Que trouve-t-on le long du fleuve ? Une immense marche en poésie pour convoquer la mémoire d'un monde.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/18/note-de-lecture-la-descente-de-lescaut-franck-venaille/
C'est grâce à
Claro, et à la scansion qu'il a su extraire avec régularité de
Franck Venaille pour rythmer son extraordinaire memento mori, «
Sous d'autres formes nous reviendrons », publié début 2022, que j'ai enfin franchi le pas, et dévalisé l'une de mes étagères pour me plonger dans cette poésie qui hantait mes projets de lectures depuis déjà un certain temps.
Dans les bonnes conditions de température et de pression créatrices, la marche est une expérience poétique s'il en est. Loin toutefois des sentiers bucoliques,
Franck Venaille, pour son dixième recueil, presque trente ans après « Papiers d'identité » (1966) choisit d'arpenter les berges d'un fleuve chargé d'histoire et d'industrie bien davantage que de nature inviolée : l'Escaut. Publié en 1995 chez Obsidiane (avant d'être réédité en 2010 dans la collection Poésie de Gallimard, en compagnie de son successeur de 2001, «
Tragique »), le voici structuré, peut-être, comme le bassin versant même (en un improbable hommage à distance aux rêveries argumentées d'un
Gary Snyder) du symbole aquatique millénaire des Flandres, française, belge et néerlandaise.
Rythmé d'affluents aussi soudains que brefs, prenant la forme de notations incisives laissant blanc l'essentiel de la page, le cours principal se développe avec une certaine majesté inquiète : le fleuve souvent jugé quelque peu paresseux, exposé qu'il est à l'influence de la marée jusqu'à plusieurs centaines de kilomètres en amont de son embouchure, est surtout riche aujourd'hui de ses friches industrielles (transformant en plusieurs occasions la marche elle-même, et son compte-rendu poétique, en exercices d'urbex avant la lettre), formant ici autant de sources et d'obstacles pour l'énergie créatrice fiévreuse – qui doit naître de l'eau, courante et, malgré tout, vive.
« À de légers signes, je compris que le fleuve saisissait le sens de ma démarche » : il y a parfois une sensation paradoxale glissant vers le « Chant du monde » de
Jean Giono, dans ce parcours, mais qui télescoperait les regards de
Charles Baudelaire ou de
Lambert Schlechter en s'approchant de son terme (« voici la grande, la large bouche édentée »), tandis que presque tout au long de ses méandres, le cours d'eau sera périodiquement ramené à sa condition de « grand corps malade ».
De l'autre côté du fameux dernier terrain vague qu'est la mer du Nord, n'était-ce pas la Tamise, soeur jumelle géologique de l'Escaut, qui servait de fil conducteur secret aux errances méthodiques du
Iain Sinclair de « London Orbital », « London Overground » et « Quitter Londres » ? Chez
Franck Venaille, lorsqu'il n'est pas encombré de déchets industriels, de cargaisons échouées, de bivouacs conquérants et de scènes de guerre civile (« Les soldats de la mer » d'Yves et Ada Rémy ne sont parfois pas si loin, non plus que «
L'énigme des sables » d'
Erskine Childers), le fleuve se retrouve enfin eau, entre
Gaston Bachelard et
Jacques Darras, enjeu de mythologies concurrentes, courante et stagnante, et peut alors accueillir au bout du chemin de halage (désormais purement métaphorique le plus souvent) la solitude qui l'accompagne (et que l'on se souvienne alors, à quelques dizaines de kilomètres à peine, du bord des canaux de
Georges Rodenbach et de sa «
Bruges-la-morte »).
De
Franck Venaille,
Claro écrivait tout récemment sur son blog (ici) : « l'errance de l'ancien enfant, par monts et rues, frotté ici aux berges d'un fleuve-mémoire, carambolé là dans le lacis d'un arrondissement natal, et la longe des phrases jetée dans le vide à venir, les stases dans la chambre des morts et des amours, le choeur des dernières cavales, et cette voix sans cesse s'éveillant à la nuit ». On ne saurait mieux décrire la magie d'une langue qui peut impunément orchestrer le télescopage toujours curieusement feutré (malgré les fréquentes exclamations) de registres d'écriture réputés incompatibles ou en tout cas disjoints, de mots qui ne devraient pas être là, et qui pourtant, conduisent bien, ensemble, où il le faut : « Et ce fut dès lors d'un pas incertain que j'entrai dans la danse ».
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