Elsa Marpeau

« Quel être, pourvu d'une seule voix, a quatre jambes le matin, deux jambes le midi, et trois jambes le soir ? »
Œdipe répondit : « L'homme. Enfant, il marche sur quatre pattes ; adulte, sur ses deux jambes ; vieillard, il a trois jambes car il s'appuie sur un bâton. »

Quand elle a eu ses premières règles, sa mère était déjà morte. Ni son frère ni son père ne se sont portés candidats pour lui expliquer d'où et pourquoi coulait ce sang hors d'elle. Quand la puberté est venue, elle ne s'est pas inquiétée, elle a juste ressenti un vif dégoût. La sexualité lui a également inspiré une répulsion vague, mêlée d'intérêt. Pas assez d'intérêt pour surmonter la répulsion, pas assez de répulsion pour s'en passer complètement.
À ses yeux, le corps vaut dans le dépassement de soi, dans la quête pour se fondre à la tôle, à la route, quand il est pur mouvement vers autre chose que soi.

Sarah a grandi dans un milieu d'hommes. Elle se tuerait plutôt que de montrer la moindre faiblesse. Elle a appris à aimer les guerriers, les chasseurs. Les vainqueurs. À ses yeux, la deuxième marche du podium ne vaut rien. Seule importe la plus haute.

Parfois, la volonté ne suffit pas, mais sans elle, rien ne peut se produire.

Handicapée : avant, c'était pour les autres. Le corps, son corps, était un outil qu'on oublie, comme tous les outils qui fonctionnent. Elle-même, quand un objet, surtout électronique, ne marchait pas, avait pour habitude de lui donner un grand coup de pied dans l'espoir irrationnel que les pièces disséminées se remettent miraculeusement en place.

Le corps se rééduque par l'esprit, uniquement par l'esprit.

L'Herbe bleue est beaucoup plus que cela. C'est un lieu où l'on entend soigner votre corps sans oublier votre mental !

À la suite d'une lésion de la moelle épinière, elle est paraplégique. Paralysée de la partie basse du tronc et des jambes. Elle peut bouger tout le reste, sa tête, son cou, ses bras, mais pas ses « membres inférieurs », comme ils disent.
Malgré ces termes apparemment objectifs, rien de stable, rien de définitif. Sa confiance en la médecine s'est évanouie. Elle la considérait jadis comme une science dure, s'appuyant sur des faits et des certitudes. Il n'en est rien. Les picotements qu'elle ressent dans les cuisses peuvent être le signe avant-coureur qu'elle va remarcher ou une simple illusion psychique.

Il y a deux routes qui mènent à la vie. L'une est la route ordinaire, directe et honnête. L'autre est dangereuse, elle prend le chemin de la mort, et c'est la route géniale.
THOMAS MANN

Les rats quittent le navire, mais le capitaine reste à bord.

"Le jeune tire quand le vieux mire" : ça c'est l'adage. Ça veut dire que tu dois réfléchir avant de tirer. Faut pas s'emballer. Garder la tête froide. Et PAN !

Moi, je descends tout un fleuve quand les autres, les gens sincères, commencent à peine à tremper leurs pieds dans l'eau. Je bois aux fontaines qui coulent dans ma tête, j'offre des festins imaginaires. Les oiseaux de paradis me tressent des nuages de plumes orange et bleues. Je déverse des pluies d'or sur les mers desséchées. Les vents jouent des mélodies secrètes pour ceux que j'aime.

Arrête d'être toujours si sympa, dit Ludivine. Tu vas être très déçue. J'étais comme toi, au début. Eh bien, un jour, ma maid a rencontré un homme. Et hop, du jour au lendemain, elle s'est barrée. Comme ça ! Te trompe pas : elles ne sont pas là pour toi, elles sont là pour l'argent !

Les criminels ne peuvent pas fuir. C'est une île. Ils sont pris au piège. Faits comme des rats.

Bientôt, ils oublieront qu’ils ont bâti un monde libre sur des crânes nus et des larmes de honte.

Ses agresseurs entrent, mitraillette au poing ; le maire de Saint-Val, le boucher, ceux-là mêmes qui sont restés la tête courbée durant deux ans, ceux qui ont dénoncé des voisins à la Gestapo, portent aujourd’hui le brassard tricolore et se revendiquent des FFI. Parmi eux, il y a aussi de vrais maquisards, René Laviolette et Henri Chevrolet.

La peur change de camp à une vitesse vertigineuse. Les anciens esclaves crachent à la gueule de leurs maîtres. Ils les piétinent. Les prisonniers sont parqués dans l’église. Les autres fuient sans demander leur reste au milieu des champs.

On hisse les drapeaux français. Le maire, Émile Gaultier, sort de l’obscurité. Au milieu des chants et des cris de liesse qui couvrent le silence de la veille, on remarque à peine le brassard qu’il vient d’enfiler à son bras.

La rumeur enfle. Les hommes, les femmes se regroupent. Ils commencent à se sentir forts. Plus ils sont nombreux, plus croissent leur joie et leur colère.

— Vous auriez préféré qu’on les fusille ? Au moins, leurs cheveux ont repoussé. Les morts, eux, ont continué à bouffer les pissenlits par la racine. Et les femmes qui se frottaient aux Fritz, elles savaient le risque qu’elles couraient. On en avait déjà vu, des filles tondues, et bien avant la Libération.

— Parmi les gars qui l’insultaient, j’ai reconnu certains gendarmes qui avaient arrêté les Résistants pour les remettre aux Boches ! Et ne croyez pas, il y avait des femmes aussi. Certaines lui auraient arraché les cheveux par touffes, si elles avaient pu. Même les gosses participaient à la fête.