Catherine Perret - L'enseignement de la torture, réflexions sur
Jean Améry .
Catherine Perret vous présente son ouvrage "L'enseignement de la torture, réflexions sur
Jean Améry" aux éditions du Seuil. http://www.mollat.com/livres/perret-catherine-enseignement-torture-9782021082128.html Notes de Musique : "Smoke" by mo-seph (http://www.mo-seph.com/)
A Auschwitz, l'esprit n'était que lui-même, et ne trouvait aucune occasion de se rattacher à une structure sociale aussi précaire, aussi camouflée fût-elle. Ainsi donc, l'intellectuel s'y retrouvait-il seul avec son esprit qui n'était rien d'autre qu' une pure et simple conscience dépourvue de toute possibilité de se conforter ou de s'endurcir au contact d'une réalité sociale. (...)
Dans un tel cas l'esprit perdait d'un coup sa qualité fondamentale : la transcendance.
"Dans des situations comme la mienne, la violence est l'unique moyen de reconstituer une personnalité décomposée."
J'ai déjà fait allusion à la faillite ou encore l'absence d'écho qui était le lot des réminiscences et des associations esthétiques. Dans la plupart des cas elles n'apportaient donc aucune consolation, très souvent elles n'éveillaient plus que souffrances ou sarcasmes ; plus généralement encore elles s'étiolaient dans un sentiment générale de parfaite indifférence.
Pourtant il y avait des exceptions : quand on était envahi par une certaine ivresse. Je me rappelle par exemple ce jour où un garde-malade de l'infirmerie me donna une assiette de semoule sucrée que je dévorai goulûment, ce qui eut pour effet de transporter mon esprit dans un état d'euphorie exceptionnel. Empli d'une profonde émotion je me mis d'abord à réfléchir au phénomène de la bonté humaine. Cette pensée s'associa à l'image du brave Joachim Ziemssen de La montagne magique de Thomas Mann. Et tout à coup ma conscience fut envahie de manière chaotique et jusqu'à ras bord de contenus de livres, de fragments de musique et d'idées philosophiques que je voulais absolument considérer comme miennes. Un impétueux désir intellectuel s'empara de moi, et il allait de pair avec un sentiment aigu d'autocompassion qui me fit monter les larmes aux yeux. Il ne dura d'ailleurs que quelques minutes. Pourtant dans une strate de ma conscience demeurée limpide, j'étais parfaitement conscient du caractère suspect de ce sursaut intellectuel. C'était un véritable état d'ivresse dont l'origine était physique. [...] Comme toutes les ivresses, celles-ci se soldaient par un sentiment terne et vaseux de vide et de honte. Elles étaient profondément inauthentiques, la valeur de l'esprit ne se conforte guère dans de tels états. Pourtant la représentation esthétique et tout son cortège n'occupe qu'un espace exigu dans la grande maison spirituelle de l'intellectuel, et ce n'est pas le plus important. Plus essentielle est la pensée analytique : c'est d'elle qu'on peut attendre qu'elle soit à la fois un soutien et un guide sur les chemins de l'horreur.
Mais ici aussi je n'ai jamais pu dresser que des bilans décevants. Au camp et tout spécialement à Auschwitz, la pensée rationnelle et analytique n'était d'aucune aide et elle conduisait tout droit à la tragique dialectique de l'autodestruction.
Je m'arrangeai d'un monde que j'aurais voulu autre, qui à son tour, me voulut autre et triompha dans cette lutte inégale.
Pour Georges Bataille le sadisme ne doit pas être compris au sens de pathologie sexuelle mais plutôt de psychologie existentielle, et sous cet angle-ci il se profile comme négation radicale de l'autre, comme refus d'en reconnaître à la fois le principe social et le principe de réalité. Un monde où triomphent le martyre, la destruction et la mort ne peut subsister, c'est évident. Mais le sadique ne se soucie guère de la perpétuation du monde. Au contraire : il veut abolir le monde, et par la négation de son prochain, qui pour lui aussi est « l'enfer » dans un sens bien particulier, il veut réaliser sa propre souveraineté totale. Le prochain est réduit à l'état de corps, de chair, processus par lequel il se retrouve déjà au bord du gouffre de la mort ; et dans le pire des cas il finit par basculer par dessus la frontière létale dans le néant. De la sorte le tortionnaire assassin réalise sa propre corporalité meurtrière mais sans qu'il lui faille s'y perdre totalement comme le supplicié : il peut mettre un terme au supplice comme bon lui semble. Le cri de douleur et le cri de mort poussés par l'autre lui appartiennent, il règne en maître absolu sur la chair et l'esprit, la vie et la mort. De la sorte la torture opère un renversement total du monde social où nous ne pouvons vivre que si nous accordons la vie au prochain, refrénant le désir d’expansion de notre Moi, et allégeons ses souffrances. Au contraire de l'univers de la torture où l'homme n'existe que du fait même qu'il brise l'autre et peut contempler sa ruine. Une simple petite pression de la main prolongée par son instrument suffit pour transformer l'autre – y compris sa tête qui peut abriter ou non Kant et Hegel et toutes les neuf symphonies et le monde comme volonté et comme représentation – en goret qui s'égosille sur le chemin de l'abattoir. Le bourreau peut même, quand c'est finit, quand il a réalisé son expansion dans le corps d'autrui et a éteint ce qui était l'esprit de l'autre, il peut même se mettre à fumer une cigarette ou prendre son petit-déjeuner ou, s'il en a l'envie, retourner au monde comme volonté et comme représentation.
Le simple fait de dire non – non au projet de démolition de la maison, non à l’affectation dans un immeuble à appartements aux abords de la ville et même à la compensation financière substantielle qui permettrait sans doute que le champagne coule à flots dans la chambre le matin – le seul fait de dire non n’est pas un acte de Résistance. Dans la plupart des cas, et notamment celui dont il est question ici, ce n’est rien d’autre qu’un retrait, une fuite, une vague consolation.
Je n'ai pas grand-chose, mais toi tu n'as rien. Veux-tu venir chez moi?...
Oui, avait-elle répondu, bien sûr.
Même si je ne voulais pas, je n'aurais pas d'autre choix. Je ne fais pas la fine bouche quand on m'offre le gîte et le couvert. Nous ne sommes plus des enfants, Eugen Althager : je ne peux pas me mettre à t'aimer, comme ça, subitement, mais je m'efforcerai de coucher avec toi aussi bien que n'importe quelle autre.
Une problématique particulière en rapport avec la fonction ou l'absence de fonction sociale de l'esprit se posait pour l'intellectuel juif qui avait à son actif un bagage culturel allemand. Quoi que ce soit qu'il invoquât, cela ne lui appartenait plus, c'était la propriété de l'ennemi. Beethoven. Mais à Berlin il était joué sous la direction de Furtwängler, et Furtwängler était une éminente personnalité du Troisième Reich. Le Völkischer Beobatcher publiait des articles sur Novalis, et ils n'étaient pas toujours si bêtes que ça. Nietzsche appartenait non seulement à Hitler, ce sur quoi on aurait encore pu passer, mais aussi au poète pronazi Ernst Bertram ; lui, il le comprenait.
[...]
C'est à la même époque, je crois, qu'aux USA Thomas Mann a dit : "La culture allemande est là où je suis." Un détenu juif-allemand d'Auschwitz n'aurait jamais pu risquer une affirmation aussi téméraire, quand bien même il aurait été un Thomas Mann. Il ne pouvait prétendre que la culture allemande fut son bien propre parce que sa revendication n'avait aucune justification sociale.
On comprendra alors qu’un faciès gris sur lequel l’âge a apposé, voire gravé ses rides avec le plus grand art peut être plus beau qu’un visage jeune aussi lisse que le marbre, vers lequel, comme on le sait, les yeux et les cœurs se tourneront d’abord.
On peut ameuter la presse, pas la télévision, elle est aux mains du gouvernement.