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Christophe David (Traducteur)
EAN : 9782910386146
360 pages
Editions de l'Encyclopédie des Nuisances (10/04/2002)
4.33/5   66 notes
Résumé :
"Tout le monde est d'une certaine manière occupé et employé comme travailleur à domicile.
Un travailleur à domicile d'un genre pourtant très particulier. Car c'est en consommant la marchandise de masse - c'est-à-dire grâce à ses loisirs - qu'il accomplit sa tâche, qui consiste à se transformer lui-même en homme de masse. Alors que le travailleur à domicile classique fabriquait des produits pour s'assurer un minimum de biens de consommation et de loisirs, celu... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (9) Voir plus Ajouter une critique

L'obsolescence de l'homme, de Günther Anders, scandaleusement "ignorée" en France pendant plus de 50 ans, reste en 2023 une oeuvre encore largement méconnue, sans que l'on puisse savoir s'il s'agit d'un silence intéressé ou de l'un des effets de l'ablation universelle de l'attention, dont ce texte nous livre l'accablant diagnostic.

Anders mène une enquête sur l'état de l'humanité face aux forces proprement impensables qu'elle a déchaînées. C'est ainsi que l'hubris technologique a produit la bombe atomique, dont l'auteur note que les conséquences, littéralement, dépassent l'entendement.

Mais ce qu'il nous décrit est pire encore : à savoir que cette démesure industriellement suréquipée est elle-même une nouvelle sorte de bombe, et même la bombe ultime, capable d'exploser l'humanité tout en conservant ses apparences :
« L'effacement, l'abaissement de l'homme en tant qu'homme réussissent d'autant mieux qu'ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l'individu. Chacun subit séparément le procédé du "conditioning", qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont désormais confinés les individus, malgré leur solitude, malgré leurs millions de solitudes. Puisque ce traitement se fait passer pour "fun"; puisqu'il dissimule à sa victime le sacrifice qu'il exige d'elle ; puisqu'il lui laisse l'illusion d'une vie privée ou tout au moins d'un espace privé, il agit avec une totale discrétion. »
Lancé "à la recherche de la vie perdue", cet essai en rencontre l'expression achevée sous la forme du "dividu", soit l'individu en morceaux, auto-divisé et auto-entrepreneur de sa propre dispersion : « l'homme d'aujourd'hui, [qui] est lui aussi un produit (dans la mesure où il est au moins le produit de sa propre production, une production qui l'altère totalement et imprime en lui, en tant que consommateur, l'image du monde produit industriellement et la vision du monde qui lui correspond). »

L'auteur pourra encore noter qu' « aujourd'hui, une âme coupée en deux est un phénomène quotidien. C'est même le trait le plus caractéristique de l'homme contemporain, tout au moins dans ses loisirs, que son penchant à se livrer à deux ou plusieurs occupations disparates en même temps (…). L'homme qui prend un bain de soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un chewing-gum. Cette figure d'homme-orchestre passif et de paresseux hyperactif est un phénomène quotidien et international. »
Soyons justes : ce qui a quand même changé, c'est que le « magazine » a été remplacé par le Smartphone.
Si, en 1967, Debord exposera, sous une forme hégélienne-marxienne, les mécanismes de la société du spectacle, Anders l'avait déjà soumise, 11 ans avant, à une implacable enquête phénoménologique (ce que Debord semble avoir eu du mal à admettre, mais passons).

C'était bien déjà cette passivité propre au spectateur que décrivait Anders : « Maintenant, ils sont assis à des millions d'exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites – non pas pour fuir le monde, mais plutôt pour ne jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde en effigie. »

Et parmi ces effigies, trônent nécessairement les vedettes, dont Debord notera que c'est le besoin qu'on a d'elles, la misère de ce besoin, qui les fait vedettes, ce qu'Anders exprime tout aussi rigoureusement :
« Il est on ne peut plus logique que ceux d'entre nous qui réussissent de la façon la plus spectaculaire à avoir de multiples existences (et à être vus par plus de gens que nous, le commun des mortels), c'est-à-dire les stars de cinéma, soient des modèles que nous envions. La couronne que nous leur tressons célèbre leur entrée victorieuse dans la sphère des produits de série que nous reconnaissons comme "ontologiquement supérieurs". C'est parce qu'ils réalisent triomphalement notre rêve d'être pareils aux choses, c'est parce qu'ils sont des parvenus qui ont réussi à s'intégrer au monde des produits, que nous en faisons des divinités. »
L'auteur poursuit en décrivant précisément cette intégration :
« Il n'y a plus aucune différence ontologique essentielle entre la star de cinéma disséminée dans les milliers de copies de ses films et le vernis à ongles réparti pour être vendu dans des milliers de flacons. Il est on ne peut plus logique que, dans la réclame, la star et la marchandise de masse se soutiennent mutuellement (la star en recommandant la marchandise, la marchandise en accueillant des images de la star sur son emballage) et s'allient : "Qui se ressemble s'assemble". »
Ce qui est vrai des marchandises, des vedettes, des marchandises vedettes et des vedettes-marchandises l'est aussi, comme par ruissellement dirait-on aujourd'hui, des citoyens des cités d'illusion (« quand le fantôme devient réel, c'est le réel qui devient fantomatique »), et de la même façon, qui les rend pareillement étrangers : « C'est seulement par mégarde qu'ils peuvent encore se voir, se regarder ; c'est seulement par hasard qu'ils peuvent encore se parler (à condition qu'ils le veuillent ou le puissent encore). Ils ne sont plus ensemble mais côte à côte ou, plus exactement, juxtaposés les uns aux autres. Ils sont de simples spectateurs. »

Mais spectateurs de quoi ? de n'importe quoi à portée de nos doigts fébriles ou frénétiques, qui puisse nous divertir – au sens pascalien – de nos vies fantomatiques ; de ces milliards d'existences occupées – au sens militaire – à produire et consommer des fantômes (« nous devenons des voyeurs exerçant leur domination sur un monde fantôme »), c'est-à-dire des mensonges en veux-tu en voilà ; alimentaires, diététiques, médiatiques, politiques, électriques, névrotiques toujours : « il est inutile d'arranger après coup de fausses visions du monde, des visions qui diffèrent du monde, des idéologies, puisque le cours du monde lui-même est déjà un spectacle arrangé. Mentir devient superflu quand le mensonge est devenu vrai. »

Debord aurait pu écrire : « quand le monde n'a d'importance sociale que sous forme de reproduction, c'est-à-dire en tant qu'image, la différence entre être et paraître, entre réalité et image, est abolie. Quand l'événement sous forme de reproduction prend socialement le pas sur sa forme originale, l'original doit alors se conformer aux exigences de la reproduction et l'événement devenir la simple matrice de sa reproduction », mais c'est encore Anders qui l'avait déjà noté.

De même, il n'y a maintenant plus qu'un seul mot à changer pour qu'il ait également noté que « rien ne nous aliène à nous-mêmes et ne nous aliène le monde plus désastreusement que de passer notre vie, désormais presque constamment, en compagnie de ces êtres faussement intimes, de ces esclaves fantômes que nous faisons entrer dans notre salon d'une main engourdie par le sommeil – car l'alternance du sommeil et de la veille a cédé la place à l'alternance du sommeil et de l'internet (…) Rien ne rend l'auto-aliénation plus définitive que de continuer la journée sous l'égide de ces apparences d'amis : car ensuite, même si l'occasion se présente d'entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférerons rester en compagnie de nos portable chums, nos copains portatifs, puisque nous ne les ressentons plus comme des ersatz d'hommes mais comme nos véritables amis », et souvent même nos coachs aussi, puisqu'il « est presque inutile de rappeler que d'innombrables girls réelles se sont donné l'apparence d'images de cinéma et courent çà et là comme des reproductions de reproductions, parce que si elles se contentaient d'être elles-mêmes, elles ne pourraient pas rivaliser avec le sex-appeal des fantômes et seraient, de la manière la moins fantomatique qui soit, reléguées dans l'ombre, c'est-à-dire ramenées dans la dure réalité. »

La dure réalité, c'est bien sûr d'en éprouver les ruines, le gris, les débris, le vide et l'ennui. C'est de se faire une sensibilité pour de vrai, ce contre quoi ce monde ne tiendrait pas une heure de plus, si elle se généralisait. La représentation, sous ses dehors hypnotiques est avant tout une anesthésie planétaire.

Comme le remarque encore Anders : « Qui a déjà eu l'occasion de regarder une course automobile qui, sur l'écran de télévision, a l'air d'une course de modèles réduits a pu constater ensuite, incrédule, que l'accident mortel auquel il a alors assisté ne l'a, en réalité, guère affecté. Certes, on sait bien que ce à quoi l'on vient d'assister vient réellement d'arriver au moment même où on l'a vu sur l'écran de télévision; mais on le sait seulement. »

Pour une humanité ainsi éduquée, il devait fatalement devenir tout aussi vrai que l'écran deviendrait total ; qu'il recouvrirait inexorablement toute la réalité, de sorte que « ce n'est pas la véritable place Saint-Marc, celle qui se trouve à Venise, qui est "réelle" pour [les touristes] mais celle qui se trouve dans leur album de photos à Wuppertal, Sheffield ou Detroit. Ce qui revient à dire que ce qui compte pour eux n'est pas d'y être mais d'y être allé. »

Il est donc ici aisé de conclure que « l'intention de la livraison d'images, de la livraison de l'image totale du monde », était bien dès le début des temps spectaculaires, « de recouvrir le réel à l'aide du prétendu réel lui-même et donc d'amener le monde à disparaître derrière son image. »
Lien : http://www.contrelitterature..
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L'encyclopédie des nuisances a republié ce livre de 1956, jamais publié en français. "L'encyclopédie des nuisances" a bien choisi un texte qui lui correspondait car pour sûr le texte se veut corrosif, réactif, explosif. Texte alternant entre expérience (ouvrière) et dimension philosophique (discours assez unique, avec des dialogues, des phases où il retrace son expérience, puis des analyses conceptuelles). Ce double discours a pu lui être reproché et lui faire manquer un lectorat potentiel : ceux qui veulent de la philosophie pure et dure sont déçus : la réflexion tourne à l'affirmation, l'expérience prime le concept, celui-ci n'est pas décrit ; ceux qui veulent un pamphlet contre les nouvelles technologies doivent goûter de Marx, de pages de discussion sur l'idéalisme, etc.
Anders s'explique de sa "manière" peu conventionnelle : il choisit l'exagération comme manière de provoquer la réflexion.

Je me suis surtout attardé à la partie "Le monde comme fantôme et comme matrice – Considérations philosophiques sur la radio et la télévision" qui mêle les naïvetés (théorie du récepteur passif des informations, manque d'une analyse précise de "l'homme de masse", unité sacrée de la table familiale, présentation simpliste de l'ère du "spectacle"; etc.) aux fulgurances d'analyses que l'on retrouvera dans la médiologie, Baudrillard, ou dans les "échographies de la télévision" de Derrida et Stiegler.
C'est cela qu'il faut retenir, ce rapport au monde, au temps, à l'événement, à la production de l'homme de masse :

"Regarde, il n'y a vraiment plus que le lointain qui nous soit proche." « Les événements viennent à nous, nous n'allons pas à eux. » « le monde, ni présent ni absent, devient fantôme. »

« 1.Quand c'est le monde qui vient à nous et non l'inverse, nous ne sommes plus « au monde », nous nous comportons comme les habitants d'un pays de cocagne qui consomment leur monde.
2. Quand il vient à nous, mais seulement en tant qu'image, il est la fois présent et absent, c'est-à-dire fantomatique.
3. Quand nous le convoquons à tout moment [on/off de l'écran, ou de la radio], nous détenons une puissance divine.
4. Quand le monde s'adresse à nous sans que nous puissions nous adresser à lui, nous sommes condamnés au silence, condamnés à la servitude.
5. Quand il nous est seulement perceptible et que nous ne pouvons pas agir sur lui, nous sommes transformés en espions et en voyeurs. »

Le texte d'Anders est une réaction à ces télécommunications permanentes et mondialisées, certes sans proposition alternative, mais adossée de manière intéressante à une réflexion outrée mais qui ne manque pas souvent de toucher juste.

La version publiée en français rajoute un essai sur Beckett, et - plus connu de l'aspect du travail de Anders - une réflexion sur ce que la Bombe représente pour l'humanité survivante, dimension sous-pensée, encore aujourd'hui où les craintes de la guerre froide nous semble d'aimables frayeurs d'improbables Docteur Folamour.
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Ce livre n'est pas facile à commenter. M. Onfray a écrit que c'est le livre le plus important du XXème siècle ! L'un des plus importants assurément. J'ai rarement lu un philosophe aussi "prophétique", un philosophe dont les écrits produits dans les années 50, s'adaptent aussi parfaitement à notre temps, au XXIème siècle.

Le génie de l'homme lui permet de produire une technologie, des machines, qui rendent plus efficace son action sur le monde. Cependant, sa technologie révèle aussi sa faiblesse, sa soumission et pour tout dire, son obsolescence face à des machines qui lui sont devenues supérieures. Des machines qui vont lui dicter ses choix et réduire sa liberté.

Obsolète, l'être humain va éprouver à l'égard de sa technologie ce que Ghünter Anders nomme la honte prométhéenne, car il est dépassé, il est presque inutile face à sa propre technologie.

Poursuivant ses développements, le philosophe allemand va utiliser la théorie de la matrice, pour démontrer comment, les médias, radio et télévision, mais aujourd'hui on y ajouterait l'Internet, les réseaux sociaux, ainsi que les outils qui en assurent l'expansion (PC, smartphones et les myriades d'applications qui les structurent...), constituent de puissants instruments de conditionnement, de manipulation et de fabrication de l'homme de masse.

Le monde que les médias apportent directement dans notre salon, dans notre voiture, à l'occasion des pauses déjeuner durant lesquelles tous les humains ont les yeux rivés sur leurs smartphones, n'est pas le monde réel ! Les événements que la matrice nous sert, ne sont que les reflets du monde, des fantômes, comme le dit l'auteur.

La matrice sert une pseudo réalité à l'esprit qui s'habitue à une certaine distanciation à l'égard des événements du monde, mais aussi à une certaine confusion des valeurs, puisque les téléspectateurs, par exemple, sont capables de s'identifier à leurs héros et héroïnes, et rêvent de vivre leur vie. Ces mêmes héros ou héroïnes n'ont pas d'autre choix, pour exister, que de se soumettre aux lois de la matrice : lois de la beauté, de la gloire, du jeunisme, lois de la starification des disciplines sociales (cinéma, art, musique, carrières intellectuelles, etc.).

L'attention portée aux phénomènes factices du monde, éloigne l'homme de masse de sa propre réalité, de ses proches ; la télévision n'a jamais rapproché les membres d'une famille, mais elle a fabriqué une communauté de personnes assises côte à côte dont les regards convergent vers le petit écran et d'où le dialogue infra-familial a quasiment disparu.

La matrice, grâce à ses techniques de reproduction de masse des phénomènes que permet, par exemple, la TV, a fabriqué cet homme de masse, reproductible à l'infini et super consommateur, non pas de la réalité, mais de reflets de celle-ci. Sa démonstration sur le comportement des touristes est éclairante à cet égard.
Le touriste est ce consommateur de masse qui, muni de son appareil photo (aujourd'hui de sa caméra également ou de son smartphone) se promène, non pas en regardant avec l'attention qu'il mériterait, le phénomène qui s'offre à ses yeux, et qu'il pourrait emmagasiner dans ses souvenirs, mais en filmant ou photographiant compulsivement ce qu'il croît voir, afin de se constituer son album de reflets, de fantômes, une fois de retour chez lui.

La matrice nous offre, aussi, en tant qu'homme de masse, des modèles de pensée auxquels nous nous soumettons ; le prêt à penser est partout ! Qui en douterait aujourd'hui ?

Enfin, et je n'aurai pas épuisé l'étendue et la profondeur des analyses de ce puissant esprit qu'a été Ghünter Anders, la technologie a tellement réduit l'action humaine dans son quotidien que l'individu aurait pu sombrer dans l'ennui d'une société de loisirs. Mais la matrice lui permet de retrouver ce qui faisait la vertu ancestrale de l'être humain, l'effort grâce auquel, il pouvait se nourrir, nourrir sa famille, fabriquer ce qui lui était utile, etc.

Cet effort lui est proposé sous forme d'occupations diverses et variées : bricolage, sport, jeux d'aventure, etc. Ainsi, il peut nourrir des illusions sur sa liberté, son bonheur de "faire quelque chose", de transpirer pour parvenir à la réalisation de l'objet, du geste de sa passion...

Ce livre est désespérant de lucidité ! J'ai cherché comment me défendre de l'idée que je ne suis pas manipulé par la société de consommation, par cette matrice capitalistique qui produit tous les jours de la séduction, du rêve, des illusions et des frustrations ; j'ai cherché en vain !

Finalement, je me contente de la conscience que j'ai, des conditionnements et manipulations dont on est l'objet, dont le corps social est l'objet. Un corps social dont les mouvements, l'organisation, la vie tout simplement, sont guidés par la puissance technicienne de la matrice.

A rapprocher d'auteurs, comme Jacques Ellul ou Herbert Marcuse, par exemple...

Pat.


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Nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits, ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité, nous ne croyons que ce qu'on nous autorise à croire, telles sont les trois thèses développées pas Günther Anders dans cette critique de la technique, au risque de passer pour un réactionnaire et d'être accusé de saboter le progrès.
(...)
Si le manque d'unité et la dispersion récurrente peuvent nuire à l'homogénéité de l'ouvrage, notamment en comparaison avec d'autres ouvrages plus bref du même auteur, la profondeur et la pertinence de nombre de réflexions méritent tout de même qu'on s'y attarde.

Article complet sur le blog :
Lien : https://bibliothequefahrenhe..
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Comme critique un extrait suffira afin d'en montrer la pertinence et l'intelligence de ce philosophe, compagnons de Hannah Arendt, et heureusement qu'aujourd'hui il y a des femmes comme Barbara Stiegler qui possède aussi cette grâce de l'intelligence.

Le texte qui suit est donc un extrait de l'excellent L'Obsolescence de l'homme. Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, initialement paru en 1956 (traduction française publiée en 2002 par les éditions de l'Encyclopédie des Nuisances/Ivrea). Anders y expose en quoi les abominables crimes des nazis ont été rendus possibles et même favorisés par le fonctionnement général du capitalisme (qui, de la même manière, pour la même raison, génère en permanence toutes sortes de désastres sociaux et écologiques).

L' « instrumentalisation » : nous ne sommes plus des « agents » mais seulement des collaborateurs. La finalité de notre activité a été démantelée : c'est pourquoi nous vivons sans avenir, sans comprendre que l'avenir disparaît, et donc « aveugles à l'apocalypse ».

Tout le monde sait que notre façon d'agir et donc de travailler a aujourd'hui fondamentalement changé. À l'exception de quelques survivances dépourvues de signification, le travail est devenu une « collaboration » organisée et imposée par l'entreprise. J'insiste bien sur le fait que cette contrainte est imposée par « l'entreprise », car si le travail solitaire n'a certes jamais constitué l'essentiel du travail humain, ce dont il s'agit désormais n'est justement plus de travailler avec les autres, mais d'être au service de l'entreprise (à laquelle celui qui travaille doit allégeance alors qu'il ne peut même pas, lui, se la représenter dans sa totalité), entreprise dont les autres employés ne sont eux-mêmes que des rouages.

C'est une banalité. Mais ce qui vaut pour notre travail vaut aussi — ce fait est moins trivial mais non moins important — pour notre « action » ou plutôt pour notre « activité », car parler d'« action » et affirmer que nous sommes des « agents » sonnerait déjà à nos oreilles (et cette remarque doit être prise au sérieux) comme une exagération. Abstraction faite de quelques rares secteurs, notre activité, désormais inscrite dans le cadre d'une entreprise organisée sur laquelle nous n'avons pas prise mais qui nous impose ses contraintes, se réduit à une collaboration placée sous le signe du conformisme. Chercher à estimer quelle proportion d'activité et de passivité entre dans telle ou telle « collaboration », à délimiter où s'arrête la pure exécution et où commence la part d'initiative, est aussi vain qu'essayer d'analyser les gestes que requiert l'utilisation d'une machine en essayant de distinguer ceux qui sont actifs et ceux qui ne sont que réactifs. Cette distinction est devenue secondaire. L'existence de l'homme actuel n'est plus, la plupart du temps, pure « activité » ou pure « passivité ». Il n'est plus ni complètement actif ni complètement passif, mais plutôt « neutre », à mi-chemin entre l'activité et la passivité. On peut donc qualifier son existence d'« instrumentalisée ».

L'« instrumentalisation » règne partout : dans les pays qui imposent le conformisme par la violence, et aussi dans ceux qui l'obtiennent en douceur. Comme c'est bien sûr dans les pays totalitaires que ce phénomène est le plus clair, je prendrai, pour illustrer ce qu'est l'« instrumentalisation », l'exemple d'un comportement typiquement totalitaire.

Au cours des procès où l'on a jugé les « crimes contre l'humanité », on a très souvent constaté que les accusés étaient vexés, consternés, voire indignés qu'on leur demande « personnellement » des comptes pour les mauvais traitements infligés à ceux qu'ils avaient effectivement maltraités et pour les meurtres de ceux qu'ils avalent effectivement tués. Il serait absolument erroné de ne voir dans ces accusés que des cas de déshumanisation et d'entêtement extrêmes. Ce n'est pas « bien qu'ils aient collaboré », mais le plus souvent « parce qu'ils ont seulement collaboré » qu'ils se sont révélés incapables de repentir, de honte, ou même de la moindre réaction morale. C'est parfois précisément « parce qu'ils avaient collaboré », autrement dit parce que pour eux, « être moral », c'était nécessairement se conduire d'une façon complètement « instrumentalisée », qu'ils avaient bonne conscience (d'avoir personnellement « collaboré »). Voilà comment ils auraient pu formuler ce qu'ils voulaient dire avec leur « entêtement » : « Si seulement nous avions su ce que vous attendiez de nous ! À l'époque, nous étions en règle (ou, si vous voulez, “moraux”). Si une nouvelle entreprise a aujourd'hui remplacé celle à laquelle nous avons collaboré à l'époque d'une façon satisfaisante, nous n'y pouvons rien ! Aujourd'hui, c'est avec celle-ci qu'il est “moral” de collaborer ; à l'époque, c'était avec celle-là. »
Lien : https://tsuvadra.blog/2021/0..
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critiques presse (2)
LeMonde
14 juin 2011
Dans ce regard d'un pessimisme extraordinaire, habité par le désespoir et le combat, la flamme qui résiste est d'une rare puissance. Anders agace, amuse, intéresse, il ne lasse pas. Penser autrement que lui, c'est encore en être proche.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Liberation
13 juin 2011
Philosophe malgré lui, Günther Anders s’est nourri de littérature. Il joue Beckett contre Kafka
Lire la critique sur le site : Liberation
Citations et extraits (80) Voir plus Ajouter une citation
En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté. Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.
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Quand des milliers de pages sont parties en fumée lors des autodafés de livres organisés par Hitler en 1933, aucune page absolument unique n'a brûlé, à la différence de ce qui s'était produit lors de l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie. Chacune d'elles avait en réalité des centaines ou des milliers de sœurs. Aussi ignominieuses qu'aient pu être les intentions de l’incendiaire, d'aussi mauvais augure qu'ait pu être son geste - laissant prévoir qu'il livrerait bientôt aux flammes tout autre chose que du papier -, la destruction qu'il opérait n'était encore, à ce stade, qu'une farce. Au milieu des cris de la foule qui dansait autour des bûchers, passait invisible, légère, hors de portée des flammes, une farandole moqueuse, celle des livre originaux criant : "Brûlez nos exemplaires ! Brûlez-les ! Vous ne nous brûlerez pas pour autant !" - avant de se disperser aux quatre vents. Les livres prétendument détruits vivent toujours aujourd'hui à des milliers d'exemplaires.
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Préface à la cinquième édition :

"Non seulement ce volume que j'ai achevé il y a maintenant plus d'un quart de siècle ne me semble pas avoir vieilli, mais il me paraît aujourd'hui encore plus actuel. Cela ne prouve rien quant à la pertinence de mes analyses de l'époque : cela prouve seulement que l'état du monde et la condition humaine que je décrivais étaient déjà très dégradés, qu'ils n'ont guère changé sur le fond depuis 1956, et ne le pouvaient d'ailleurs pas. Ces observations n'étaient pas des pronostics mais des diagnostics. Les trois thèses principales : que nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits ; que ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et notre responsabilité ; et que nous ne croyons que ce qu'on nous autorise à croire - ou plutôt ce que nous devons croire, ou plutôt ce qu'il faut impérativement que nous croyions -, ces trois thèses fondamentales sont malheureusement devenues, à l'évidence, plus actuelles et explosives qu'elles ne l'étaient alors, en raison des risques encourus par notre environnement dans le dernier quart de ce siècle. Je souligne donc que je ne possédais à l'époque aucune puissance "visionnaire", mais qu'en revanche 99% de la population mondiale étaient incapables de voir - ou plutôt avaient été rendus incapables de voir, phénomène que j'avais dénoncé sous le nom d'"aveuglement devant l'apocalypse".

Les textes que j'ai consacrés à la situation nucléaire ("Temps de la fin et fin des temps"), mon journal d'Hiroshima (L'Homme sur le pont) et ma correspondance avec le pilote d'Hiroshima, Claude Eatherly, attestent que je ne suis pas revenu sur la position que j'avais adoptée, dans le quatrième essai de ce livre, sur l'armement nucléaire : au contraire, mes activités dans ce domaine se sont intensifiées depuis cette époque. En fait, je trouvais inconvenant de se contenter de théoriser de façon universitaire sur la menace apocalyptique, ce qui m'a fait retarder de plusieurs années le second tome de L'obsolescence de l'homme. La bombe n'est pas seulement suspendue au-dessus au-dessus des universités. Entre la parution du premier tome et celle du second, j'ai donc consacré l'essentiel de mon activité à m'opposer à l'armement nucléaire et à la guerre du Vietnam. Je n'ai cependant pas de réserves à faire aujourd'hui sur l'essai que j'ai à l'époque écrit sur la bombe. Je le tiens même pour plus important qu'il y a vingt-cinq ans, parce que désormais les centrales atomiques obstruent le regard que nous pouvons porter sur la guerre nucléaire et ont fait de nous des "aveugles à l'apocalypse" encore plus aveugles qu'auparavant.

Le deuxième essai, Être sans temps, sur le Godot de Beckett, a lui aussi gagné en actualité depuis sa rédaction, il y a vingt-huit ans, parce que j'y décrivais le monde, ou plutôt l'absence de monde, des chômeurs - misère qui aujourd'hui, après un demi-siècle, recommence à se généraliser.

Le jugement totalement pessimiste que j'ai porté sur les mass média dans le troisième essai ("Le monde comme fantôme et comme matrice") n'a pas trouvé beaucoup plus d'écho sur le moment. Certes mes thèses - la télévision rend l'homme passif et lui apprend à confondre systématiquement l'être et l'apparence ; le monde devient le reflet des images puisque les événements historiques se règlent toujours par avance sur les exigences de la télévision - sont encore plus valides qu'alors, et aujourd'hui, vingt-cinq ans après la rédaction de ces réflexions, certains hommes politiques au pouvoir tiennent compte de mes mises en garde. Mais les thèses en question ont malgré tout besoin d'être complétées et parfois d'être durcies : même s'il est apparu depuis lors que les images télévisuelles nous livrent à domicile, dans certaines situations, une réalité qui, sans elles, nous resterait étrangère. La perception de la réalité est certes préférable à la perception des images, mais celles-ci valent pourtant mieux que rien. Les images de la guerre du Vietnam retransmises quotidiennement dans les foyers américains ont pour la première fois "ouvert" les yeux vides et las de milliers de citoyens, déclenchant ainsi une contestation qui a grandement contribué à mettre fin au génocide qu'on était en train d'accomplir à l'époque.

Quand j'ai écrit ce plaidoyer, non pas, malheureusement, pour qu'advienne un monde plus humain, mais tout simplement pour que continue d'exister un monde, un grand nombre de mes lecteurs potentiels n'avaient pas encore vu le jour dans notre monde ténébreux. Ils réaliseront que la situation révolutionnaire, ou plutôt catastrophique dans laquelle l'humanité est capable de s'autodétruire -, que cette possibilité réelle, dont il n'y a aucune raison de s'enorgueillir, avait déjà été préparée avant leur naissance, et que les devoirs qui sont aujourd'hui les leurs avaient déjà été autrefois ceux de leurs parents et de leurs grands-parents.

Je conclus en formulant de tout mon cœur, pour vous et pour vos descendants, le souhait qu'aucun de mes pronostics ne se vérifie.

(Günther Anders, Vienne, octobre 1979)
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C'est donc par rapport à ce nouveau modèle qu'il faut considérer le désir que nourrit l'homme d'aujourd'hui de devenir un self-made man, un produit : s'il veut se fabriquer lui-même, ce n'est pas parce qu'il ne supporte plus rien qu'il n'ait fabriqué lui-même, mais parce qu'il refuse d'être quelque chose qui n'a pas été fabriqué; ce n'est pas parce qu'il s'indigne d'avoir été fabriqué par d'autres (Dieu, des divinités, la Nature), mais parce qu'il n'est pas fabriqué du tout et que, n'ayant pas été fabriqué, il est de ce fait inférieur à ses produits.
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Bien qu'il soit plus borné que ses produits, l'homme est beaucoup plus vulnérable et périssable qu'eux. En tout cas, il ne lui vient pas à l'idée d'entrer en concurrence avec la longévité, pour ne pas dire l'"immortalité", qu'il peut, quand il le souhaite, conférer à ses produits.
Bien sûr nos produits ne sont pas à proprement parler "immortels" : la durée de conservation de nos fruits en boîte, des œufs brouillés que nous mettons au réfrigérateur, la durée de vie de nos microsillons "longue durée" ou de nos ampoules électriques est, elle aussi, limitée. Mais dans la plupart des cas, c'est nous, les hommes qui les avons rendus mortels, qui avons calculé et dosé leur durée de vie (pour pouvoir, par exemple, assurer la stabilité des ventes ou les développer). La seule chose qui ne soit pas notre œuvre, c'est notre propre mortalité. Elle seule n'est pas calculée. C'est pour cela qu'elle constitue un motif de honte.
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Vidéo de Günther Anders
C'est à la philosophe Corine Pelluchon que nous consacrons notre épisode 5 de la série Filature : sa relation avec le mot “amour”, son engagement pour la cause animale, son approche de la philosophie entre science et art. La meilleure façon de terminer un livre ? Il n'y en a pas, on le sent.
Spécialiste de philosophie politique et d'éthique, Corine Pelluchon est aujourd'hui professeure à l'université Paris-Est-Marne-la-Vallée (rebaptisée université G. Eiffel à partir de janvier 2020). Elle a commencé par une thèse soutenue en 2003 sur Leo Strauss et sa critique des Lumières, puis, dès le milieu des années 2000, elle s'est intéressée aux défis anthropologiques et politiques que soulèvent les techniques médicales, les biotechnologies, et la prise en compte de la finitude de la planète et des intérêts des animaux. Parmi ses ouvrages les plus récents, on retrouve Pour comprendre Emmanuel Levinas. Un philosophe pour notre temps, janvier 2020 ; Réparons le monde. Humains animaux, nature, mars 2020, Rivages/Poche. C. Pelluchon a reçu en 2020 le prix de la pensée critique Günther Anders pour l'ensemble de ses travaux. Corine Pelluchon était l'invitée de la Fête du Livre de Bron 2023 pour “Grandeur nature” un dialogue avec l'écrivain et directeur de la rédaction de Philosophie Magazine Alexandre Lacroix.
Chaque semaine, retrouvez un invité dans un format court de 4 minutes et écoutez un peu de leur univers littéraire et personnel. À découvrir sur le Média et les réseaux sociaux de la FdLB.
© Collectif Risette/Paul Bourdrel/Fête du Livre de Bron 2023
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