Citations de Günther Anders (226)
Nous vivons dans un monde distancié, mais nous avons le sentiment, en tant que consommateurs de films, de radio ou de télévision (mais pas seulement en tant que tels), de nous trouver avec tout, absolument tout - les hommes, les régions, les situations, les événements, et surtout les étrangers -, sur un même pied d'intimité.
La télévision a liquidé le peu de vie communautaire et d'atmosphère familiale qui subsistait dans les pays les plus standardisés. Sans même que cela déclenche un conflit entre le royaume du foyer et celui des fantômes, sans même que ce conflit ait besoin d'éclater, puisque le royaume des fantômes a gagné dès l'instant où l'appareil a fait son entrée dans la maison : il est venu, il a fait voir et il a vaincu. Dès que la pluie des images commence à tomber sur les murailles de cette forteresse qu'est la famille, ses murs deviennent transparents et le ciment qui unit les membres de la famille s'effrite : la vie de famille est détruite.
Bissinger : Que pensez-vous de la thèse selon laquelle on ne devrait pas donner l’espoir à l’homme ? Nous avons souvent écrit cela.
Anders : Je crois qu’« espoir » n’est qu’un autre mot pour dire « lâcheté ». Qu’est-ce, au fond, que l’espoir ? Est-ce la croyance que les choses vont s’améliorer. Où la volonté qu’elles deviennent meilleurs ? Personne n’a jamais encore produit une analyse de l’acte d’espérer. Pas même Bloch. Il ne faut pas faire naître l’espoir, il faut l’empêcher. Car personne n’agira par espoir. Tout espérant abandonne l’amélioration à une autre instance. Oui, la météo s’améliore, je peux peur-être espérer ? Le temps ne devient pas meilleur ainsi ; ni pire. Mais dans une situation où seul l’agir individuel compte, « espoir » n’est qu’un mot pour dire qu’on renonce à l’action individuelle.
Presque toutes mes préoccupations - spéculatives, politiques, pédagogiques et littéraires (…)- étaient tournées vers "l’homme sans monde"en entendant par-là celles et ceux qui sont contraints de vivre à l’intérieur d’un monde qui n’est pas le leur, d’un monde qui, bien qu’ils le produisent, et le maintiennent en marche par leur travail quotidien, n’est pas "construit pour eux" (…), n’est pas là pour eux, un monde pour lequel ils sont pensés, utilisés et "là", mais dont les standards, les objectifs, la langue et le goût ne sont pas les leurs, ne leur ont pas été donnés.
Aujourd’hui, arriver en avance, c’est encore pire que d’arriver en retard.
La paix n’est pas un moyen à mes yeux. C'est une fin.
Quand un homme peut anéantir deux cent mille (et, aujourd’hui) des millions de ses semblables, en comparaison, les quelques milliers de SS qui n’ont réussi et ce, seulement, peu à peu, à en assassiner que des millions sont (qu’on me pardonne ce mot) inoffensifs. Car le danger atomique menace l’existence de l’humanité dans son ensemble – ce qu’on ne pouvait pas dire des camps d’extermination. Alors que les armes atomiques sont littéralement ‘apocalyptiques’, les camps ne l’ont été et ne le seront encore que dans un sens métaphorique. Comparé aux méthodes avec lesquelles on peut aujourd’hui massacrer massivement, ce qui a eu lieu dans les camps d’extermination pendant les trois années qui ont précédé Hiroshima a été (j’ose à peine l’écrire) inoffensif.
Aussi cynique que cela puisse sembler, je suis pour faire de Tchernobyl un symbole, comme celui d'Hiroshima, tout comme j'ai, en tout cas, essayé de faire d'Hiroshima un symbole. Il était parfaitement légitime qu'à mon insu on ait forgé, à partir de mon slogan « Hiroshima est partout », le slogan « Tchernobyl est partout ». Ce second slogan a même un sens encore plus fort que le premier : « Hiroshima est partout » signifiant : « Ce qui s’est passé à Hiroshima, cela peut aussi se passer en n’importe quel autre lieu du globe ». « Tchernobyl est partout » signifie en revanche : s’il arrive un malheur dans un seul lieu comme Tchernobyl, alors ce malheur peut « co-arriver » partout, c’est-à-dire n’importe quel point de la Terre. Cela devient alors, d’une certaine manière, une « épidémie ».
La honte est un acte réflexif qui dégénère en un état de bouleversement et qui échoue parce que l'homme, face à une instance dont il se détourne, fait dans la honte l'expérience de quelque chose qu'il « n'est pas », mais qu'il « est » pourtant condamné à être.
On doit commencer par être un conservateur ontologique, c'est-à-dire se soucier qu'il reste un monde de telle sorte qu'on puisse le changer.
J’utilise l’adjectif totalitaire aussi rarement que possible, à vrai dire parce que je considère qu’il est mal employé et à peine moins suspect que la chose qu’il désigne. Si je l’emploie malgré tout ici, c’est pour le corriger, c’est-à-dire pour le remettre à la place qui est la sienne. On sait que cette expression est employée presque uniquement par des théoriciens et des politiciens qui affirment solennellement être citoyens d’États non ou anti totalitaires, ce qui la plupart du temps revient à faire de l’auto-justification ou de la flatterie. Dans 99 cas sur 100, on considère le totalitarisme comme une tendance d’abord politique ou un système d’abord politique. Je crois que c’est faux. À la différence de cette majorité, on défend ici la thèse que la tendance au totalitaire appartient à l’essence de la machine et qu’à l’origine elle vient du domaine de la technique. Que la tendance inhérente à chaque machine en tant que telle, la tendance à maîtriser le monde, à profiter de façon parasitaire de ces éléments non maîtrisés, à fusionner avec d’autres machines et à co-fonctionner avec elles comme des pièces à l’intérieur d’une machine totale unique constitue le fait fondamental. Et que le totalitarisme politique, aussi épouvantable soit-il, n’est jamais qu’une conséquence et une variante de ce fait technologique fondamental.
Il vivait à une époque ambiguë – une époque qui avait depuis longtemps renoncé au “sens” en tout ce qu’elle faisait…, qui du fait de la “mort de Dieu”, avait perdu la Providence, donc la finalité de l’action, donc son sens ; et qui n’avait même plus confiance dans le “Progrès”, substitué à la Providence, dernier descendant, voué à une mort précoce, malgré ses bonnes joues bien rouges, des principes générateurs du “sens”, mais qui n’était nullement à la hauteur, ni d’esprit ni d’âme de sa propre pratique ; une époque vide de tout sens et qui traînait avec elle, en guise de parures et d’amulettes, les tessons de vocabulaires religieux, métaphysiques et moraux brisés depuis bien longtemps. Il prenait ces tessons au sérieux. Il s’en servait pour se bricoler des lunettes…
Nous ne vivons plus dans une époque mais dans un délai. C'est aujourd'hui que ces termes "fin du monde", "apocalypse" prennent un sens sérieux et non métaphysique ; depuis l'année zéro (1945), ils désignent pour la première fois une fin réellement possible.
Si tu veux un esclave fidèle, offre-lui un sous-esclave !
Quand des milliers de pages sont parties en fumée lors des autodafés de livres organisés par Hitler en 1933, aucune page absolument unique n'a brûlé, à la différence de ce qui s'était produit lors de l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie. Chacune d'elles avait en réalité des centaines ou des milliers de soeurs. Aussi ignominieuses qu'aient pu être les intentions de l'incendiaire, d'aussi mauvais augure qu'ait pu être son geste - laissant prévoir qu'il livrerait bientôt aux flammes tout autre chose que du papier -, la destruction qu'il opérait n'était encore, à ce stade, qu'une farce. Au milieu des cris de la foule qui dansait autour des bûchers, passait invisible, hors de portée des flammes, une farandole moqueuse, celle des livres originaux, criant: "Brûlez nos exemplaires! Brûlez-les! Vous ne nous brûlerez pas pour autant!" - avant de se disperser aux quatre vents. Les livres prétendument détruits vivent toujours aujourd'hui à des milliers d'exemplaires.
Les expressions de “menace de l’humanité par elle-même ” ou
de “suicide de l’humanité” sont fausses.
Nous devons renoncer au moindre espoir qui reposerait sur ces expressions.
Le temps de la fin dans lequel nous vivons, pour ne rien dire de la fin des temps, contient deux sortes d’hommes : celle des coupables et celles des victimes.
Nous devons tenir compte de cette dualité dans notre réaction : notre
travail a pour nom “combat”.
Ce mode de consommation permet en réalité de dissoudre complètement la famille tout en sauvegardant l'apparence d'une vie de famille intime, voire en s'adaptant à son rythme. Le fait est qu'elle est bel et bien dissoute : car ce qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c'est le monde extérieur - réel ou fictif - qu'elle y retransmet. Il y règne sans partage, au point d'ôter toute valeur à la réalité et de la rendre fantomatique - non seulement la réalité des quatre murs et du mobilier, mais aussi celle de la vie commune. Quand le lointain se rapproche trop, c'est le proche qui s'éloigne et devient confus. Quand le fantôme devient réel, c'est le réel qui fantomatique. Le vrai foyer s'est maintenant dégradé et a été ravalé au rang de « container » : sa fonction n'est plus que de contenir l'écran du monde extérieur.
Mais la paix n'est pas un moyen à mes yeux. C'est une fin. Elle ne peut être un moyen, parce qu'elle est la fin par excellence. Je ne supporte plus que nous restions là, les bras croisés alors que nos vies et celles de nos semblables sont menacées par des personnes violentes ; je ne supporte plus que nous hésitions à répondre à la violence par la violence. Le vers de Hölderlin, si prisé par les beaux parleurs : « Aux lieux du péril croit aussi ce qui sauve » est tout simplement faux. Ce qui sauve n’a crû ni à Auschwitz ni à Hiroshima. Notre devoir est d’ajouter le principe suivant au nombre de ceux qui peuvent sauver : il faut détruire la menace en menaçant les destructeurs.
Dans mon livre Die molussische Katakombe (La catacombe de Molussie), le principe de la dictature s'énonce ainsi : "si tu veux un esclave fidèle, offre-lui un sous-esclave !"