Jeanne Benameur

Quand je marche…



extrait 1

Quand je marche
Isis
dans ma tête se rassemblent les fragments du monde
depuis toute petite
c’est là que j’ai appris à laisser venir en moi
quelque chose qui prend forme
par les mots

tout m’était nourriture
mes lectures aviviées par l’odeur des marées
mon corps tout entier remâchant les mots lus
les laissant faire route en moi
mieux qu’à ma table
dans ma chambre d’écolière
…

Un psychanalyste n'offre pas de souvenir à la fin d'une cure. Quelle étrange idée. Une fois le travail achevé c'est fini. S'il reste des souvenirs aux analysants, c'est leur affaire et ils en font ce qu'ils veulent.

Tranquille, non il ne l'est pas mais décidé à saisir ce que la vie lui propose, oui.

Simon maintenant a fait une page entière de peur. Il se promet qu'il en fera à chaque fois que ce sera nécessaires. Peu importe. Personne n'est là pour voir ce qu'il fait. C'est secret. Il faut le secret pour accepter de laisser les quatre lettres faire leur travail. Il attend. Se dire et accepter qu'il a peur. Il n'y a pas d'autre moyen pour affronter. Est-ce qu'il a toujours eu peur? Est-ce qu'il y a toujours eu ça tapis au fond de lui, à lui interdire de lâcher la barre?

Il ignorait qu'elle, elle avait aussitôt pensé qu'elle faisait partir une fois de plus un homme auquel elle s'attachait. Oh pas comme on s'attache à un amant, non. Mais comme à quelqu'un de très cher, qu'on perd à nouveau.

Il y a les lettres qu'on devrait savoir écrire. Pas pour convaincre ni pour changer les choses. Juste pour tracer les mots. Les inscrire. Et qu'on les envoie ou pas ça n'a pas d'importance. Les morts lisent par-dessus votre épaule.

La vie est plus inventive que ce qu'on imagine, pour peu qu'on veuille bien la laisser faire.

L'alphabet
c'était une provision de vivres pour ma vie entière
est-ce que je le savais déjà?
...
avec l'alphabet j'étais forte
quelque chose de farouche était à l'oeuvre en moi

Rien à faire, il n’a pas la patience de tous ceux qui vivent dans des pays broyés depuis des décennies, ceux qui naissent en apprenant dans le lait qu’ils sucent que leur vie peut s’arrêter demain. Non, cette patience-là, il ne l’a pas apprise.

Parce qu’il y a dans le premier cri dee chaque enfant deux promesses conjointes : je vis et je mourrai. Par ton corps je viens au monde et je le quitterai seul.
Il n’y a pas de merci.

Une femme qui attend ce n’est plus tout à fait une femme.

Chacun sa chambre. Dans la sienne, on meurt. Dans la mienne, je lutte. Comme je peux. De toutes mes forces. La mort ne l'aura pas.La mort ne m'aura pas.

_Enfin, l'amour, si ce n'est pas un plus dans nos vies, on se demande à quoi ça sert? me lançait Myriam en me servant un apéritif que je laissais reposer dans mon verre, ailleurs.

Quand ce sont d'autres êtres humains qui apportent la mort et la destruction, on est atteint au plus profond de soi parce qu'on est humain aussi. Et contre ça, on ne peut pas lutter. Alors même si on en réchappe, il n'y a plus rien après à quoi se tenir pour vivre encore. Dans les mains qui tiennent les torches enflammées, dans les poings qui serrent tout ce qui peut tuer, on a éprouvé la barbarie. Et on sait que la barbarie est humaine. Dans sa chair. On l'apprend là.

Le jeune photographe se dit que dans l'histoire de chacun, il y a ces failles dont aucun livre d'histoire ne parlera jamais. Oh, pas les failles de la grande histoire, non, mais celles qui fissurent implacablement la vie de ceux qui partent, et celles, peu spectaculaires, de ceux qui restent. Après tout, il suffit de bien peu parfois, une couleur sur un tableau, un sourire sur une photographie, un mot dans un livre, et nous voilà atteints dans l'une de nos failles, ramenés loin, là où nous ne savions même plus que nous avions vécu ou éprouvé. Et nous sentons se raviver et se réparer peut-être tout à la fois ce qui fut un moment de notre vie.

Comme les grands oiseaux qui vont chercher l'asile propice pour faire leur nid, ils sont partis mais les hommes n'ont pas la liberté des ailes.

Parce que chez moi à l'intérieur, il y a une zone fermée, barricadée. Depuis si longtemps que je ne sais même plus. Peut-être que je suis née avec. Une zone que je n'approche pas. Trop dangereuse. Territoire miné. Les mines je ne sais même plus où elles sont ni qui les a posées. Je les sens c'est tout. Moi je sais qu'elles sont là. Je n'en parle à personne. Parce que même ma mère ou ma sœur, elles ne comprendraient pas. Elles diraient qu'à force de lire je deviens folle ou quelque chose comme ça. Alors je me tais. Et je fais avec. Comme je peux.

Je prends l'allure du mot. Je deviens une fille délurée. Ça me plaît. J'aimerai être encore plus délurée. Il y a du chemin. C'est lui qui va me montrer?

- Anne. C'est à toi. C'est ton nom. Avec Anne, tu peux tout le reste. (...) Notre nom, il est notre force. C'est ce que nos parents nous ont donné en premier. (p.67)

- J'en ai marre d'être pauvre. (...)
Même mon maillot, il est pas à moi. C'est que du donné, du prêté, que je porte. J'ai rien à moi. (p.67)