Dima Abdallah

Les filles qui pleurent le plus sont celles qui sont le mieux coiffées, elles n’ont jamais des petits frisottis sur le devant. La plupart ont les cheveux lisses et bien coiffés, même en fin de journée. Moi, je ressemble à un petit mouton avec mes boucles qui essayent de se faire la malle à longueur de journée.

Une mauvaise herbe n’est jamais qu’une fleur qui pousse au mauvais endroit.
AGATHA CHRISTIE

Ne pas se plaindre, cacher sa peur, se taire, quitter à la hâte un appartement pour un autre tout aussi provisoire, l’enfant née à Beyrouth pendant la guerre civile s’y est tôt habituée.

Je regardais la toile bouleversante et j'ai pensé au "Dormeur du val". C'était beau à vous tordre l'estomac. Beau à vous transpercer le thorax. Tragique et beau à la fois. J'aurais aimé qu'Aimée s'endorme pour de bon ce jour-là, à ce moment précis, sous les pétales. Qu'elle s'arrête seulement de respirer, tranquillement, par cet après-midi si poétique d'avril. Quelques rayons de soleil passaient à travers le feuillage du marronnier et une fresque d'ombres et de lumières dansait sur le corps d'Aimée endormi sous les pétales blancs.

Je me dis qu'elle avait raison de s'intéresser autant aux mauvaises herbes qu'aux bonnes. J'espère qu'elle grandira comme poussent ces adventices. Ces hôtes de lieux incongrus, ces hôtes que personne n'a invités, que personne n'a voulus, qui dérangent mais s'en moquent bien et m'en finissent pas de pousser. Celles dont on arrache sans cesse les racines parce qu'elles ne conviennent pas, parce qu'elles ont poussé au mauvais endroit au mauvais moment au mauvais endroit (...). Les plantes pudiques, celles qui ne cherchent pas à se faire bien voir, celles dont le charme est si subtil qu'il en est un peu secret. Celles qui triomphent toujours, qui poussent et repoussent à l'infini. Celles qui percent sous le béton, qui germent même sous le bitume. Celles qui se moquent bien des milieux inhospitaliers.

Tout s’évanouira peu à peu. L’édifice immense du souvenir, je le ferai voler en éclats, j’en dynamiterai les fondations autant de fois qu’il le faudra, pour qu’il n’en reste plus rien. Seulement une poussière ridicule que j’éparpillerai aux quatre coins des plaines de l’oubli.

Quand Ella me tend le croissant, mille odeurs venues de très loin se rebellent et envahissent la rue des Amandiers. La boulangerie de la rue se met à embaumer le quartier entier d’un parfum de galettes à l’anis. Celles que ma tante Zeina, réputée pour ces galettes succulentes, cuisait sur le poêle par les froides soirées d’hiver quand elle nous rendait visite.

J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans, mais j’enterre chacun d’eux, l’un après l’autre, dans les cimetières des rues de l’oubli.

J’ai mille ans et tous les caveaux du monde cachent moins de secrets que mon triste cerveau. Des secrets qui iront dans la fosse commune avec le reste. Des secrets que je ferai retourner à la fosse un par un. Je les enterrerai moi-même au plus profond, une poignée de terre après l’autre.

Je ne sais plus depuis combien de temps je n’avais plus mis les pieds dehors. L’espace et le temps s’évanouissent quand on vit seul dans un espace clos. Je sais seulement que les années ont défilé.

Le temps n'y peut rien à ce genre de souvenirs. Toutes les incantations du monde ne servent à rien. Tous les trottoirs de la terre ne suffiraient pas à extraire ne serait ce qu'une seule des épines qui sont enfoncées dans ma tête et dans mon corps. Tu sais toi ma nuit, que vouloir oublier, c'est y penser tout le temps.

Les enfants négocient beaucoup, ils font des caprices, se mettent en colère, refusent, tiennent tête. Pas moi. Je crois que je ne sais pas faire tout ça, je suis dépourvue de ce savoir faire. Je ne sais pas dire non, je ne sais pas taper du pied, je ne sais pas crier en le roulant par terre. Et je ne sais pas dire que j'ai peur. Que c'est pour ça que je ne veux pas y aller.