Rencontre avec Leïla Sebbar & Manon Paillot animée par Patrice Rötig
Lecture par Frédéric Mitterrand
Après Je ne parle pas la langue de mon père et L'arabe comme un chant secret, Lettre à mon père est le dernier volet, le plus tendre et le plus violent, de la trilogie autobiographique de Leïla Sebbar. Pour la première fois, elle ose, outre-mort, une adresse directe à son père Mohamed dont le silence l'a tenue loin de son roman familial, qu'elle écrit dans la langue de sa mère, le français. Sans fin elle l'interroge, et il ne parle guère.
Au cours de cette soirée nous évoquerons également un recueil de récits et nouvelles où Leïla Sebbar nomadise avec Isabelle, son héroïne, sa muse, Isabelle Eberhardt ; un ouvrage préfacé et édité par Manon Paillot.
Enfin, par la voix de Frédéric Mitterrand, nous entendrons différents extraits.
À lire aux éd. Bleu autour : Leïla Sebbar, Lettre à mon père Leïla Sebbar & Isabelle Eberhardt (nouvelles), préface de Manon Paillot, 2021.
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Pays ensorcelant , pays unique, où est le silence , où est la
paix à travers les siècles monotones . Pays du rêve et du
mirage où les agitations stériles de l' Europe moderne ne
parviennent point .
Je voudrais les entendre , et dormir à l ' ombre , et boire de l 'eau fraîche ....Tu me cacheras dans la montagne et tu viendras
me voir tous les jours ....J ' apprendrais à chanter comme les oiseaux et je chanterais pour toi . Après , je leur apprndrais
ton nom pour qu ' ils me le redisent quand tu seras absent .
Le premier acte de la vie, - pleurer... Et comme notre arrivée ressemble à notre départ, avec cette seule différence qu'à tout prendre le départ est bien moins triste que l'arrivée suivie de tant d'ennuis et de souffrance!
Mais dans la griserie de l'heure présente, j'oubliais tout et surtout l'avenir. Ou plutôt cet avenir m'apparaissait comme une continuation indéfinie du présent... C'était une ivresse sans fin. Tantôt l'ivresse de mon âme dans ce pays merveilleux, sous ce soleil unique et les envolées sublimes de la pensée vers les régions calmes de la spéculation, tantôt les douces extases toujours mêlées à de la mélancolie, les extases de l'art, cette quintessentielle et mystérieuse jouissance des jouissances.
Il comprit l'inanité de notre vouloir et la folie funeste de notre coeur avide qui nous fait chercher la plus impossible des choses : le recommencement des heures mortes.
Si Abderrahmane quitta ses vêtements de soie de citadin et s'enveloppa de laine grossière. Il laissa pousser ses cheveux et s'en alla dans la montagne, (...) Il vivait dans la prière et la contemplation, si doux et si pacifique que les bêtes craintives des bois se couchaient à ses pieds, confiantes.
«Jadis, quand je ne « manquais de rien » matériellement, mais quand je manquais de tout intellectuellement et moralement, je m'assombrissais et me répandais sottement en imprécations contre la Vie que je ne connaissais pas. Ce n'est que maintenant, au sein du dénuement dont je suis fière, que je l'affirme belle et digne d'être vécue»

Pour arriver chez moi, il fallait monter des rues et des rues mauresques, tortueuses, coupées de couloirs sombres sous la forêt des porte-à-faux moisis.
Devant les boutiques inégales, on côtoyait des tas de légumes aux couleurs tendres, des mannes d’oranges éclatantes, de pâles citrons et de tomates sanglantes. On passait dans la senteur des guirlandes légères de fleurs d’oranger ou de jasmin d’Arabie lavé de rose avec, au bout, des petits bouquets de fleurs rouges.
Il y avait des cafés maures avec des pots de romarin et des poissons rouges flottant dans des bocaux ronds sous des lanternes en papier, des gargoulettes où trempaient des bottes de lentisque.
À côté, c’étaient des gargotes saures avec des salades humides et des olives luisantes, des étalages de confiseurs arabes avec des sucres d’orge et des pâtisseries poivrées, des fumeries de kif où on jouait du flageolet.
On frôlait des Mauresques en pantalons lâches et en foulards gorge-de-pigeon ou vert Nil, des Espagnoles avec des roses de papier piquées dans leurs crinières noires.
On pouvait acheter de tout, on entendait tous les langages, tous les cris de la vie méditerranéenne, bruyante, toute en dehors, mêlée aux réticences et aux chuchotements de la vie maure.
Enfin, au fond d’une impasse, par une porte branlante, on entrait dans un patio frais, plein d’une ombre séculaire.
(début de la nouvelle "Le mage")
Il est des heures à part, des instants très mystérieusement privilégiés, où certaines contrées nous révèlent, en une intuition subite, leur âme, en quelque sorte leur essence propre, où nous en concevons une vision juste, unique et que des mois d’étude patiente ne sauraient plus ni compléter, ni même modifier.
Souvent, en face de ces vieux mendiants de l'islam, aveugles et caducs, je me suis arrêtée, me demandant s'il y avait encore des âmes et des pensées derrière ces masques émaciés, derrière le miroir terne de ces yeux éteints... Étrange existence d'indifférence et de morne silence, si loin des hommes qui, pourtant, vivent et de meuvent alentour!
La mer scintillait à la lumière, opaline et claire, encore rosée des reflets du ciel matinal. Le port s'animait, et en bas, à Bab Azoun, sur le boulevard de la République et sur la jetée Kheïr ed Dine, une foule bariolée se mouvait en deux torrents roulant en sens inverse.
Je me reposais à cette heure si douce et étonnamment joyeuse. Mon âme semblait flotter dans le vide charmeur de ce ciel inondé de lumière, de vie.