"Éviter de mettre des mots sur une histoire pour prétendre qu'elle n'a jamais existé n'efface rien ."
J’allaitais en lisant les lettres d’Hemingway. Plongée dans les écrits masculins et solides d’un séducteur qui n’était pas mon père, je devenais une femme. Je choisissais mes écrivains robustes et beaux. Ils m’offraient une parenthèse, en me protégeant des sentiments trop envahissants.
Ça flirte entre soi, ça parle d'argent, des autres. Le reste du monde n'existe pas. On passe notre temps entre les jolies demeures avec piscine de nos parents, les châteaux de nos ancêtres, les vignobles de famille. Quand Gonzague utilise avec dédain le terme "basané" ou "melon pour évoquer les travailleurs agricoles qui labourent la terre comme des bêtes de somme, je réponds "J'en fais partie", il rétorque "Non, toi c'est pas pareil". Parfois, je me pose des questions. Je m'en suis toujours posé, paraît-il.
Je lis Karl Marx. Mes cousins se fichent de moi, me traitent de communiste, de hippie, de libertaire. Je ne sais plus qui fredonne un "C'est la lûûûtteuh finaaale...!" On se moque.
A dix-huit ans, comme tout le monde, je recevrai une chevalière. Je la voudrais avec les armoiries de papa et maman entrelacées. Un chien et une cigogne, la fidélité et l'intrépidité, les deux facettes du couple qu'ils forment. Mes deux parents à mon doigt. Le reste ne m'intéresse pas.
Et voilà cet imprimé qui vient tout bousculer.
Non seulement ,il anéantit mes efforts pour tenir les réminiscences de ma mère à distance mais il prouve que l état d Israël est passé outre son geste pour l honorer .Je ne peux imaginer qu il n y ait pas eu enquête préliminaire ,vérifications.La distinction accordée post mortel n a rien d un blanc - seing- d ailleurs qui l imaginerait- mais elle révèle qu avant de se transformer par jalousie en épouse assassine, ses six enfants abandonnés en pleine confusion, le bien , le mal ,les sentiments , les émotions ,la passion , aimer ,ne plus aimer,jusqu ou aller ,débrouillez vous ,je n en peux plus , elle a cru ,vécu ,adore un autre homme que mon père ,vibre pour d autres causes que la sienne.elle fit une jeune femme pleine de courage prête à risquer ses jours pour des bambins perdus.qui le savait ?
J’ai reçu d’elle ses gestes et sa malédiction. Celle qui pousse à vouloir encore être aimée, alors qu’on ne vous aime plus. Ce désespoir dont il faut s’extirper sans croire aux retours. Elle était passionnée, intransigeante, dure. Je peux l’être aussi.
En Belgique, Napoléon signifie Waterloo. Tout le monde le sait. La défaite face aux Anglais, le dernier bivouac aux Quatre-Bras, les errements de Fabrice Del Dongo dans le brouillard du champ de bataille, le lion sur la butte construite par les paysannes, seau après seau, avec la boue rougie du sans de leurs morts.
Ma grand-mère n'a jamais été en retard d'une escapade, y compris dans des lieux complètement passés de mode aujourd'hui comme ces gorges du Sierroz près du lac du Bourget. Un site charmant, autrefois incontournable, mais vu par un temps exécrable. Le climat trop humide avait contribué à lui pourrir le voyage.
Qui peut me dire s’il connaît un enfant adopté, en paix avec lui-même ? En dépit de toute la ferveur du monde, ces laissées pour-compte des premiers jours fuient de toutes parts, tel un vase percé. Si vous en rencontrez, ne cessez jamais de les aimer. Patience et amour ininterrompu peuvent faire des miracles. Le pot troué métamorphosé, un jour, en fontaine merveilleuse.
Dans ma famille, ils sont grands, minces, cheveux blonds, yeux bleus. Je suis brune, petite, teint mat. Que voulez-vous savoir? Comment j'ai été adoptée? Si je l'ai toujours su? Si j'ai envie de retrouver ma mère? Non, pas la moindre. Fin de l'histoire. Je m'appelle Emmanuelle Véronique Hermeline Laurens, nationalité française. Mes aïeux sont célébrés dans la région sur plusieurs générations. Voussoiement des parents, messe tous les dimanches. Je chante Alleluia, célèbre Noël autour de la crèche sans Père Noël ni sapin. Retraites, prières, les JMS à Rome, émotion devant le pape. Je m'habille en bleu marine, plus chic que le noir, trop femme, décréte maman. J'adore les rallyes, les déguisements de princesse. Bustier, gros noeud, jupe bouffante cousue main, bruit du taffetas quand je marche. Prfuit! Prfuit!
Maquillage? Pas de mon âge.
Denise, orpheline, débarque sur le pavé parisien avec ses deux frères...