Lisant 𝐴𝑣𝑎𝑛𝑡 𝑙'𝐸𝑠𝑐𝑎𝑢𝑡 (L'atelier contemporain, 2023), le gros volume qui rassemble tous les livres de poésie de
Franck Venaille publiés avant 𝐿𝑎 𝐷𝑒𝑠𝑐𝑒𝑛𝑡𝑒 𝑑𝑒 𝑙'𝐸𝑠𝑐𝑎𝑢𝑡 (Obsidiane, 1995), on se plaît à déceler ici et là un avant-goût de l'atmosphère magique dans laquelle baigne la longue déambulation de 𝐿𝑎 𝐷𝑒𝑠𝑐𝑒𝑛𝑡𝑒 (ainsi qu'on nommera peut-être un jour ce livre, comme on dit 𝐿𝑎 𝑅𝑒𝑐ℎ𝑒𝑟𝑐ℎ𝑒). En témoigne cette page de 𝐿𝑎 𝑔𝑢𝑒𝑟𝑟𝑒 𝑑'𝐴𝑙𝑔𝑒́𝑟𝑖𝑒 (p. 369) :
« Hospice des Incurables. » Léviathan. Quoi ! serons-nous toujours cet homme qui marche ah, pays trop plat, mais, qu'enfin s'ouvrent vos dalles, vos tombeaux. Il Marche. À ce moment il n'a pas de pensée n'est qu'une bête romantique qui a peur qu'on l'égorge mais dans la chambre bleue où il a vécu avec Algéria : des miroirs – des miroirs – des miroirs ! […]
Il me semble qu'après 𝑃𝑜𝑢𝑟𝑞𝑢𝑜𝑖 𝑡𝑢 𝑝𝑙𝑒𝑢𝑟𝑒𝑠 etc., il y a eu chez
Venaille une longue traversée du désert : une série de livres assez ingrats, malgré leurs inventions formelles et certains très beaux passages, en raison d'un tropisme qu'on pourrait dire avant-gardiste, qui se traduit en particulier par le refus (au moins apparent) de la biographie et l'émiettement extrême du récit. Mais au terme de ce qu'il faut bien nommer un passage à vide, au cours duquel il a peut-être forgé les outils de son écriture à venir, il atteint à une première grande réussite avec 𝑂𝑝𝑒𝑟𝑎 𝐵𝑢𝑓𝑓𝑎 (Imprimerie nationale, 1989). Ce livre en forme d'opéra où, au milieu d'une multitude de "personnages" plus ou moins étonnants (
Dante, le commissaire
Gadda, l'épileptique mélomane, etc.), le "narrateur" apparaît simultanément comme enfant et comme adulte, accompagné de son père, de "la femme blonde" et d'un neuropsychiatre, est le premier recueil véritablement incarné. Exemple :
Il fit
la connaissance de la douleur !
Bien sûr, il ne s'attendait pas à ce qu'elle eût ce visage.
Mais il ne découvrit en elle rien qui l'effrayât,
qui évoquât Éros qu'il fuyait désormais.
Je veux dire : rien !
Pas même ces traits, ces attitudes, ces regards tels qu'ils sont décrits dans quelque livre.
C'était une pauvre gamine.
Elle dit : « Je suis venue vous livrer le nom de vos nouveaux ennemis. » C'est ce qu'elle dit en premier.
Elle lui dit cela. Elle en fut satisfait.
Ainsi, de nouveau, il allait pouvoir se battre !
C'était une pauvre gamine
il eut de la tendresse pour son air hagard.
Sans beaucoup de formes. […]
Elle dégrafa sa robe. Entre le tissu et la peau il ne distingua rien. Simplement elle lui tendit quelques feuillets qu'elle tenait cachés sous l'aisselle.
Il distingua un nom. Il blêmit. Il.
C'est ainsi qu'il fit
la connaissance de la douleur.
(Opera buffa, p. 588)
On y lit aussi une étonnante réminiscence de l'Algérie, qui traverse toute l'oeuvre sous forme de cauchemars ("... c'étaient plutôt les hurlements qui me tenaient éveillés quand / ceux de mon âge / s'amusaient avec les prisonniers quelques mégots une paire de tenailles il faut parfois bien peu de choses pour rendre fou..." 𝐶𝑎𝑏𝑎𝑙𝑙𝑒𝑟𝑜 𝐻𝑜̂𝑡𝑒𝑙, p. 249 "), et qui affleure ici tout à coup en une image apaisée et presque heureuse :
Au fond de moi je voudrais que la nuit algérienne me reprenne
Et je vous conduirais dans mon orangerie préférée
Là, nous boirions du thé à la menthe
(Tous deux !)
À même cette terre battue et retournée par les pas des automates
(𝑂𝑝𝑒𝑟𝑎 𝐵𝑢𝑓𝑓𝑎, p. 651)
Par ailleurs, je note l'élégance de l'introduction de Marc Blanchet, sensible et chaleureuse, et la qualité des notes, brèves mais claires et pertinentes, de
Stéphane Cunescu. Que dire pour conclure, sinon que ce gros volume est indispensable à tout véritable amateur de poésie.