Citations de Jesse Kellerman (293)
Elle avait une voix âgée. Je crus déceler une pointe d’accent, bien qu’il m’eût fallu plus qu’un simple « allô » pour en avoir le cœur net.
– Oui, bonjour, j’appelle à propos de l’annonce dans le Crimson.
– Ah. Et à qui ai-je l’honneur ?
– Joseph Geist.
– Enchantée, monsieur Geist.
– Merci. Moi de même, madame…
Je marquai une pause afin de lui donner l’occasion de se présenter. Voyant qu’elle ne le faisait pas, je poursuivis :
– Je serais curieux de savoir quel genre d’interlocuteur vous cherchez.
– Éclectique avant tout. Pas forcément très catholique en somme. Est-ce ainsi que vous vous décririez ?
– Je crois, oui. Même si, pour votre information, il se trouve que je suis aussi catholique.
Elle rit doucement.
– Je ne vous en tiendrai pas rigueur, allez.
J’aurais parié sur l’allemand, bien que ses inflexions fussent très différentes de celles que j’avais entendues à Berlin. Peut-être venait-elle de la campagne, ou d’une autre ville.
– Mais je ne suis plus pratiquant, ajoutai-je.
– Ah, un catholique repenti, voilà qui est déjà plus à mon goût.
– À votre service.
– Et donc, monsieur Geist, catholique non pratiquant, vous avez vu mon annonce ? Vous êtes étudiant à Harvard, j’imagine ?
Il aurait été trop long de lui expliquer mon statut exact, aussi dis-je, sans trop faire d’entorses à la vérité :
– En thèse, oui.
– Ah bon ? Et dans quel domaine ?
– La philosophie.
Il y eut un léger blanc.
– Vraiment. C’est très intéressant, monsieur Geist. Et quel genre de philosophe êtes-vous ?
Bien que tenté de me faire mousser, je décidai de rester prudent.
– Du genre éclectique, justement.
Nouveau rire au bout du fil.
– Peut-être devrais-je plutôt vous demander quel est votre philosophe préféré.
Je n’avais aucun moyen de deviner ses goûts, aussi voulus-je répondre par une pirouette qui me semblait à même de la provoquer et de l’amuser : « Moi-même, bien sûr. » Sauf qu’en réalité je dis :
– Ich, natürlich.
– Oh, voyez-vous ça, répliqua-t-elle, mais j’entendis un sourire dans sa voix. Je serais ravie de vous rencontrer, monsieur Geist. Êtes-vous libre à quinze heures ?
– À quinze heures… aujourd’hui ?
– Oui, quinze heures aujourd’hui.
Je faillis dire non. Je ne voulais pas avoir l’air trop empressé.
– Oui, ça devrait aller.
– Parfait. Je vous donne l’adresse alors.
Je la notai.
– Merci.
– Danke schön, Herr Geist.
Bien sûr, il est possible, quoique peu vraisemblable, que ma mère et sa famille aient été sincèrement enthousiastes à l’idée de cette union. Je ne le saurai jamais car il fallut attendre encore sept ans avant mon arrivée et, le temps que je sois en âge de poser des questions, toutes les intentions initiales s’étaient éventées depuis belle lurette, les émotions desséchées et balayées par le vent
Le Polaroid n’est pas un bon médium pour faire le portrait d’un homme qui, dans la vie, ne s’arrêtait jamais de bouger, dont la caractéristique principale était une présence physique si animale, musculaire, cinétique et urgente qu’elle recherchait toutes les soupapes possibles, si destructrices soient-elles.
Le mariage revêt-il une si grande valeur en soi qu’il mérite de lui sacrifier le bonheur de toutes les personnes concernées ? C’était en 1970, après tout. Les filles-mères étaient encore stigmatisées, mais le monde changeait.
Ce qui pouvait passer pour de la paresse, le caprice d’un flemmard post-millénaire refusant toute concession au monde réel, était en fait la marque d’un instinct de conservation. Au risque de paraître mélodramatique, je dirais même que c’était un combat pour le salut de mon âme.
Tout ce que j’avais accompli en plus d’une décennie d’études pouvait être et était souvent regardé avec condescendance comme une perte de temps.
– Peut-être devrais-je plutôt vous demander quel est votre philosophe préféré.
Je n’avais aucun moyen de deviner ses goûts, aussi voulus-je répondre par une pirouette qui me semblait à même de la provoquer et de l’amuser : « Moi-même, bien sûr. » Sauf qu’en réalité je dis :
– Ich, natürlich.
– Oh, voyez-vous ça, répliqua-t-elle, mais j’entendis un sourire dans sa voix. Je serais ravie de vous rencontrer, monsieur Geist. Êtes-vous libre à quinze heures ?
– À quinze heures… aujourd’hui ?
– Oui, quinze heures aujourd’hui.
Je faillis dire non. Je ne voulais pas avoir l’air trop empressé.
– Oui, ça devrait aller.
– Parfait. Je vous donne l’adresse alors.
Je la notai.
– Merci.
– Danke schön, Herr Geist.
– Je serais curieux de savoir quel genre d’interlocuteur vous cherchez.
– Éclectique avant tout. Pas forcément très catholique en somme. Est-ce ainsi que vous vous décririez ?
– Je crois, oui. Même si, pour votre information, il se trouve que je suis aussi catholique.
Elle rit doucement.
– Je ne vous en tiendrai pas rigueur, allez.
J’aurais parié sur l’allemand, bien que ses inflexions fussent très différentes de celles que j’avais entendues à Berlin. Peut-être venait-elle de la campagne, ou d’une autre ville.
– Mais je ne suis plus pratiquant, ajoutai-je.
– Ah, un catholique repenti, voilà qui est déjà plus à mon goût.
– À votre service.
– Et donc, monsieur Geist, catholique non pratiquant, vous avez vu mon annonce ? Vous êtes étudiant à Harvard, j’imagine ?
Il aurait été trop long de lui expliquer mon statut exact, aussi dis-je, sans trop faire d’entorses à la vérité :
– En thèse, oui.
– Ah bon ? Et dans quel domaine ?
– La philosophie.
Il y eut un léger blanc.
– Vraiment. C’est très intéressant, monsieur Geist. Et quel genre de philosophe êtes-vous ?
Bien que tenté de me faire mousser, je décidai de rester prudent.
– Du genre éclectique, justement.
Nouveau rire au bout du fil.
J’aurais parié sur l’allemand, bien que ses inflexions fussent très différentes de celles que j’avais entendues à Berlin. Peut-être venait-elle de la campagne, ou d’une autre ville.
Elle avait une voix âgée. Je crus déceler une pointe d’accent, bien qu’il m’eût fallu plus qu’un simple « allô » pour en avoir le cœur net.
– Oui, bonjour, j’appelle à propos de l’annonce dans le Crimson.
– Ah. Et à qui ai-je l’honneur ?
– Joseph Geist.
– Enchantée, monsieur Geist.
– Merci. Moi de même, madame…
Je marquai une pause afin de lui donner l’occasion de se présenter. Voyant qu’elle ne le faisait pas, je poursuivis :
– Je serais curieux de savoir quel genre d’interlocuteur vous cherchez.
– Éclectique avant tout. Pas forcément très catholique en somme. Est-ce ainsi que vous vous décririez ?
– Je crois, oui. Même si, pour votre information, il se trouve que je suis aussi catholique.
Elle rit doucement.
– Je ne vous en tiendrai pas rigueur, allez.
Quand même. Je trouvais cette annonce étrange, d’une étrangeté tentante.
De nos jours on n’est jamais trop méfiant, la paranoïa n’étant plus regardée comme une pathologie mais une marque de bon sens.
Le ton de l’annonce était une invitation en même temps qu’un avertissement ; une main tendue, l’autre levée en bouclier. Et qu’est-ce que c’était que cette histoire de démarcheurs ? Peut-être la personne craignait-elle une usurpation d’identité. Mais, dans ce cas, pourquoi donner un numéro de téléphone ? Pourquoi pas une simple adresse e-mail ou, pour ceux de la vieille école, carrément une boîte postale ? Quelque chose ne collait pas, et j’avais la très forte intuition d’être en face d’une arnaque
La huitième et dernière de la liste arrivait juste au-dessus du minimum requis.
INTERLOCUTEUR SOUHAITÉ
POUR HEURES DE CONVERSATION.
PAS SÉRIEUX S’ABSTENIR.
APPELER AU 617-XXX-XXXX
PAS DE DÉMARCHEURS SVP.
L’activité première de la philosophie contemporaine est l’étude minutieuse du langage. Je relus le texte plusieurs fois avec le sentiment de le comprendre sans le comprendre. Quel genre d’interlocuteur ? Souhaité par qui ? Juste « souhaité », dans le sens d’une nécessité, comme il est « souhaitable » de trouver une source d’énergie renouvelable bon marché ? Quelque chose peut-il être souhaité dans l’absolu, sans qu’il y ait un « souhaiteur » ? Bien sûr que non ; ce n’est pas comme ça que fonctionne ce verbe. Sans doute qu’en l’occurrence le souhaiteur était la personne ayant passé l’annonce. Mais telle que la phrase était rédigée, sans complément d’agent, j’avais davantage l’impression de lire la description d’un état de fait qu’une offre d’emploi.
Lors d’un de ces après-midi, je me retrouvai à feuilleter sans grande conviction le journal Harvard Crimson, que j’avais ramassé davantage pour me changer les idées qu’autre chose. Les articles me faisaient toujours sourire – de prétentieux étudiants de licence qui préconisaient leurs solutions maison aux grands problèmes du monde –, jusqu’à ce que je m’aperçoive que, cinq ans plus tard, ces mêmes étudiants seraient devenus les rédacteurs en chef de la page opinion du New York Times.
Certains de mes amis pensaient que j’aurais dû par exemple envisager de travailler dans une librairie : un job auréolé d’une certaine érudition et que, contrairement aux postes d’enseignant vacataire que je passais mon temps à lorgner sur les réseaux sociaux universitaires, j’avais une chance d’obtenir.
– Ou alors tu pourrais donner des cours particuliers, disaient-ils.
Je n’étais pas près non plus de décrocher un boulot, n’ayant pas envoyé une seule candidature. J’avais mis la barre si haut que ça en devenait handicapant : quoi que je fasse, il faudrait que ce soit un minimum intellectuel, tout en me laissant suffisamment de temps libre pour ma thèse.
Je passai les trois semaines suivantes à rebondir misérablement d’un canapé à l’autre. Je compris vite que le prix à payer pour quelques nuits d’hospitalité était de répéter mon histoire larmoyante depuis le début, généralement à la femme de la maison mais parfois à l’homme aussi, assis tous les deux en face de moi, les sourcils froncés avec sollicitude, main dans la main comme pour se protéger de mon célibat virulent. S’il ne tenait qu’à moi, j’aurais préféré loger chez des célibataires.
Il me traversa l’esprit d’acheter la presse pour les petites annonces. L’idée de trouver mon destin dans un journal me parut désuète – même parfaitement ridicule – et, malgré les sombres circonstances, je me souris à moi-même dans l’obscurité. Quand j’y repense à présent, je me rends compte que me procurer ce journal fut, sinon la première décision significative de ma vie, du moins une étape nécessaire vers tout ce qui s’ensuivit, chacune de mes catastrophes.
Même quand j’avais commencé à sentir que notre histoire tournait au vinaigre, je m’étais dit qu’elle n’aurait jamais l’indélicatesse de me mettre à la porte sans préavis. J’avais tort.
Bien que j’eusse aimé partir sur un bon mot, au final je ne parvins à produire qu’une vaine tentative d’ironie :
– La vie de l’esprit, dis-je en soulevant mes maigres possessions.
– Profites-en bien, répondit-elle avant de me fermer la porte au nez.