Citations de Jean Giono (2656)
Ce capitaine forestier n’était pas mon ami pour rien. Il connaissait la valeur des choses. Il sut rester silencieux. J’offris les quelques oeufs que j’avais apportés en présent. Nous partageâmes notre casse-croûte en trois et quelques heures passèrent dans la contemplation muette du paysage.
Le côté d’où nous venions était couvert d’arbres de six à sept mètres de haut. Je me souvenais de l’aspect du pays en 1913, le désert… Le travail paisible et régulier, l’air vif des hauteurs, la frugalité et surtout la sérénité de l’âme avaient donné à ce vieillard une santé presque solennelle. C’était un athlète de Dieu. Je me demandais combien d’hectares il allait encore couvrir d’arbres.
Avant de partir, mon ami fit simplement une brève suggestion à propos de certaines essences auxquelles le terrain d’ici paraissait devoir convenir. Il n’insista pas. « Pour la bonne raison, me dit-il après, que ce bonhomme en sait plus que moi ». Au bout d’une heure de marche, l’idée ayant fait son chemin en lui, il ajouta : « Il en sait beaucoup plus que tout le monde. Il a trouvé un fameux moyen d’être heureux ! ».
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Je remarquai qu’en guise de bâton, il emportait une tringle de fer grosse comme le pouce et longue d’environ un mètre cinquante. Je fis celui qui se promène en se reposant et je suivis une route parallèle à la sienne. La pâture de ses bêtes était dans un fond de combe. Il laissa le petit troupeau à la garde du chien et il monta vers l’endroit où je me tenais. J’eus peur qu’il vînt pour me reprocher mon indiscrétion mais pas du tout : c’était sa route et il m’invita à l’accompagner si je n’avais rien de mieux à faire. Il allait à deux cents mètres de là, sur la hauteur.
Arrivé à l’endroit où il désirait aller, il se mit à planter sa tringle de fer dans la terre. Il faisait ainsi un trou dans lequel il mettait un gland, puis il rebouchait le trou. Il plantait des chênes. Je lui demandai si la terre lui appartenait. Il me répondit que non. Savait-il à qui elle était ? Il ne savait pas. Il supposait que c’était une terre communale, ou peut-être était-elle la propriété de gens qui ne s’en souciaient pas ? Lui ne se souciait pas de connaître les propriétaires. Il planta ainsi cent glands avec un soin extrême.
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Sous moi, dans la maison, mon hôte prépare le repas du soir. C'est un vieux célibataire qui vit avec vingt chênes truffiers, deux-cents pieds de vignes, un jardin de trois terrasses et un colombier. Tout à l'heure, quand la nuit sera tombée, il ira étouffer deux paires de pigeons. Je suis chargé d'aller tirer de l'eau à la citerne, mais j'ai le temps : il s'en faut encore de trois bonnes heures avant le coucher du soleil.
Tiré de «J'ai beau être né dans ce pays...» 1954
L'accusé a habité Brunet. Brunet est un village de la vallée de l'Asse. L'Asse est un affluent de la rive gauche de la Durance. C'est un torrent qui descend du versant nord du Mourre de Chanier et se jette dans la Durance à quatre kilomètres au-dessous d'Oraison, à une dizaine de kilomètres de la Grand-Terre par conséquent.
Dans son cours supérieur et moyen, la vallée de l'Asse est étroite et son aspect désespéré. Le soleil y pénètre trois heures par jour pendant l'été et à peine une heure l'hiver. Le torrent a tranché dans des schistes noirs ; la végétation est rabougrie : ce sont des chênes nains, des buis, des foins ras qui, dès l'automne, sont comme du poil de renard, et sur lesquels le printemps ne marque pas, même par une pâquerette.
Je les comprend. Il ne faut pas croire que celui qui nous donne les renseignements (un horloger, je crois ; en tout cas il était assis devant une boutique d'horlogerie), via Trotta, ait fini sa sieste. Il dort debout ; il dort les yeux ouverts ; il parle en dormant, en continuant un petit rêve d'après-midi. A-t-on remarqué que les chambres des pays du Sud et par conséquent les chambres italiennes (je ne parle pas des chambres d'hôtel mais des chambres particulières, conjugales) sont meublées à la «va comme je te pousse» avec n'importe quoi (sauf le lit). Souvent, il n'y a que le lit et une chaise ou le lit et une table de nuit ou le lit et un vase.
De la branche d'acier gris jusqu'à la jarre d'argile, l'olive coule entre cent mains, dévale avec des bonds de torrent, entasse sa lourde eau noire dans les greniers, et les vieilles poutres gémissent sous son poids dans la nuit. Sur les bords de ce grand fleuve de fruits qui ruissellent dans les villages, tout notre monde assemblé chante.
Poème de l'olive
Ah, bien sûr, je sais, ce que j’ai fait pour l’avoir, ça a été de l’ouvrage vite faite, c’est pas fignolé, c’est pas vu en détail, ça a été empaqueté tout en gros dans ma volonté, et je t’emporte…
Il était très difficile d'atteindre sa bouche par en dessous. Son nez trempait dans le vin. Enfin, en passant de biais, je réussis à lui donner la becquée, qu'elle avala coup sur coup, poursuivant la cuiller chaque fois que je la retirais, sans cesser de grogner un ronronnement de colère comme un petit faucon. Elle but ainsi à peu près la valeur de deux travers de doigt.
Enfin on abordera le plateau,l'étendue toute rabotée par la grande varlope de ce vent.
Le Panturle est un homme énorme. On dirait un morceau de bois qui marche.
Il n'y avait dans cette cuisine, au moment du repas, que le bruit des gestes, jamais le bruit du parler.
Les gens d'ici sont très fins sur l'amour-propre et la réputation. Une fille qui se dérobe, et encore avec un pignouf de ce genre, ça fait parler, ça fait dresser les index.
...parce qu'il y a des gens comme ça qui voient la vie comme un verger de mai...
En 1933, il reçut la visite d’un garde forestier éberlué. Ce fonctionnaire lui intima l’ordre de ne pas faire de feu dehors, de peur de mettre en danger la croissance de cette forêt naturelle. C’était la première fois, lui dit cet homme naïf, qu’on voyait une forêt pousser toute seule. À cette époque, il allait planter des hêtres à douze kilomètres de sa maison. Pour s’éviter le trajet d’aller-retour — car il avait alors soixante-quinze ans — il envisageait de construire une cabane de pierre sur les lieux mêmes de ses plantations. Ce qu’il fit l’année d’après.
En 1935, une véritable délégation administrative vint examiner la « forêt naturelle ». Il y avait un grand personnage des Eaux et Forêts, un député, des techniciens. On prononça beaucoup de paroles inutiles. On décida de faire quelque chose et, heureusement, on ne fit rien, sinon la seule chose utile : mettre la forêt sous la sauvegarde de l’État et interdire qu’on vienne y charbonner. Car il était impossible de n’être pas subjugué par la beauté de ces jeunes arbres en pleine santé. Et elle exerça son pouvoir de séduction sur le député lui-même.
Moi, dit-il, je voudrais avoir un beau taureau et une belle vache, un beau bélier, une belle brebis, une belle ânesse pour mon âne qui est déjà beau , et qu’un bel étalon sorte du ventre de mes juments. Mes mains me démangent pour faire de belles bêtes.
Les odeurs coulaient toutes fraîches. Ça sentait le sucre, la prairie, la résine, la montagne, l’eau, la sève, le sirop de bouleau, la confiture de myrtille, la gelée de framboise où l’on a laissé des feuilles, l’infusion de tilleul, la menuiserie neuve, la poix de cordonnier, le drap neuf. Il y avait des odeurs qui marchaient et elles étaient si fortes que les feuilles se pliaient sur leur passage.
Oui, dit Bobi, je dis qu’il y a des choses qui par leur goût ou leur couleur, quand on les a sur la langue ou dans les yeux, font joie et d’autres qui font deuil. Trois choses de joie, une de deuil, ça fait vivant.
C’était à la percée du matin, à l’heure où les époux se rapprochent toujours, à moitié endormis, et se réchauffent, et sont un peu tendres, même ceux qui ne le savent pas, parce que le jour se lève.
...ces coups frappés à quatre heures de l'après-midi dans la porte d'une église et Sainte Vierge ! Sainte Vierge ! Sainte Vierge ! qu'on appelle (comme si on voulait qu'elle se penche à sa fenêtre et qu'elle réponde : Oui, qu'est-ce qu'il y a ? Je suis là),...
Ce qui est inquiétant, c'est son fils. Celui-là est un produit curieux. Il échappe à l'analyse; c'est un produit nouveau.
C'est un mélange de jeunesse, d'abord (il a vingt ans), de paysannerie, de bourgeoisie, de prolétariat. Il a à la fois écouté parler l'accusé (qui est son grand-père), sa mère, ses oncles et le téléférique. Il est paysan, mais... bourgeois, mais... prolétaire, mais... Cette bouillie pour les chats a été au surplus brassée par la guerre, l'Occupation, la Libération, la propagande politique, la revendication sociale infantile. Ce qu’il pourrait être est à chaque instant modifié par ce qu’il est en même temps. Finalement, il ne s’y reconnaît plus lui-même, et il dissimule son propre désarroi sous des sourires auxquels on comprend encore moins.