Citations de Franck Venaille (173)
C'est une belle journée qui s'achève
Peut-être aurions-nous pu mieux faire
partie du monde
nous jeter dans les herbes naissantes
et modeler de chers visages avec la sobre
terre peut-être aurions-nous pu mieux mériter
notre place
mais déjà la fatigue chasse l'émerveillement
déjà le chant du bouvreuil est couvert par l'écho de la ville.
Cheval chagrin
Je l'ai trouvé dans un quelconque hameau d'un petit village gris-noir de montagne.
La crainte du précipice l'emportait sur toute chose. Cet amoncellement de caillasse (en-bas). Ecuries à l'abandon (encore en contre-bas). Pierres rongées par la guerre du chaud et du froid. Et tout cela dans les ruines du village ancien.
L'air était à couper au couteau. La journée brûlante on y parlait de tout sauf de vie personnelle. Pis quelqu'un se décida à quitter le groupe. il ne salua personne.
Les vieux crachaient.
Ainsi la vie était présente partout, chez elle.
Contradictoire, comme nous l'aimons.
Fier, l'air de ne pas s'en laisser compter le cheval chagrin
avançait
hésitant.
L'air carrément conquis, il rejoignit les autres, tous les autres.
Tandis que le village, satisfait, admirait la beauté d'âme du cheval chagrin.
SAN GIOVANNI
Extrait 3
Il n’est donc pas étonnant que la transmission de la pensée de Freud (qui séjourna par trois fois dans la ville) se soit faite par ce port. « Vous parlez de la route de la psychanalyse comme de celle de la peste », me dira Franco Basaglia. J’ai senti qu’il en était ravi. Mais soudainement j’ai froid ! Je m’arrête un instant devant le Canale. Là-bas une barque passe doucement sous le pont et s’en va pour la pêche. Il fait gris sur Trieste. Les mots sauront-il exprimer cette sensation de solitude dans le territoire de l’infini ? […]
Je suis probablement un homme mauvais.
Grinçant de haine quand ma salive malade
coule de mes lèvres, là, sur ma poitrine.
Demandez-moi d'être heureux et me voici
lamentable et quelconque, vie ne se vaut
qu'en lambeaux épars sur un mur lépreux.
Enfant, j'aimais l'intimité des bas noirs
il m'en reste une attirance envers ce qui
brûle, ce qui exalte, ce qui fuit, hélas.
A pleine bouche je mords de rage, puis
solitaire, toujours vers l'ombre, m'enfuis.
J'ai peur. Je pleure. Ah, trop sensible suis!
LA DESCENTE DE L'ESCAUT
Il
se
produit
un
choc
un
spasme.
Cela
tient
de la lutte
fratricide
À la lame !
À la lame !
Quand la
mer
et le
fleuve
se dépècent. Et —
le regard
mauvais —
saignent d'écume.
p.147
Opéra Buffa
Il fit connaissance de la douleur !
Bien sûr, il ne s’attendait pas à ce qu’elle eût ce visage.
Mais il ne découvrit en elle rien qui l’effrayât,
qui évoquât Eros qu’il fuyait désormais.
Je veux dire : rien !
Pas même ces traits, ces attitudes, ces regards tes qu’ils sont
décrits dans quelque livre.
C’était une pauvre gamine.
Elle dit : « Je suis venue vous livrer le nom de vos nouveaux
ennemis. » C’est ce qu’elle dit en premier.
Elle lui dit cela. Il en fut satisfait.
Ainsi, de nouveau, il allait pouvoir se battre !
C’était une pauvre gamine.
Il eut de la tendresse pour son air hagard.
Sans beaucoup de formes.
« De nouveaux ennemis », lui dit-elle. C’es cela qu’elle lui
annonça en premier. Elle le lui dit.
Il se créa un silence. Quelque chose de morne. Il aima.
Oui !
La gamine sans forme affirmées.
Quelque chose comme une attente !
« Voulez-vous connaître leurs noms ? », dit-elle. Dit l’enfant
qui n’avait en elle rien d’étrange.
Il ne sut quoi répondre.
Elle dégrafa sa robe. Entre le tissu et la peau il ne distingua
rien. Simplement elle lui tendit quelque feuillets qu’elle
tenait cachés sous l’aisselle.
Il distingua un nom. Il blêmit. Il.
C’est ainsi qu’il fit la connaissance de la douleur.
« C’est une belle journée qui s’achève
Peut être aurions- nous pu mieux faire
partie du monde
nous jeter dans les herbes naissantes
et modeler de chers visages avec la sobre
terre peut être aurions - nous pu mieux mériter
notre place
mais déjà la fatigue chasse l’émerveillement
déjà le chant du bouvreuil est couvert par l'écho
de la ville » .
"Dans le corridor sombre
du fleuve
Mains contre les
murs Tâtonnant
Tu progresses
vers la lumière sale
Du terrain gras
Où courent les rats
Mais c'est là : qu'à grands coups de rame
Tu fais traverser l'enfant
Le ramenant vers
sa cuisine chaude
Dans le corridor froid
séparant les deux rives du fleuve
Ô passeur d'eau !"
DANS LA NUDITE DU LIEU
Extrait 2
On le verrait, assis, dans un jardin public.
[…]
Il attend. Il ne fait qu'attendre. Peut-être a-t-il attendu
toute sa vie ?
L'attente, comme, sur un quai, on attend l'arrivée
De quelqu'un que l'on ne connaît pas.
Il serait donc ainsi, dans le square, en pleine ville.
Inconsolable de nos vies ordinaires, mais dans l'attente !
On le verrais ainsi, l'homme assis.
Pas assez crié dans ma vie.
Pas assez hurlé !
Que cela se déchire, là-dedans, en pleine poumonerie.
Ce qu’il faut c’est bien regarder à l’intérieur de soi.
Le cri vient vite dès que les images se font plus nettes.
Las ! Pas assez.
Pas assez crié à la mort.
Hurlé oui.
Mais pas assez.
Je vous en conjure : criez pendant qu’il est temps encore.
J'avais la totalité du visage de l'estuaire dans ma main
J'avais l'ensemble de sa pensée sous les doigts J'avais
Ô j'avais son étrange beauté Je la possédais
m'imprégnant de ses traits afin que –une fois disparus
– je puisse encore et encore me souvenir d'eux
Des-
cendre
au
plus
profond
du
corps
du
fleuve.
Où
la mer
se
noie !
Plonger !
Plonger !
Puis
retrouver
ce
monde
de si peu
de joie.
Cet homme assis à sa place modeste dans le tramway qui longe les rails de la mer.
Cet homme ne regarde qu'à l'intérieur de lui-même & ne voit donc pas que, pour les autres voyageurs, il est l'énigme même : le Sphinx en larmes!
Celui qui est monté où ? A quelle station ? (...) A l'un de ces arrêts où il est in-dis-pen-sa-ble de faire signe au machiniste ! Quelque chose comme le premier homme sur la lune. Celui-ci je ne sais où il va descendre. Ce qu'il va faire. Mais ce sera dans l'étendue du sable sec puis mouillé. Mouillé puis sec. Avec de petits lacs nés ce matins.
(...) Maintenant le bruit entier des vagues s'installe dans les wagons ravivant l'énergie de tous. Jeunesse! Ils se touchent. Se bousculent. Ils n'ont d'autres projets immédiats que celui-là. Former un cercle. Un clan. Sans le vouloir vraiment, ils enferment l'homme dans encore plus de solitude. On hésite à tendre la main vers lui, dans sa direction. Alors que le bruit entier de la mer nous procure un sentiment d'absolu. Tout cela est d'une infinie tristesse n'est-ce-pas ?
Je ne me souviens plus de l'arrêt qui, pourtant, portait fièrement un nom pour lequel on paie son tribut. C'était un vieux bâtiment avec mille accent circonflexes. Un lieu d'illusions. Où l'on parlait fort. On y riait aussi beaucoup. On vivait dans la certitude. Cà! Ne partageait-on pas la même langue?
Mais lui, l'homme au visage ravagé? Il ne se sentait pas à l'écart. Simplement depuis toujours, il l'était. Blessé dans sa chair. Trop humain sans doute.
Il longeait la mer qui, à sa manière, exprimait cela.
Que pense-t-elle Que pense-t-elle de lui encore pleine de fous rires de projets Et quelle image emportera-t-elle dans ses rétines c’est un bon compagnon Oui tout finit dans le criaillement des oiseaux Le train La masse du train se fout de ses angoisses tout à l’heure il ne distinguera d’ailleurs plus qu’une main qui salue et/chante le vent/à un prochain week-end Tant pis s’il a envie de hurler comme autrefois sur les quais du métro avant qu’on ne l’enfermeferme D’ailleurs l’été est bien meilleur À ses côtés la femme l’observe dans sa beauté dans sa tendresse dans cet/quel mot encore/dans cet amour qu’elle porte à l’homme malade instable à l’homme du 5 novembre et des tasses de thé Ainsi autour de nous en nous plusieurs êtres rêvent s’aiment et se déchirent devant la mer blanche » (Caballero Hôtel)
Le livre des morts
J’
avais
peur
de me rendre sur leur tombe
ô
combien je craignais cette prise de main.
D’
ailleurs sur quoi aurais-je bien pu psalmodier
sinon sur la vengeance de Dieu lui-même !
Trop tôt & trop tard pour être mon propre ange gardien.
Il
Suffisait toutefois de rallumer
La
mèche de nos bougies
enfoncées à demi
là
dans la ter-
re très ancienne
comme ébréchée
Pour atténuer l’effroi.
p.82
il est mort il est si totalement mort que
je le questionne oui pourquoi s'être laissé
mourir sans mise en scène aucune ?
J’ATTENDAIS…
J’attendais qu’elles s’arrachent de la terre.
Je les entendais souffrir de naissance.
Scrutant le sol, je les vis : croître.
Vous disiez, vous.
Ne vouloir laisser aucune trace.
Ainsi, étais-je partagé.
Déchiré.
Une page blanche.
Ainsi devais-je trancher :
Jonquilles : un aimable bouquet qui, jamais ne se fane.
Vous : l’admirable souci de disparaître,
de vous enrouler nue dedans la terre nue.
Le bruit du vent parmi les feuilles.
Le soleil blanc aux lèvres froides.
Le bruit du vent aux lèvres froides.
Le soleil blanc parmi les feuilles.
Avec ivresse profonde les mots m’ont accueilli.
Il ne suffisait pas seulement de prendre la parole.
mais me tenir avec eux dans les marges du texte
fut désormais possible.
Possible également de montrer à tous
ce qui se cache dans la caverne du langage.
Voyez ô voyez ! Comme les mots tremblent
et geignent ! Orphelins qui dans le noir
cherchent une autre famille
On marche dans la fêlure intime du monde.
L'homme aux yeux verts, aux yeux d'eau! L'exalté qui chemise et qui, de son trajet, ne voit plus rien.
Il évoque le retable noyé, se souvient de ce bras reliquaire où l'os, encore, est visible sous le cristal.
C'est cela : voir ce qui ne saurait être vu autrement, ce qui pourrit sous le limon : ce qui grouille aussi !
Sans doute à cause des vibrations de l'eau, de ses remous et de ses gouffres, il va jusqu'à parler d'hallucinations.
Dans la nudité du sol, pourquoi lit-il les formes du paysage qu'il découvrira après la courbe ? Dites !
Le temps où les pavillons des péniches devaient mesurer 2 m 50 sans quoi les mariniers "ne savaient pas se voir" !