoncé par F. Hollande début 2014) sans jamais évoquer la hausse du coût du capital. Le Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques […] a effectué […] une mesure de la rente financière indue – celle qui reste lorsqu'on a retranché des revenus financiers les coûts qui peuvent se justifier (risque entrepreneurial et coût d'administration). On obtient alors le coût ou plutôt le surcoût du capital. En 2011, il se montait en France, pour l'ensemble des sociétés non financières, à 94,7 milliards d'euros, ce qui donne un surcoût du capital compris entre 50 et 70% ! Cela signifie que les biens valant réellement 100 euros coûtent en pratique entre 150 et 170 euros par an aux entreprises du seul fait qu'elles doivent s'acquitter d'une rente prélevée par les financiers. A noter que ce surcoût n'était que 13,8% durant la période 1961-1981, c'est-à-dire avant la financiarisation à outrance de l'économie mondiale. » (note 1 p. 159)



6. « Les plus avisés d'entre ces capitalistes ont alors compris que ce qu'ils allaient perdre d'une main en rendant un peu de la jouissance confisquée, ils pouvaient largement le regagner de l'autre. Il suffisait, pour exploiter de manière industrielle le temps de loisir rétrocédé, d'inventer des activités marchandes qui l'occuperaient et l'investiraient. […] D'autant qu'ils avaient trouvé la condition indispensable pour que cela marche : que ces activités promettent de combler certaines appétences pulsionnelles autrefois réprimées au sein de ces populations. Et qu'elles tiennent, autant que faire se peut, leur promesse. La question du fétichisme de la marchandise, brillamment ouverte par Marx […], allait ainsi connaître de nouveaux et inédits développements, imprévisibles et en tout cas non prévus par ce dernier.

Du coup, l'otium a été envahi par le negotium. Et le loisir s'est trouvé saturé de marchandises, c'est-à-dire, pour l'essentiel, de leurres qu'il s'est agi de présenter comme répondant à des besoins impérieux, autrement dit à des pulsions qu'il n'y eut plus besoin de réprimer, mais au contraire d'exalter. Le capitalisme, de répressif qu'il était, devenait libidinal. » (pp. 196-197)



7. « L'heure ne semble donc plus au seul sujet freudien, ce névrosé qui obéissait à la loi, qui refoulait ses désirs et qui, lorsqu'il les assouvissait, avait un peu trop tendance à souffrir de culpabilité. La consommation généralisée mise en place sous l'égide d'un freudisme de marché appliqué à débusquer ces désirs cachés a finalement produit un sujet de moins en moins porté à la culpabilité à mesure même qu'il consommait et, donc, transgressait davantage. L'apparition de ce nouveau sujet (plus deleuzien que freudien) correspond au passage de la modernité à la postmodernité. Avec ce nouveau sujet, la transgression devient la norme. Les spin doctors comprirent alors très vite que jouer le jeu des identités floues (schizées, divisées, multiples, mouvantes, "trans") pouvait s'avérer décisif. Rien de mieux, en effet, qu'un univers de loisir intégralement investi par des marchandises en constant renouvellement pour promettre l'accès à ce nouveau monde nomade.

[…]

Cet avenir (celui de la mondialisation ultralibérale libérée des pouvoirs étatiques locaux) correspond aussi à un retour imaginaire à un état antérieur de l'humanité, au monde "bienheureux" d'avant la révolution néolithique qui avait vu la victoire de l'agriculteur-éleveur, soucieux de frontières et de pouvoir, sur le chasseur-cueilleur hédoniste, voyageant au gré des circonstances. Cet imaginaire porte avec lui une véritable révolution culturelle : il se présente comme une promesse de retour païen au paradis perdu du nomadisme et du polythéisme contre l’État, le monothéisme et la partition travail/loisir. Ce qui fait intégralement partie de l'utopie libérale d'aujourd'hui. » (pp. 203-205)



8. « […] Il faut agir pour la distinction de la procréation et la filiation, qu'il faut inscrire dans l'état civil des individus dès leur enfance, c'est-à-dire dans la loi. Cela pourrait donner aux enfants de ces couples [homosexuels] quelques repères (des re-pères, en l'occurrence, et même des re-mères) et leur éviter de sombrer dans certain délire ou de se penser, "l'âme languissante", comme une somme "d'artifices et d'impostures, c'est-à-dire rien d'authentique". » (p. 292)
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Le code Jupiter

Pamphlet philosophique publié en novembre 2018.

Plus qu'une critique du système macronien, c'est un essai philosophique et politique sur la prise et l'exercice du pouvoir.



Etudes très intéressantes basées sur quatre idéologues : Descartes, Machiavel, Mandeville, Hegel et Paul Ricoeur.



Fascinant et très abordable
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L'individu qui vient

Me voici enfin comblé par un traité général et systématique de la critique philosophique du libéralisme par D-R. Dufour, laquelle est admirablement bâtie à partir d'un postulat apparemment paradoxal : « l'individu n'a encore jamais existé » en Occident, et le philosophe l'appelle de ses vœux. En effet « l'égoïsme grégaire » caractérisant le « totalitarisme antiautoritaire » qui constitue le nouvel esprit du capitalisme empêche l'individu de se former : alors que cette formation passe par le contrôle de ses passions, le libéralisme débridé attise les pulsions nécessaires à la prolétarisation du sujet consumériste et à la désinhibition du pléonexe, « le grand avide, celui qui veut toujours plus, au risque même de tout détruire autour de lui » (p. 95)...

La démonstration débute par la critique de la philosophie postmoderne. Là, d'emblée, l'auteur s'expose à l'accusation de néoconservatisme, car cette pensée qui, à partir de Jean-François Lyotard annonce la sortie des grands récits théologico-politiques prémodernes ainsi que de ceux, modernes, de l'émancipation individuelle et sociétale (tels le marxisme), est considérée généralement « de gauche ». Il s'octroie à la fois le droit de choisir tantôt la « révolution » tantôt la « conservation », et d'autre part il envisage une évolution beaucoup plus longue de la « guerre des religions » entre les deux grands récits occidentaux (le monothéisme chrétien et le Logos grec) et la « religion du Marché » : une guerre qui, loin de la scansion foucaldienne en trois « épistémê » (suivi de la quatrième de Lyotard), remonte aux origines mêmes du libéralisme, ou plutôt à la victoire des Lumières anglaises sur le transcendantalisme allemand.

Le libéralisme actuel résulte du renversement à la fois du grand récit monothéiste, notamment par l'inversion de la dyade augustinienne « Amor Dei vs. amor sui » (autrement dit « amor socialis vs. amor privatus »), et de celui du Logos grec, par l'inversion de la primauté de deux des trois composantes de l'âme platonicienne (« noûs » vs. « épithumia ») ainsi que par l'abolition de l'horreur philosophique de la « pléonexie ». Ce premier chapitre se clôt sur un inventaire assez tragique des dégâts que la postmodernité, avec la suprématie de la religion du Marché, a provoqués sur l'ensemble des « économies humaines » (cf. cit. 1).

La deuxième partie de la démonstration précise les objections que le philosophe pose à la fois au « divin Marché » et aux grands récits du passé. Ces derniers comportent en effet des formes de répression - « soustraction de jouissance », certaines desquels lui paraissent nécessaires, mais aussi des « surrépressions » à prescrire. Typiquement, la surrépression a pénalisé les femmes, par la « colonisation », la « con-fiscation » de leur utérus par les hommes, sous forme de Patriarcat qui est aussi appelé : « le onzième commandement ». Mais une autre surrépression a trait à la nécessité de réduire une partie conséquente de la population en esclavage afin que les hommes libres de l'Antiquité se consacrent au Logos et puissent devenir citoyens. La survivance de l'esclavage est le mécanisme ayant permis la prolétarisation de l'ouvrier, puis celle du consommateur.

Le chapitre trois s'attelle à déconstruire l'homme postmoderne, prétendument libéré, et en particulier l'homme postidentitaire. Dans cette partie, il est beaucoup question de la critique de la « théorie du genre », surtout en ce qu'elle conçoit la possibilité (et le droit) de changer de sexe. Bien que je comprenne très bien la fonction de la logique de Dufour quand à l'hubris de la revendication du choix du genre, j'ai trouvé certains de ses arguments assez contestables, et quelques-unes de ses conclusions carrément spécieuses (en particulier sur l'homoparentalité et les droits afférents), finalement assez proches des sophismes que l'auteur a raison de dénoncer chez ses opposants la plupart du temps. Il est certes stimulant de confronter (dans la pensée) son argumentaire avec celui d'un tel interlocuteur, mais j'ai eu hâte de passer outre cette partie et d'apprendre des choses sur le « prolétaire postmoderne » qui, métamorphosé de « sujet-qui-pense » en « corps-qui-veut », est soumis au triple syndrome de l'addiction (à la marchandise), à la dépression (retrait du désir) et à la perversion (instrumentalisation de l'autre dans un délire de toute-puissance « faite en réalité de toute-impuissance » (p. 279)). Le « pléonexe postmoderne » revient en grande partie sur la crise de 2008.

Dans le quatrième chap., il est question de quatre « axiomes de survie » : la création de conservatoires dans tous les domaines détruits par le Marché, la refondation de l'école comme lieu de maîtrise des pulsions, l'invention d'un individualisme « sympathique », le renforcement et la démocratisation de l’État. La partie sur l'école est particulièrement intéressante. Celle sur l'individu prend comme point de départ un Marx assez inconnu (celui des œuvres de sa jeunesse), et établit enfin une morale kantienne, laïque bien qu'acceptable par la plupart des grandes traditions religieuses, et fondée sur la théorie des jeux et le dilemme des prisonniers...

Enfin, on notera les vingt-cinq pages très serrées de l'annexe contenant « 30 mesures d'urgence... », provenant non du philosophe mais du citoyen informé, mais qui s'avèrent tout aussi documentées, pertinentes, immédiatement opératoires pour une réforme profonde du système politique actuel, à l'instar et de la même nature que la charte du Conseil national de la Résistance, adoptée clandestinement en France en mars 1944.







Table :



1. « Le Marché comme récit dominant de l'époque postmoderne » :

« La postmodernité : une nouvelle guerre de religions »

« Une époque postmoderne... qui vient de loin »

« Le renversement du grand récit monothéiste : quelques repères »

« Le renversement du Logos en Occident : quelques repères »

« Le Marché et la destruction des grandes économies humaines ».



2. « Ni divin Marché, ni grands récits ! » :

« Droit de retrait vis-à-vis du marché »

« Droit d'inventaire vis-à-vis des grands récits »

« Les grands récits : répression et surrépression »

« Les grands récits devant la femme »

« Le Logos, les hommes libres et les autres ».



3. « La postmodernité : autopsie d'une libération en trompe l’œil » :

« L'homme postmoderne : l'ancien roi des cons saisi par le devenir-femme »

« Le programme postidentitaire »

« Le prolétaire postmoderne »

« Le pléonexe postmoderne ».



4. « Que faire ? » :

« Ne pas être conservateur, mais créer des conservatoires »

« Reconstruire l'école »

« Pour un individualisme enfin sympathique »

« Plus d’État dans les affaires et moins d'affaires dans les États ! »



Épilogue



Annexe : « Trente mesures d'urgence pour créer le milieu offrant à chacun quelques chances de se réaliser comme individu ».

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Le code Jupiter

Sous le pseudonyme – promptement démasqué – de Démosthène, le fustigeur athénien de l'hubris, Dany-Robert Dufour nous livre ici non pas un pamphlet anti-macronien, même si parfois son style pourrait y faire songer, mais une analyse et un décodage du parcours biographique et intellectuel ainsi que des présupposés philosophiques de la pensée de l'actuel président de la République.

Rédigé fin 2018 et imprimé en janvier 2019, donc avant la pandémie et le gouvernement Castex, ce petit livre est aussi richement documenté (visiblement écrit depuis les coulisses de la macronie) qu'agréable à lire : de plus, il offre un aperçu d'une stratégie de pouvoir qui n'est pas toujours transparente pour les citoyens qui ne font que s'informer de l'actualité et qui se méprennent donc notamment au sujet du rôle de l'État préconisé par Macron et de son prétendu keynésianisme.

L'ouvrage se divise en quatre chapitres, mais plus opportunément en deux parties, dont la seconde utilise la fiction de la première personne, d' « un personnage fictif qui s'appellera "moi, Président" et qui parlera comme s'il pouvait tout dire. Ce ne sera donc pas lui, mais en même temps, ce sera comme lui. », selon une « problématique ricœurienne qu'il affectionne » (p. 93) :

I. « Jupiter jeune » – qui retrace certains aspects méconnus de sa vie avant la magistrature suprême ;

II. « De la République française au groupe France » - qui précise le sens de son action politique ;

III. « Précis de philosophie politique jupitérienne » - qui établit de façon très claire et structurée les six penseurs qui constituent son cadre de référence, ainsi que celui du capitalisme tel qu'il le promeut : Hobbes, Descartes, Machiavel, Mandeville, Hegel et Ricœur ;

IV. « Le capitalisme, ses crises salvatrices et la réinvention permanente du monde » - qui prend comme jalons les trois crises du capitalisme au XXe siècle pour montrer leur capacité de métamorphoser le système, sans jamais perdre de vue notre actualité présente ; il se décline ainsi : a) « 1929 : la reconfiguration du capitalisme » - où toute son importance est accordée à Edward Bernays (neveu de Freud, auteur d'un essai intitulé : Propaganda), l'inventeur de la consommation de masse ; b) « 1968 : désinstitutionnalisation et mondialisation ou comment transformer des hippies en yuppies ? » - où est expliquée la récupération de Mai 68 point par point et ensuite la financiarisation de l'économie suite à la révocation des accords de Bretton-Woods en 1971 ; c) « 2008, vers la fin du monde. Et après ? » - où apparaît une nouvelle forme de multipolarité nationaliste (caractérisée en particulier par l'opposition radicale entre les stratégies de Donald Trump et de Xi Jinping), où les migrations internationales auront un rôle fondamental et croissant, et enfin où les problématiques environnementales sont envisagées comme des opportunités de développement de nouveaux marchés d'envergure extra-planétaire et sur-humaine...
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Le code Jupiter

Le code Jupiter est écrit sous le pseudonyme de Démosthène, Dany-Robert Dufour, professeur de philosophie à Paris VIII, tombe le masque. C'est lui qui est l'auteur du pamphlet anti-Macron. "Quand vous stigmatisez, blâmez, jetez l’opprobre sur ceux qui n'y arrivent pas, comme depuis le début de ce quinquennat [...] il y a un moment où ces stigmatisations se traduisent par un sentiment d'injustice totale, et par un sentiment de revanche." Et Dufour de se rapporter à Démosthène (celui du IVe siècle avant JC), qui expliquait que l'outrage, l'affront, déclenchent bien mieux la révolte que le coup. Dufour, toujours en s'appuyant sur Démosthène, explique qu'il est bon pour le pouvoir de stigmatiser une fraction de la population, pour créer en regard une classe de vertueux. Mais Macron, poursuit Dufour, a stigmatisé beaucoup trop largement. "Au lieu de stigmatiser un petit groupe de dangereux, Macron a stigmatisé l'ensemble du peuple français. Et le peuple français est en train de lui répondre." Pour comprendre la haine qu'agrège sur lui d'Emmanuel Macron, nous revenons sur son parcours, et notamment son passage à la banque Rothschild. C'est là-bas qu'il a appris à "raconter des histoires crédibles même quand on y croit pas du tout", raconte Dany-Robert Dufour, qui rappelle qu'Alain Minc considérait la fusion-acquisition, le métier d'alors de Macron, comme un "métier de pute" pour lequel l'actuel président "avait toutes les qualités, parce qu'il savait séduire". Un point dans le livre de Dufour a fait tiquer Daniel Schneidermann : l'affaire Fillon, dans laquelle Dufour voit la main de Macron. C'est lui qui aurait transmis des documents au Canard enchaîné. "Là-dessus je n'ai pas de preuve", reconnaît notre invité. Ce n'est qu'une hypothèse, mais une hypothèse "solide", pour l'auteur, parce qu'"elle explique beaucoup de choses". Autre point marquant du Code Jupiter, l'idée que Macron aurait depuis la campagne un plan caché visant à une mise en concurrence généralisée de la société. Macron ne cachait pas son projet, objecte Daniel Schneidermann, prenant l'exemple des "bus Macron", mis en place explicitement pour concurrencer la SNCF. "Mais ce n'est pas seulement les autocars qu'il veut ouvrir, répond Dufour. C'est l'ensemble des secteurs où fonctionnaient encore en France ce qu'on appelle des services publics." Débarque le nom d'un écrivain du XVIIIe siècle largement inconnu, et pourtant essentiel pour Dufour : Bernard de Mandeville, psy et philosophe. Cet écrivain, dont le nom est beaucoup moins connu que ceux d'Adam Smith ou de Friedrich Hayek, serait pourtant l'un des plus importants maîtres à penser de l'école de Chicago, qui a imposé sa théorie néolibérale dans les années 1980. Dans la Fable de l'abeille, Mandeville racontait l'histoire d'une ruche qui fonctionnait à merveille parce que tout le monde "était un peu voleur", et qui périclite dès lors que les abeilles se décident à être vertueuses. Morale : "les vices privés font la vertu publique". Dans cette fable, Dufour voit l'une des premières évocations de la "théorie du ruissellement", revisitée par Macron avec les "premiers de cordée". Et dans le comportement loué par Mandeville, celui par exemple de Carlos Ghosn, le patron de Renault récemment incarcéré au Japon pour minoration de ses revenus. Si Mandeville est resté largement inconnu du grand public, certains connaissent très bien cet auteur. "Il est considéré comme le maître à penser de l'école de Chicago, qui dirige le monde depuis 30 ans." Mais étant donné la théorie clairement immorale, ou détachée de toute préoccupation morale que développe Mandeville, il ne serait pas mis en avant à tout bout de champ par les penseurs de cette école. Cette discrétion n'est d'ailleurs pas propre aux néolibéraux, assure Dufour : de leurs temps, les philosophes et sociologues Voltaire et Max Weber ont déjà fait de larges emprunts au psy, sans jamais le citer. Mais quel rapport avec Macron? "Il a baigné dans les théories libérales et néolibérales, et évidement celles en vigueur depuis les années 80, celles de Hayek et de Friedman", eux-mêmes largement influencés par Mandeville, d'après l'auteur du Code Jupiter. Problème, Macron aurait appliqué un peu vite les théories de Mandeville, notamment, comme Dufour l'explique, en "dosant mal" les flatteries et les blâmes. Aujourd'hui le président ""apparaît comme un manipulateur qui a utilisé les histoires qu'il a appris à la banque ""Rothschild"" pour manipuler les gens. Mais il a été très maladroit dans le dosage des maximes mandeviliennes de la ""flatterie"" et du ""blâme""."" Et le voilà avec tout le peuple contre lui.




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La cité perverse

D-R Dufour soutient d'un point de vue de philosophie politique la double thèse qu'il existe une parenté intime entre libéralisme et perversion, et que la société néolibérale actuelle a atteint un degré de perversion, prédit et prôné activement par Sade en son temps, tel qu'il justifie la qualification spécifique de "société pornographique", parce que fondée sur l'impératif "Jouis !".

L'essai, constitué de 301 fragments de longueur, intérêt et surtout contenus extraordinairement variés, se compose de la manière suivante :

1 - un long prologue de nature plutôt pamphlétaire propose, par une multiplicité d'événements afférents à l'actualité la plus récente (crise économique de 2008, etc.), d'étendre le sens du terme "pornographie" à un vaste champ sociétal ; cette partie possède les attraits mais aussi toutes les limites du genre...

2 - (la plus conforme à mes goûts) une solide analyse d'histoire de la philosophie qui démontre avec force la filiation entre Pascal, Nicole, Mandeville, Adam Smith et d'autre part Sade, auquel la plus grande partie de l'ouvrage est consacrée ; le fondement de cette parenté est repéré dans la dichotomie augustinienne entre "amor socialis" et "amor privatus", ainsi que dans la caractérisation du fil rouge de la perversion sous forme de trois libidos: "libido sentiendi" (les sens), "libido dominandi" (l'avidité puis "main invisible"), "libido sciendi" (le positivisme après la domination cartésienne de la nature par l'homme).

3 - "1929-1960 : Sade, le retour" comprenant une analyse économique sérieuse et originale de la crise de 1929 - qui explique pourquoi, contrairement aux analyses marxiennes, elle ne provoqua pas l'effondrement du capitalisme - ; une intéressante partie sur les contributions de l'école psychanalytique étasunienne sur la sortie de cette crise ; et une longue partie sur la redécouverte et revalorisation de Sade de la part des intellectuels français des années 60, en particulier Bataille et Lacan (très longue et détaillée, la démonstration du fourvoiement de Lacan sur Sade...)

4 - "Aujourd'hui" : partie la plus fastidieusement hétéroclite, dont je retiens : encore Lacan (et Freud) pour une définition psychanalytique pointue de la névrose, psychose et perversion dans le cadre de la "structure de subjectivation", des notes assez discutables sur le transsexualisme, l'art contemporain, la littérature pornographique et enfin une rapide analyse de cas d'une jeune femme (Angélique) atteinte d'attaques de panique.

5 - un Epilogue, qui constitue une admirable synthèse de l'ouvrage en 13 points, sauf pour son ton un peu trop inspiré par l'Apocalypse biblique à mon sens (une référence totalement inattendue jusque là...)



Une seule cit :

"Aujourd'hui, nous en sommes à un nouveau contrat qui aligne d'un côté l'hyperbourgeoisie et, de l'autre, non plus le producteur mais le consommateur prolétarisé. Et ce que l'hyperbourgeoisie signifie alors, ce n'est plus "Travaille pendant que je m'occupe des arts", c'est : "Consomme et regarde bien comment, moi, je jouis. Et tâche donc d'en faire autant, dans la mesure de tes moyens !" " (p. 36)

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Fils d'Anar et philosophe

Dans cet entretien-fleuve, Dany-Robert Dufour répond au jeune philosophe Thibault Isabel, auteur notamment d'un essai sur Proudhon, sur sa vie et son œuvre. Il apparaît ainsi, depuis le personnage du père résistant de l'auteur ainsi que son implication dans les « événements » de Mai 68 y compris sa courte incarcération, que son parcours provenant d'un milieu populaire de province, ses études et ses premières publications dépassent largement la seule philosophie politique, s'étant d'abord orienté vers la la logique et l'épistémologie. J'ai appris en particuliers que ses premiers travaux avaient trait à la pensée unaire (avec une référence aux « boucles étranges » de Douglas Hofstadter, notion qui m'a fasciné il y a très longtemps) et trinitaire (à ne pas comprendre au sens chrétien mais linguistique-structuraliste). Néanmoins, dès lors, il entre en très nette opposition avec les penseurs post-modernes : Deleuze, Foucault, Derrida et aussi Bourdieu, sur un plan à la fois éthique et cette fois politique, puisqu'il démontre que, sans le vouloir, ils favorisèrent la désymbolisation (au sens lacanien) de la pensée et in fine l'avancée d'une nouvelle forme de libéralisme qu'il définit de libidinal.

Dans cet ouvrage, un espace important est accordé aux auteurs qui ont nourri sa pensée : Kostas Axelos, Marcel Gauchet, le psychanalyste Serge Leclaire, entre autres, ainsi qu'à l'attention que Dufour a toujours porté à la psychanalyse et notamment à Lacan. Je comprends donc mieux, à présent, l'articulation qu'il met en place entre certains concepts psychanalytiques, comme celui de perversion qui revient si souvent dans ses écrits, et sur l'importance des lectures que les post-modernes ont faites de Sade. J'ai appris également qu'il s'est précocement emparé de la notion de sérendipité et s'est même occupé de théâtre, en considérant Beckett comme un précurseur de la pensée du monde contemporain.

Naturellement, ses « chevaux de bataille » se retrouvent au fil des pages de ce livre : Mandeville et le remplacement des Lumières allemandes (Kant) par les Lumières anglaises (Adam Smith et les philosophes contractualistes) ayant permis une assise philosophique au libéralisme, son approche à la fois éthique et psychanalytique dans la critique de ce dernier, sa défense de la scholé, sa réfutation de la dichotomie conservateur-progressiste, et enfin ses positions opposées à la confusion entre sexe et genre prônée par une certaine « théorie des genres », ainsi qu'à toute ghettoïsation identitaire et culturelle.

En ceci, réside, me semble-t-il, le plus grand mérite de cet ouvrage : de résumer, en bref et dans les termes simples qui caractérisent un dialogue initié par un échange questions-réponses, fût-il retravaillé par écrit, l'essentiel de l’œuvre complexe d'un grand penseur, laquelle s'est déployée sur bientôt cinq décennies. S'y mêlent en plus des anecdotes biographiques qui n'éludent pas même la vie privée, pour rendre cette œuvre à la fois « incarnée » et plus légère. En bref, cet ouvrage constitue aussi bien une excellente porte d'entrée à la pensée de Defour pour tous ceux qui ne le connaissent pas, qu'un bon rappel de son évolution au fil des livres et en corrélation avec les circonstances biographiques, pour ceux qui en connaissent plusieurs sinon tous.
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Baise ton prochain

Au-delà de quelques affirmations qui mériteraient d'être largement nuancées : Mandeville, inventeur des cures de parole cure ? de l'inconscient ? (Et Spinoza et sa pensée sur les automatismes et affects ? et Leibniz ?) Mandeville, inventeur du ruissellement ? La thèse développée dans ce livre me paraît surprenante à deux points de vue. Elle contient à mon sens plusieurs contradictions qui la rendent assez fragile. Elle développe par ailleurs une théorie relevant d'une sorte d'agenda secret du capitalisme qui me semble entraîner des implications assez pernicieuses. En découvrant que ce livre date de la fin 2019, je trouve que celui-ci résonne aujourd'hui étrangement.





”Baise ton prochain” raconte donc comment la pensée de Bernard de Mandeville (1670-1733) aurait pu influencer la naissance du capitalisme et lui fournir son programme secret. La thèse est la suivante : l'homme est naturellement égoïste, mais il aime à s'imaginer vertueux. En s'appuyant sur cette connaissance de la nature humaine, une minorité aurait réussi à détourner la majorité de ses intérêts égoïstes par la flatterie, en lui faisant croire à sa propre vertu. Grâce à ce récit qui tient donc de la manipulation, la minorité se serait ainsi arrogée le monopole de la cupidité et de l'enrichissement. Ce (nouveau?) régime serait de plus voulu par Dieu, car c'est en confiant le destin du monde aux “pires d'entre les hommes”, que le monde pourrait sortir de l'état de pénurie pour entrer dans celui de l'abondance et faire en sorte que la richesse “ruisselle” sur le reste des hommes.

Ce programme aurait accompagné la naissance du capitalisme en fournissant à une classe de capitalistes un “mode d'emploi” cynique et tenu secret pour installer son pouvoir.





L'auteur présente à la fois les « découvertes » de Mandeville comme une donnée anhistorique et une construction historique.

Une donnée : la théorie mandevillienne serait une révélation anthropologique de la nature humaine ainsi que des logiques profondes du social et du pouvoir. Ordre d'ailleurs voulu par Dieu, et qui n'aurait pas attendu le christianisme et son éloge de la vertu pour exercer cette stratégie de domination par la flatterie et le détournement des instincts égoïstes.

Une construction, puisque ces théories seraient aussi un « mode d'emploi », soit un programme politique déjà mis en oeuvre au XVIIè ou à mettre en oeuvre par le pouvoir ou par une sorte d'auto-organisation des rapports sociaux et économiques au sein d'un régime capitaliste, exploitant la fragilité de la nature humaine.



Le texte de Mandeville serait donc à la fois une théorie anthropologique pessimiste sur la cupidité inhérente de l'homme qui aurait donc existé de tout temps. Et un mode d'organisation et de pouvoir créé par les capitalistes, donc daté dans le temps. J'avoue ne pas bien saisir comment D.R. Dufour parvient à faire tenir ensemble ces deux idées, à moins de dire que que la société capitaliste n'est pas datée dans le temps et que l'homme est capitaliste par nature, ce qui a le défaut de dissoudre la définition du capitalisme dans un tout sans contour et de rendre le terme inopérant.





L'auteur ajoute que le mot d'ordre « baise ton prochain » serait le premier commandement du capitalisme, tout en affirmant que la thèse aurait été oubliée. Enfin, pas vraiment oubliée d'ailleurs, mais plutôt refoulée et invisibilisée. le pouvoir ne pouvant pas regarder sa réalité dans les yeux (ou ne pouvant pas se permettre que les sujets la découvrent la nature de ce pouvoir en même temps que celle de leur propre inconscient ?) aurait donc censuré puis refoulé la thèse de Mandeville.





C'est d'ailleurs justement ce refoulement qui prouverait que la théorie de Mandeville n'est pas simplement une théorie, mais la vérité révélée du capitalisme, par une sorte de raisonnement qui me paraît tautologique : « le refoulement indique la vérité scandaleuse de la pulsion humaine, la thèse sur le désir mis au jour par Mandeville a été refoulée, donc la thèse sur le désir mis au jour par Mandeville est la vérité. »





Ce programme serait donc à la fois oublié/refoulé, intentionnel, et intentionnellement tenu secret. Les dépositaires du pouvoir auraient donc déployé ce programme de manière souterraine, et régneraient grâce à une manipulation des besoins inconscients des sujets, qui accepteraient de renoncer à leurs instincts égoïstes en échanges de récompenses fictives que seraient les flatteries. Cette théorie de l'intentionnalité est assez dérangeante en elle-même, mais elle me paraît également assez peu tenable. Comment imaginer la perpétuation de ce programme de domination à travers le temps si ce programme est secret ? Pourquoi ce programme serait-il propre au capitalisme si ce programme et son exercice lui préexistaient ?





Bref, il est possible que ma lecture et ma compréhension aient aussi ses limites. Je le conçois aisément et je serais ravi qu'on m'apporte contradiction ou éclairage supplémentaire.



Mais je finirai sur la raison essentielle de ma perplexité à la lecture de ce livre : toute cette théorie repose au fond sur l'idée d'une division de l'humanité en deux catégories étanches, avec d'un côté une foule bêlante et aliénée, de l'autre une classe manipulant cette dernière et s'enrichissant à ses dépends, grâce à un programme secret et des breloques imaginaires. Cette théorie me paraît non seulement naïve, mais assez délétère.





Ce livre a été publié 2019, on sait depuis lors quels succès ont pu avoir ces lectures du monde, que je qualifierais non seulement de populistes (peuple VS élites), mais de « conspirationnistes » (les mots sont lâchés :P), qui attribuent à une élite informée et cupide la domination mondiale sur les richesses et l'information au nom d'un agenda secret. Je vois dans la thèse de D.R. Dufour une origine supplémentaire à ce discours, ici dans sa version “de gauche”.

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Baise ton prochain

Un livre un peu ardu pour les non-psychanalystes ou ceux n'ayant que peu de références aux sciences sociales. Cependant, ce retour à Mandeville fait réfléchir est laisse souvent songeur.

Le capitalisme est ici associé à la perversion (dont le fétiche serait l'argent). C'est un regard pertinent. D.R. Dufour est clairement parti prit dans ce livre mais cela à son avantage : il décortique le système capitalisme sans le ménager. A contraster donc avec des ouvrages plus "pro-capitalisme" pour se faire une réelle idée de son impact.
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Le délire occidental

LE DÉLIRE OCCIDENTAL et ses effets actuels dans la vie quotidienne : travail, loisir, amour – Dany-Robert DUFOUR – Les Liens qui Libèrent



L’auteur, professeur des universités et directeur de programme au Collège International de Philosophie, nous livre cet essai très docte et documenté qui porte en épigraphe un extrait du discours de Robert F. Kennedy, prononcé le 18 mars 1968 à l’Université de Kansas « … le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, ni de la gaité de leurs jeux. Il ne mesure pas la beauté de notre poésie … En un mot ; le PIB mesure tout, sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue ».

Et le livre débute en posant la question : « Pourquoi sommes-nous si désenchantés ? ».

Ensuite l’auteur nous explique d’une manière très structurée le programme commun avancé par Bacon et Descartes : l’homme doit maitriser la nature. Il explique également la responsabilité toute particulière de l’Europe « puisque c’est d’elle qu’est parti ce programme avant de gagner l’Amérique du Nord, l’Asie ensuite, puis le reste du monde, sans oublier, aujourd’hui le continent noir, l’Afrique. Le décalage temporel dans l’application de ce programme explique pourquoi il n’est pas identiquement perçu dans chaque région de la planète ».

Bacon et Descartes avaient-ils l'idée du prix que nous aurions à payer ?

Ce prix, le livre nous l'expose : dans l’ordre, l’organisation actuelle du travail et LA MARCHANDISATION de nos loisirs et de notre vie amoureuse.

Dans la partie « travail » il y a des passages très éclairants sur l’organisation du travail soviétique d’abord et stalinienne ensuite qui n’ont fait qu’adopter « taylorisme et fordisme » chers aux américains !

L’auteur veut-il simplement nous signaler qu’avec des méthodes empruntées aux capitalistes il n’est pas étonnant que le système économique soviétique n’ait pas réussi à procurer les merveilles qu'il avait promises ?

Après avoir dressé le tableau très noir de notre vie actuelle, le livre propose en guise de conclusion : « Et si on arrêtait (un peu) le progrès, ce pourrait être un grand progrès ».

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L'individu qui vient

Le titre semblait prometteur mais j'ai été déçue.
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L'individu qui vient

Le titre semblait prometteur mais j'ai été déçue.
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Pléonexie

L'auteur adapte deux dialogues de Platon, un texte de Mandeville et ajoute un dialogue de sa création et une courte adaptation d'un texte de Cantemir. Les quatre premiers furent présentés au théâtre et discutés avec le public. Il s'agit d'illustrer l'interdit de la pléonexie, le "vouloir-avoir-plus" qui a été abrogé par la société libérale actuelle et d'en interroger le bien fondé. L'introduction rappelle les concepts de la philosophie grecque liés à celui de pléonexie, les mets en perspective avec la psychanalyse mais "oublie" la longue période chrétienne qui comme l'hubris grec condamnait la pléonexie à juste titre il me semble. L'ensemble me parait inégal et ne convaincra que les convaincus. Je pense comme le rappelle l'auteur que c'est la force du théâtre qui permet d'emporter le suffrage. Manque selon moi la dimension spirituelle de l'interdit qu'illustre bien un Pier Paolo Pasolini dans l'évangile selon Mathieu par exemple. Reste la découverte de Dimitrie Cantemir qui publia son conte philosophique presque en même temps que Bernard de Mandeville, une belle découverte dont je remercie l'auteur.
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Fils d'Anar et philosophe

Le philosophe Dany-Robert Dufour vient de publier un livre dans lequel il relate plus de cinquante années de vie intellectuelle, en montrant par exemple comment les « déconstructionnistes » – théoriciens du genre en tête – ont fini par épouser la mentalité néo-libérale qu’ils prétendaient combattre. Ce sont aussi en filigrane certaines ambiguïtés de l’esprit soixante-huitard qui apparaissent ainsi au grand jour: les cols mao sont devenus les partisans de l’idéologie libérale-libertaire!
Lien : https://www.causeur.fr/dany-..
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L'individu qui vient

Beaucoup de sophismes, peu d'analyses pertinentes
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Le code Jupiter

Je me suis laissé avoir par la recommandation qu’a faite Patricia Martin à la fin de l’émission Le Masque et la Plume du dimanche 6 janvier 2019 (on ne m’y reprendra plus !). Faisant croire qu’il appartient au premier cercle macronien, l’auteur, qui en réalité est un prof de philo à la retraite, auteur de quelques ouvrages peu vendus, a cru trouver le filon en écrivant une sorte de pamphlet sur Emmanuel Macron. Mais n’est pas pamphlétaire qui veut ! Dans le premier chapitre, l’auteur enfonce des portes ouvertes tout en cédant à la facilité (comme de présenter la réussite de Fillon à la Primaire de la droite comme l’œuvre personnelle d’Emmanuel Macron). Paradoxalement, cette partie bâclée est la moins inintéressante. Car la suite, qui occupe les trois quarts du livre, associe en un chamarré fatras un recyclage des précédents ouvrages de l’auteur et un assortiment de théories du complot toutes plus ineptes les unes que les autres. Constamment mené à charge, grotesque dans sa visée mais plus encore dans ses moyens, ce pauvre essai est un naufrage total.
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La situation désespérée du présent me remplit d'e..

Le délire est à la mode. Plus que le lire. Pourtant lire Dufour est un plaisir parce que sa plume sonne juste, qu'elle brocarde ce qui cloche et qu'elle pointe du doigt les maladies mortelles dont notre monde est atteint. Il en dénombre trois : la pléonexie capitaliste, qui consiste à vouloir toujours plus alors qu'il y a toujours moins, le délire de pureté des islamistes et le délire identitaire qui lui fait face. Cette triple menace a peu d'adversaires, ceux-ci ne sachant pas où donner de la tête et l'enfouissant bien souvent dans la terre, à l'image des médias qui ne publient que ce qui confirme leurs idées et des institutions scolaires qui voient d'un mauvais oeil ceux qui pensent en dehors des voies académiques. Certes, le trait est parfois caricatural, mais force est de constater que les délires progressent, qu'ils prennent petit à petit le pouvoir et que ce n'est pas par les vieux discours de la tolérance molle et de la diversité slogan qu'on les ébranlera. Dany-Robert Dufour donne un petit coup de pied dans la fourmillière. Ça ne peut pas faire de mal.
Lien : http://www.lie-tes-ratures.c..
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L'individu qui vient

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Le Divin Marché

Une thèse séduisante mais une vision contestable du naturalisme et simplificatrice du libéralisme. Malgré ces substantielles critiques, la lecture de cet ouvrage original reste, à bien des égards, extrêmement stimulante.
Lien : http://www.nonfiction.fr/art..
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