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Critiques de Karl Kraus (12)
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Les Derniers Jours de l'humanité

Véritablement exceptionnel.

...

Présent comme fantôme méconnu de la littérature européenne « moderne » dans de nombreuses oeuvres — dont ce « Royaume » de Gonçalo M. Tavares que j'ai tenté, rejoignant quelques amis, de vous faire découvrir il y a peu — Karl Kraus est bien ce génie oublié qu'il faudrait redécouvrir de toute urgence.

Tenter d'expliquer ce relatif anonymat en francophonie nécessiterait d'explorer en exposant une oeuvre avant tout politique, qui aurait le tort de n'être résumable en quelques lignes, trait que la presse aura de tout temps tendance à user, empirant à mesure que le bit remplace l'encre et le papier.

...

Je m'en abstiendrait donc, ne voulant pas perdre de potentiels lecteurs, comprenant aisément leur frayeur à aborder ce genre d'oeuvre, dont le sombre éclat ne préfigure facilement le grand moment de littérature offert par ces confidentielles éditions Agone, qui ont l'habileté de se présenter « en deux mots » :



« Issues d'une revue du même nom, née à Marseille en 1990, les éditions Agone se sont construites sur une ligne éditoriale soucieuse des luttes de notre présent et soumise aux exigences du savoir. Au moment où le marché du livre se caractérise par un emballement productiviste qui pousse les éditeurs, pour imposer leurs marques, à publier toujours davantage d'ouvrages de moins en moins maîtrisés et dont la durée de vie est toujours plus courte, nous avons opté pour la lenteur d'une politique de fonds. Aussi nous démarquons-nous de la logique du marketing, qui prétend financer la création sur la base des nécessités du compromis : notre pari fut de ne jamais publier un livre pour le seul motif de sa rentabilité, de ne pas choisir un auteur sur le seul critère de sa notoriété et de ne pas traiter un sujet en vertu de sa seule actualité. Ce projet éditorial répond à un projet politique : proposer des livres qui fournissent au plus grand nombre des outils pour comprendre le monde dans lequel nous vivons. »



(J'y reviendrai en fin de critique, n'arrivant toujours pas à commencer ce qui aurait dû être un texte « accrocheur »…)



Imaginez une pièce qui ne pourrait être jouée autre part que dans un « théâtre martien », et qui adopterait ce format afin de se rapprocher le plus de ce que serait de la « littérature filmée », volonté de l'auteur de nous livrer un texte au plus proche de la Vérité, y intégrant de nombreux dialogues captés sur le vif, mêlé avec les éditoriaux et articles de presse de l'époque.

Un ensemble qui rendrait mieux qu'aucun autre l'ambiance d'une époque, 1914, Vienne, et sa société va-t-en-guerre ; plus efficace qu'un texte avec narrateur et galerie de personnages qu'il faudrait introduire, puis épaissir ; bref, mieux qu'un roman, afin de s'échapper du point de vue, avec ce théâtre qui se jouerait sur la scène de l'objectivité.

Bien-sûr impossible à atteindre, cette ambition du Vrai nous a rarement semblé aussi proche. Les nombreux personnages sont soit réels — chacun renvoyant à un glossaire en fin d'ouvrage les présentant succinctement ; pas forcément nécessaire, laissant le loisir au lecteur se s'y référer ou non — soit inventés, où l'auteur les nomme à l'aide de savoureux jeux de mots, que les traducteurs ont adapté le mieux possible en notes de bas de page. Ce travail d'ailleurs, colossal et admirable, a été confié à Jean-Louis Besson et Henri Christophe, et mériterait à lui seul une mise en lumière.



Il faudrait insister avant tout sur l'humour ravageur de ce texte, mêlant absurdité, comique de répétition, féroce ironie, formant un impossible monument tragi-comique, seul à même de rendre digeste cette fresque de la Grande Guerre, cette der des Ders, à la manière d'un Beckett ou d'un Ionesco, avec quelques décennies d'avance…

Le qualificatif de « moderne » n'est d'ailleurs pas suffisant pour qualifier cette oeuvre qui, sous couvert théâtral, agrège poésie, chanson, reportage, pensées et aphorismes, histoire et reportage d'actualité, où Kraus invite le lecteur-observateur d'une oeuvre à mesure qu'elle s'écrit, témoin des dialogues entre les personnages du « râleur » et de « l'optimiste », matérialisant l'auteur et sa conscience morale (ou ce qu'il en reste…), prophétisant lors de l'acte IV son arrestation, écrivant début 1918 :

« (…), actuellement il ne peut paraître. Cela coûterait à l'auteur sans doute la liberté et, pour peu que la généraille ait des velléités de dictature juste avant la tombé du rideau, sa tête même qu'en dépit des offensives d'imbécilité il a su garder durant quatre ans de guerre. Il paraîtra lorsque cette aventure technico-romantique, ce défi lancé à l'humanité par la quantité, sera asphyxié par une quantité plus grande encore. Lorsque cette glorieuse forfaiture, qui, pendant l'heure où nous parlons ici, métamorphose pour rien, absolument rien, des milliers d'êtres en cadavres ou en estropiés, sera achevée et aura échappé aux regards de basilic abêtissant jetés par l'office de contrôle militaire. »



Son pacifisme n'est pas uniquement issu de la Morale, il est une réaction face à un système, un mécanisme d'auto-défense intellectuel, qu'il brandit à la face du monde tel un flambeau, titre de ce journal « Die Fackel », qu'il publiera une grande partie de sa vie, le long des tremblement de l'histoire, s'achevant de manière élusive à montée du nazisme, et sa mort en 1936.



Nous sommes donc en présence d'un authentique chef-d'oeuvre, hors des normes, usant de la forme théâtrale écrite comme construction inédite, d'un auteur qui pourrait réhabiliter le qualificatif de « réactionnaire » (comme l'affuble sa notice wikipédia, dite « de qualité »), dont l'oeuvre a pu fasciner comme terroriser ses contemporains, tel Elias Canetti qui lui a consacré plusieurs textes teintés d'une admiration résignée.



Avant de clôturer sur le dernier passage de « lucidité » de l'auteur, par la voix du seul Râleur, précédant l'impressionnant déluge de feu de son épilogue, grandiose et déchirant, on remerciera à nouveau Agone, avec l'aide du CNL et de la région PACA, d'avoir réalisé cet indispensable travail d'édition, réparant ce silence de plusieurs décennies, peut-être gêné par cette complexité supposée, confirmant les craintes exprimées par KK sur l'appauvrissement de la langue, dont un certain journalisme déclinerait ses responsabilités, vivant au jour le jour sans souci pour la vérité…



LE RÂLEUR : « Il est donc cinq heures. La réponse est là. L'écho de ma démence sanglante, plus rien d'autre ne monte de la création brisée que ce cri par lequel des millions de mourants m'accusent de vivre encore, moi qui avait des yeux pour voir le monde, moi dont le regard l'a touché si juste qu'il est devenu comme je l'avais vu. Si le ciel a eu raison de le laisser faire, il a eu tort de ne pas m'anéantir plus tôt ! (…) Pourquoi n'ai-je pas été doté de la force physique pour abattre d'un coup de hache le péché de cette planète ? Pourquoi n'ai-je pas été doté de la force mentale pour contraindre l'humanité outragée à pousser un énorme cri ? Pourquoi mon appel n'est-il pas plus puissant que cet ordre lancé d'une voix chevrotante, qui régentait les âmes sur le globe terrestre ? Je conserve des documents pour une époque qui ne les comprendra plus ou vivra si loin d'aujourd'hui qu'elle dira que j'étais un faussaire.(…) J'ai écrit une tragédie dont le héros qui succombe est l'humanité, et dont le conflit tragique, celui du monde avec la nature, se conclut par la mort.Hélas, ce drame n'ayant pas d'autre héros que l'humanité, il n'y a personne pour l'entendre ! (…) »



Espérons que par ces quelques lignes il sera davantage entendu, ses leçons ne risquant toujours pas d'être écoutées.
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La Littérature démolie

Dans la « littérature démolie » Karl Kraus évoque la transformation de Vienne en métropole moderne et l’imminente disparition du Café Griensteidl où régnait dans une atmosphère fin de siècle une grande effervescence intellectuelle. C’est cependant avec beaucoup d’ironie et, parfois même, des formules assassines, que Karl Kraus évoque les jeunes talents littéraires de cette époque auxquels il reproche une certaine affectation. Karl Kraus était passé maître dans une satire virulente, faisant feu de tout bois, pourfendant l’hypocrisie, mettant en relief l’absurdité de certaines situations, dénonçant la bassesse et la bêtise, avec une fougue et un brio qui médusaient ses lecteurs et son auditoire, comme le rappelle, dans sa préface, Elias Canetti.
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Dits et contredits

Alors qu’il vivait dans une société qui a peu à voir avec la nôtre –à savoir celle de l’Empire Austro-Hongrois à la veille de la Grande Guerre et du nazisme-, les Dits et Contredits de Karl Kraus peuvent encore trouver un écho pertinent chez le lecteur d’aujourd’hui.



Dégoûté par la pléthore d’écrits journalistiques, déplorant l’utilisation mécanique du mot que l’on vide de son sens, Karl Kraus cherche au contraire à attaquer les choses de plein fouet. Il utilise un verbe incisif qui n’hésite pas à trancher ni à se montrer virulent contre les principes de mauvaise foi qu’il décèle partout –dans la presse, mais aussi dans le théâtre, la littérature, la musique ou parmi les gens de bonne société. Le choix des aphorismes est pertinent puisque, comme il le dit lui-même : « Il y a des écrivains qui peuvent exprimer en vingt pages ce pour quoi il me faut parfois même deux lignes. » Cela peut-être grâce à l’imagination, qu’il décrit non pas comme étant la capacité à trouver le mot le plus original pour exprimer l’opinion la plus plate, mais la capacité à employer le mot d’une manière originale, loin des clichés de langage véhiculés par la presse écrite. Qui verrait ici un rapprochement possible à faire avec la langue de bois des politiciens n’aurait sans doute pas tort… Avec les mêmes conséquences à la clé ? Ça reste à voir… En tout cas, Karl Kraus dénonce le vide que ce langage propage dans les esprits, et qu’il présage comme l’origine de grands bouleversements… le triomphe des dictatures ?



La critique dévie de la presse au climat général instauré par la modification de l’utilisation du langage et des moyens de communication. La descriptions des mœurs et des personnalités phares de l’Empire Austro-Hongrois trouveront moins de répercussion à la lecture aujourd’hui, mais ne dispenseront pas du plaisir de se trouver face à des aphorismes cyniques, diablement drôles –pointes d’esprit sorties d’une personnalité originale, parfois réactionnaire, mais en tout cas détachée de la platitude généralisée du milieu qu’elle décrit.


Lien : http://colimasson.over-blog...
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Die chinesische Mauer

Ce livre réunit en un volume plusieurs petits articles de Karl Kraus. Il n'a pas été traduit en français à ce jour. Le premier article illustre assez bien le reste du livre et qui est Karl Kraus. Il s'agit de la comtesse Mizzi Veith, la "prostituée vierge" (et mineure), qui a inspiré d'autres artistes, comme Ingmar Bergman. Kraus est assez allusif, certains points de l'histoire sont donc assez difficiles à suivre. Polémiste, il prend clairement parti contre le "Sittlichkeitsprozess" (procès de mœurs ou de moralité) fait au "comte" Marcel Veith, beau-père de Mizzi. Le cas particulier est loin de s'imposer par son évidence : Mizzi Veith était vierge, mais quelles étaient ses relations avec le comte, avec ses "clients" de la bonne société viennoise ? Cela étant, quand on pense qu'on a organisé des partouzes dans des conditions qualifiées de "boucherie" au Carlton de Lille sans que personne ne soit condamné, sur le principe je ne peux qu'abonder dans le sens de Kraus, qui se montre extrêmement acerbe à l'égard de la justice, qui se prétend morale. Il faut dire, en matière de répression du proxénétisme, que Mizzi Veith a fini par se suicider. Sans l'intervention des services étatiques, elle se serait probablement mariée. Moyennant quoi, Kraus traite ce "vieil" état qui aurait mieux fait de laisser faire la débauche, de tous les noms, dont je vous dispense. Autrichien, violent, libéral (libertaire), acerbe, révolté : cela définit assez bien Karl Kraus. J'ai presque envie d'ajouter : seul contre tous.
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La Littérature démolie

Karl Kraus est l'auteur d'une œuvre abondante et un pamphlétaire hors pair. J'ai rédigé, il y a plus de deux ans, un compte-rendu sur "Monsieur Kraus et la politique", recueil de textes fictifs de G.M. Tavares qu'aurait pu écrire Kraus. Rivages Poche reprend ici quelques pamphlets des débuts de l'autrichien datés de 1896 à 1909.



En ouverture, un court essai de Elias Canetti examine la verve et l'efficacité des discours de Kraus: "il avait le don de condamner les gens en les faisant pour ainsi dire se condamner eux-mêmes". Avec "des phrases construites comme des forteresses cyclopéennes", il exécutait ses cibles et Vienne résonnait de la parole de l'orateur qui prenait à revers préjugés et conventions. Canetti explique comment il lui était intellectuellement assujetti – une dictature, écrit-il - avant d'apprendre à s'en détacher pour trouver sa propre voie, enrichie par l'apport de Kraus qui lui a appris la responsabilité et l'écoute véritable. "Il est donc bon de souhaiter des modèles forts", retient Canetti.



Trois textes ont retenu mon attention. Le premier intitulé Littérature démolie s'en prend à l'avant-garde littéraire qui se réunit au Griensteidl, café notoire de Vienne. Il fallait un fameux culot à ce journaliste inconnu pour critiquer avec une telle virulence la pointe du monde littéraire viennois. Les caricatures sont sévères, et on constate que la fatuité de ces cénacles littéraires, fréquentés par des personnages en mal de renommée, n'ont pas perdu de leur actualité.



Autre diatribe virulente, "Une couronne pour Sion", à l'occasion du premier Congrès de Bâle en 1897. Surprenants propos à l'encontre des Juifs, inimaginables aujourd'hui, après le génocide nazi, la fondation de l'état d'Israël et une situation au Proche-Orient préoccupante. «Dehors vous les Juifs» et «Oui, partons nous les Juifs», deux tendances ghettoïdes qui, selon Kraus, font converger sionistes et antisémites à l'aube du 20ème siècle. Ce texte permet de restituer un climat nationaliste tendu afin de les mesurer à l'aune du futur connu.



Beaucoup plus amusante, l'histoire de cette dame qui, suspectée par un inspecteur d'être une prostituée, déclara, en guise de plaisanterie, être sous la protection de la brigade des mœurs. Vérification faite, elle n'était ni l'une ni l'autre. Elle fut cependant conduite devant le juge pour... fausse déclaration. Kraus faisait la chasse à l'hypocrisie sociale et aimait dénoncer ces travers de la justice. En Autriche toujours, une prostituée, vraie celle-là, fut accusée d'avoir arboré la Croix d'honneur du jubilé militaire dans le salon de son lupanar. L'indignation engendrée conduisit la fille devant un premier juge qui l'acquitta, arguant de la non-valeur de la décoration en question. Mais le procureur finit par obtenir une condamnation de 20 couronnes en second prononcé. Ainsi, une fille qui reçoit une décoration d'un client en guise de paiement pour ses services, ne pourra l'arborer qu'assortie de frais de justice. Et Kraus, ironisant sur une échelle des fautes pour les dames de petite vertu, termine : "la justice est une catin qui ne se laisse jamais gruger et prélève, même sur la pauvreté, le salaire de la honte." (La Croix d'honneur, 1909).



Après lecture des huit pamphlets, l'insistance sur la dénonciation de tout ce qui est nouveau — le progrès, la science, l'avant-garde littéraire — donne l'impression, à la longue, de propos systématiquement réactionnaires, sans nuance. Mais importent surtout le talent et la détermination du pourfendeur des faux-semblants que fut Kraus, mis au service d'un idéal humaniste et d'une vision prophétique du déclin de l'empire austro-hongrois.



Traduit et présenté par Yves Kobry.
Lien : http://www.christianwery.be/..
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Aphorismes

Au programme de ce volume, c’est une sélection de quelques 400 aphorismes choisis dans les trois recueils publiés du vivant de Karl Krauss : Dits et contredits, Pro domo et mundo et La Nuit et initialement publiés dans Die Fackel, la revue que Krauss dirigea. Les aphorismes sont regroupés en six catégories plus ou moins stables et poreuses : « Lire et écrire » , « Arts et artistes » , « Femmes » , « Morale » , « Presse, bêtise et politique » - on retrouve là un des combats de Krauss contre la presse et pour la langue - et « Vienne et Berlin ».



Genre moins codifié que le haïku - cela serait trop long à expliquer - ou le gazouillis - 140 caractères - , l’aphorisme - pour faire court, l’expression courte d’une pensée, le plus souvent une phrase - est un genre dans lequel certains ont excellé : entre autres La Bruyère en davantage que 140 caractères, Cannetti, Cioran, Nietzsche, Schopenhauer, quelques autres philosophes (allemands naturellement) et Karl Krauss donc. Dans ce volume, Krauss définit lui-même, par deux aphorismes, l’aphorisme de la façon suivante : « L’aphorisme ne coïncide jamais avec la vérité ; il est soit une demi-vérité, soit une vérité et demie » en précisant que « Il est difficile d’écrire un aphorisme, quand on est capable. Il est beaucoup plus facile d’écrire un aphorisme quand on en est incapable ». Voilà pour la définition de l’aphorisme.



À l’exception de la partie sur les femmes qui paraît datée, les aphorismes regroupés ici font globalement mouche pour peu que l’on apprécie la pensée courte et les demies-vérités ou les vérités et demie de Karl Krauss que Musil, son contemporain, rangeait dans la catégorie des « dictateurs de l’esprit ». Musil écrit dans son journal : « Bien avant les dictateurs, notre époque a produit le culte des dictateurs de l’esprit. Voir George. Mais aussi Kraus et Freud, Adler et Jung. N’oublions pas Klages et Heidegger. Ce qu’il y a là de commun, c’est sans doute un besoin d’être dominé par un souverain, un chef, une sorte de sauveur. » J’avoue ne pas avoir toutes les qualités pour juger de ce sujet, de cette « guerre du silence »* entre deux auteurs de l’Amère patrie comme elle est qualifiée par Sebald.



Après comme les blagues Carambar (difficile de passer des dictateurs de l’esprit à cela), les miscellanées (de Mr Schott ou pas) ou les listes, l’accumulation d’aphorismes peut conduire à une espèce d’overdose. Ce faisant, plutôt qu’une lecture in extenso, une lecture sélective et dans le temps long est à privilégier.



* Article de Stéphane Gödicke dans la revue Agone.
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Troisième nuit de Walpurgis

“La langue est la mère, non la fille de la pensée.” Karl Kraus

Malgré deux préfaces, celle du traducteur et celle de Jacques Bouveresse, philosophe du langage, la lecture en est difficile et le compte rendu également.

Aussi je vais faire comme à l’école.

Le flambeau :

Kraus créa en 1899, Die Fackel… Le Flambeau, revue dont il fut souvent le seul rédacteur pendant trente-cinq ans. Celle-ci anima la vie intellectuelle et culturelle de Vienne de l’époque.

Ecrit en 1933, édité pour la première fois en 1952 en Allemagne, puis en France en 2005. « Troisième nuit de Walpurgis » est l’un des derniers textes de Kraus.

Le style satirique de troisième nuit de Walpurgis:

Kraus y dénonce la corruption dans le monde littéraire mais aussi politique, judiciaire et économique. Il y utilise un genre très utilisé à Vienne : celui de la presse satirique, et notamment l’imitation ironique. N’hésitant pas à nommer les personnes et journaux qui en sont l’objet.

Ce style trouvera probablement ses limites face au langage Nazi. Celui-ci étant déjà une caricature.

Description de la situation en Allemagne

Alors même qu’il n’était pas très favorable à la démocratie parlementaire, on est stupéfié de ses dénonciations.

Dès 1933 donc, Kraus parle des préparatifs de guerre de l’Allemagne nazie, de l’antisémitisme brutal, des camps de concentration, des tortures, des exécutions sommaires, des sévices perpétrés contre les femmes accusées de « se commettre » avec des Juifs, de la « détention préventive »permettant de mettre rapidement les opposants à l’écart. « C’est un moment, dans la vie des nations, qui ne manque pas de grandeur dans la mesure où, en dépit de l’éclairage électrique et même de tous les expédients de la radiotechnique, on renoue avec l’état primitif et où un bouleversement de toutes les conditions de vie passe souvent par la mort. »

Comment prétendre alors qu’on ne savait pas?

Pour Kraus, on ne voulait pas savoir. Ne pas admettre les choses tant qu’elles ne nous touchent pas personnellement. C’est ainsi que le président du Pen Club autrichien, déclare : « je suis juif et jamais encore je n’ai été interrogé sur ce sujet en Allemagnes »

« Les Allemands ne se rendent-ils pas compte - car les autres s’en rendent compte - non seulement qu’aucune nation ne se réfère aussi souvent qu’elle au fait qu’elle en est une mais que le reste du monde n’emploie pas aussi souvent en une année le terme de "sang" que ne le font les radios et les journaux allemands en une journée ? »

Ou à propos de Hitler : « L’observateur ne ressent-il pas des brûlures d’estomac quand notre homme apparaît en public, affable et surtout débordant d’amour pour les enfants ?

Critique du journalisme

Kraus n’avait pas de sources d’information privilégiées. Il lisait simplement les journaux, écoutait la radio.

Pour lui la régularité de la parution est déjà le signe d’un mensonge car, bridant toute hiérarchie, la presse met au même niveau guerres et mariages princiers.

«La presse est-elle un messager? Non, elle est l’événement! Un discours? Non, la vie ! Elle ne se contente pas de prétendre que ses dépêches constituent les véritables événements, mais elle provoque aussi cet inquiétant amalgame qui fait croire que les actes sont toujours rapportés avant même qu’ils se produisent, qu’elle les rend possibles aussi …].»

Allant jusqu’à dire : «Le national-socialisme n'a pas anéanti la presse, mais la presse a créé le national-socialisme.»

Destruction de la langue

Pour Kraus, la langue doit permettre à chacun de répondre à l’autre.

Or le discours national-socialiste dit une chose et son contraire. Il se réduit à une incantation.

C’est l’enchaînement d’énoncés sans lien logique les uns avec les autres, c’est le mauvais usage des mots, ce sont des faux sens, des slogans. Bref, c’est tout ce qui embrouille l’esprit et empêche de percevoir au-delà du mot écrit la réalité bien plus complexe qu’il prétend restituer.

Ainsi le national-socialisme exploite-t-il la dichotomie entre ses paroles et ses actes, coupant court à toute objection satirique consistant à le confronter à ses incohérences.

« Il y a une chose pire que le meurtre, c’est le meurtre avec mensonge ; et le pire de tout, c’est le mensonge de celui qui sait : prétexte d’une incrédulité qui ne veut pas croire au forfait mais croire le mensonge ; docilité de celui qui se fait aussi bête que le veut la violence. »

La langue n’a plus de sens, elle ne parle plus. elle devient un acte.

Fin

Après les élections de mars 1932 Hitler est nommé chancelier. Le parti nazi remporte les élections du 5 mars 1933 avec près de 44 %des voix. En juillet 1933 le parti nazi devient parti unique.

Entre fin décembre 1932 et octobre 1933, Die Fackel ne paraît pas.

Mi-septembre 1933, Troisième nuit de Walpurgis est prêt à être imprimé, les dernières épreuves ont été corrigées, mais finalement Karl Kraus renonce à le publier

La satire n’est plus possible si la parole n’est plus parole mais acte.

Tel le psychiatre qui ne doit pas essayer de raisonner son patient psychotique car il sera inefficace.

Conclusion :

Le contenu de ce livre, notamment dans son analyse de la parole et du langage, rejoint l’actualité.

La confiance dans la parole des hommes politiques et dans celle des journalistes s’est fortement amenuisée

Mais tout le monde est devenu « journaliste » et à l’époque ou Le twitt tend à remplacer les élections, tout le monde est comme un homme politique.

Le discours rationnel et scientifique peine et plus particulièrement devant le discours religieux et simili.

Et c’est l’affolement









Ps : dans le même domaine « La fausse Parole » du poète Armand Robin qui a passé une grande partie de sa vie à l’écoute des radios étrangères et notamment de la propagande soviétique.







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Troisième nuit de Walpurgis

Des mois entiers d'une lecture fébrile, harassante, sans cesse abandonnée puis reprise, rougissant de l'évidente certitude que la note, pas même écrite, qui en fixerait la trace point trop labile, serait ridiculement inappropriée, vague, point digne de ce lanternarius que doit être le critique véritable, vrai cicérone devant connaître par cœur, faute de buter sur une pierre et de se blesser voire de chuter lourdement et de tomber dans un gouffre, le terrain difficilement parcouru par l'auteur ne sachant rien de son enfer, ou plutôt ne pouvant disposer du savoir, de la lumière dont celui qui viendrait après, bien tranquillement au milieu de ses livres, sachant tout ou presque de ses livres justement et même de sa vie et du chemin immense parcouru dans la peur, la rage et l'épuisement, ferait un usage dispendieux peut-être mais nécessaire afin d'alléger, un peu, quelque temps, les épaules du vagabond avançant dans les ténèbres déchirées par les cris.
Lien : http://stalker.hautetfort.co..
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Les Derniers Jours de l'humanité

Beau livre de Karl Kraus. L’écrivain n’a rien inventé c'est un collage de faits qui se sont produits. Une fresque apocalyptique...
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La Littérature démolie

critique journalistique contemporain de Freud, ses écrits savent faire mouche et étaient redoutés. On comprend très vite pourquoi quand on se plonge dans ce livre, véritable pamphlet sur son époque qui n'hésite pas à en dénoncer les travers et à désigner clairement ceux qu'ils visent. Un style écrit très impressionnant !
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Dits et contredits

L’art de l’aphorisme est selon moi une science très méticuleuse, faite pour être exacte, qui obéit à des principes stricts de composition et ne tolère ni approximation, ni feinte, ni jeu. Je ne m’accorde pas avec Kraus sur l’idée que « l’aphorisme ne coïncide jamais avec la vérité ; il est soit une demi-vérité soit une vérité et demie ». (page 179) : l’aphorisme se doit d’être tout justement une vérité, de celles que le lecteur découvre avec révélation et pénétration, autrement il n’est qu’une formule mondaine, épigramme de salon ou pièce de sophistique. L’expression « vérité et demie » ne peut prendre sens qu’à s’apercevoir que l’aphorisme décèle une réalité plus profonde que les routines auxquelles on est habitué, que cette « sensation » de vérité que le Contemporain ressent tous les jours en adéquation avec les dogmes de sa société, mais le relativisme y est exclu, l’aphorisme véritable n’est certainement pas « ceci et son contraire », il ne s’inscrit pas dans une démarche approximative, il est tout au contraire le point d’achèvement d’une réflexion qui apparaît dans sa lumière la plus éclatante : il est un « survrai » si l’on veut, c’est-à-dire que, dans un monde de superficie où la pensée juste fait défaut, il n’est pas surfait comme un proverbe joli, il n’est ni en-deçà du vrai par désir de surprendre, ni au-delà du vrai par souhait de paradoxe, il est seulement à la hauteur indéniable de ce qu’il y a à comprendre, de ce qu’on n’avait pas encore compris, de ce que désormais on comprendra toujours telle que la vérité en sort renouvelée ou transformée. L’aspect synthétique et dense de l’aphorisme, à mon avis, ne sert qu’à compléter une démonstration ou à constituer une réflexion unie et essentialisée, elle tend à parfaire ou à initier un paradigme, mais toujours l’aphorisme ne se contente-t-il de réaliser une sensation ou une parure qu’à son préjudice : alors, il devient un style d’épate, une galanterie et une préciosité, une élégance inutile, une décoration et une pavane. Sa forme compendieuse issue du désir de son auteur d’expurger les scories de la pensée banale et orale explique seule pourquoi il faut la lire au moins deux fois : ce n’est pas qu’elle s’amuse de finasseries ou de bons mots, ni par goût de multiplier les termes alambiqués et les structures porteuses d’ambivalences, mais parce que sa réflexion ne pourrait se formuler plus étendue sans perdre la valeur de sa concision c’est-à-dire l’effet de sa modeste grandeur, car le génie ne se perd pas en arguties et en circonlocutions, il ne fait pas de la condescendance au lecteur, il tient son propos pour exact dans sa perfection lapidaire, il présente l’expression du théorème que sa réduction limpide rend vérifiable et inattaquable ; un aphorisme n’est certes pas une dispersion, un délaiement, ni une pièce factice de communication, c’est une pièce dont l’aloi se mesure net à la conscience dans l’univocité de ses acceptions, un métal dont l’alliage s’examine dur et incassable dans la perception entière de tout son contenu, sans qu’il soit besoin d’en apprécier l’ornementation. Non que cette brièveté signale qu’il s’agit d’une pensée dénuée de transitions ou d’explications, d’une pensée qui se dissimule sous le couvert de ses manques, mais c’est une pensée qui mesure précisément la taille de sa teneur la plus irréductible, en ce que l’aphorisme est plutôt même un article pour soi que pour autrui, la forme quintessenciée d’une démonstration, et presque la conclusion qui frappe bientôt l’esprit du lecteur avisé – dont principalement l’auteur lui-même –, constituant ainsi pour le moins autant un memento qu’une transmission éloquente, rappel d’un éclair éblouissant l’intérieur d’une maison à condition que les fenêtres en soient ouvertes. Ce n’est pas au juste un morceau de pédagogie, il n’y a ni notes de bas de page ni effets de référence dans l’aphorisme, c’est surtout une loupe édifiante à l’usage de ceux qui ont déjà une assez bonne vue.

Je ne me rappelle pas avoir rencontré un seul aphorisme pauvre chez Nietzsche, ni même pédant ou difficultueux, et je n’y ai jamais trouvé le moindre étalage, la moindre ostentation, de sagesse chinoise, en particulier chez un homme qui perdit vite l’espoir d’être lu – cependant, je ne crois pas en avoir lu un une seule fois, parce que je n’ai certainement pas eu l’esprit assez outrecuidant ni assez pénétrant pour prétendre deviner d’emblée la portée de la réflexion écrite, pour la circonvenir aussitôt aperçue au point que j’eusse pu suivre sa compréhension au fur de ma lecture sans m’y arrêter quelque peu et comme si elle ne me précédait point au-delà de mes facultés et rythme d’inférences habituelles. Ce n’est pas chez lui un jeu d’obscurités parce que rien n’est assombri, mais c’est que de telles clartés mises bout à bout et rapprochées surexposent au regard de l’intelligence ordinaire les motifs qu’un cerveau supérieur peut embrasser, lui, sans que sa vision soit éblouie ou surcomposée. Il faut intérioriser chaque pensée pour la faire sienne et la soupeser au prisme de l’expérience et de la cohérence, ce n’est point une stupide question de vocabulaire, toute tentative de brouillage se vérifie et se dénonce assez efficacement par les méthodes de la philologie – il ne s’agit jamais pour moi d’admirer par principe, et j’ai lu quand même des aphorismes nietzschéens qui m’ont paru faux sans excuses : rien de plus désastreux pour le jugement critique que la mentalité d’un fan qui cherche à tout prix et systématiquement à forcer les illogismes d’un maître pour les convertir en sagacités surprenantes –, c’est que, chez de pareils auteurs clairs et colossaux, la pensée rédigée ne consiste certes pas en le plus prochain dicton, ce sont des gens qui n’écrivent que ce qu’ils jugent qui mérite d’être indiqué, et non une parole légère mais une réflexion profonde – la sélection de la grandeur est l’étape capitale de l’aphorisme, devenant presque au génie une intuition, du moins par réitération une boussole de l’esprit, puis vient aussitôt ce qu’on pourrait appeler la proportion de la grandeur, qui consiste à dimensionner un article en relation étroite de longueur avec son importance sentie. Kraus reconnaît cette nécessité de perspicacité mutuelle : « C’est le plus grand honneur qui me fut jamais rendu quand un lecteur m’avoua, confus, qu’il ne parvenait à comprendre mes choses qu’à la seconde lecture. Il hésitait à me le dire, mes mots ne lui coulaient pas de source. C’était un connaisseur, et il ne le savait pas. » (page 126) : ici, l’honneur est surtout rendu au lecteur besogneux qui, consciencieux à éplucher les strates rassemblées d’une pensée dont il doit surtout se retenir de présumer quelque évaluation (surtout par impatience faute de compréhension immédiate), prend bien la peine de ne pas abandonner ni déjuger ce que son entendement doit assembler résolument par progrès. L’idiot banal confondra comme toujours une telle exigence de relecture avec l’expression d’une vanité, suggérant que l’auteur se sent supérieur au point d’imposer qu’on l’étudie fastidieusement comme un classique : malentendu courant, comme de traiter de vaniteux celui qui cite ses propres livres alors qu’il ne le fait que par honnêteté pour ne pas avoir l’air d’improviser brillamment ce qu’il se contente de réciter, et voici comment Kraus réfute cet orgueil : « Le souhait que j’ai formulé, qu’on lise mes choses deux fois, a soulevé une grande indignation. À tort ; le souhait est modeste. Car je ne demande pas qu’on les lise une fois. » (page 183) – autrement dit, tout ce que j’écris est fort lisible, mais le lire une fois n’est pas seulement acte de lecture : préférer ne pas me lire que mal me lire, et plutôt négliger mes livres que feindre de les lire c’est-à-dire en vitesse. Je réclame qu’on mange avec des couverts ou bien pas à ma table, car c’est ici une nourriture roborative qui se déguste et se mâche et dont la digestion active requiert un travail d’élémentaire manducation : pourtant, je n’impose à personne de mourir de faim, il y a bien assez d’alimentation grossière de troupeau pour tous ceux qui rechignent à user de leurs mâchoire et palais !

Il faut cependant, dans pareille œuvre, réussir à instaurer vite la confiance pour que ce lecteur, si attentif, apparaisse et persiste en sentant la haute nutritivité du contenu. Le devoir du recueil d’aphorismes est d’induire la pénétration de son auteur, de façon que son livre ne fasse pas l’impression d’un répertoire de médiocrités plus ou moins bien tournées et qu’il induise au contraire, en quelque sorte, une prévention favorable quant à la pertinence du philosophe sur le fondement de toutes les vérités qu’ont décelées unes à unes les précédentes réflexions : c’est l’habitude des révélations qui crée instaure la foi en le « prophète ». Il faut certes que l’écrivain mérite l’attention soigneuse qu’on lui accorde, qu’il ait donc fait ses preuves et s’inscrive tôt dans l’esprit du lecteur comme un esprit fort et démontré après l’impression intellectuelle d’une justesse assez systématique ; il ne peut ainsi réclamer que la concentration qui correspond à sa profondeur, et il doit infuser la nécessité de son étude non par autorité mais par l’épreuve. C’est pourquoi un tel ouvrage suppose une constance de révélations, une grande égalité d’exactitudes inédites, une pénétration sans manque, vide ni repos. Les premiers aphorismes qu’on examine d’un auteur traduisent la tenue de sa réflexion, sa hauteur, ce qu’il estime, lui, une pensée digne d’écriture : le sentiment de ce « niveau » s’installe peu à peu dans l’appréciation du philologue. Si l’écrivain « joue » au savant, il se discrédite : le lecteur intelligent n’a pas de temps à perdre en mondanités précieuses, il veut surtout juger et apprendre. L’indice d’un aphorisme efficace, c’est qu’il formule une pensée neuve et conséquente. Il est beaucoup plus aisé de répéter une idée convenue avec élégance que d’en inventer une exprimée avec lourdeur ; et, évidemment, c’est par l’épreuve de vérité que se mesure l’eau d’une idée nouvelle : il faut donc que chaque phrase y soit indubitable, ou par démonstration ou par expérience. On lit trop de ses intellectuels aisément réfragables parce qu’ils ne prennent la peine que de jargonner de façon qu’il devient impossible de « mettre en pratique » leurs concepts, ou parce qu’ils n’ont pas su voir que leurs sentences une fois sémantiquement inversées ou transformées à la forme négative demeuraient égales sans imposer la considération d’une plus ou d’une moins incontestable vérité : ce sont alors simplement des pensées inutiles qui ne résonnent qu’en superficialité, faites généralement pour l’apparence de la sagesse sans qu’on y distingue de quoi comparer et évaluer avec le réel, le logique, le cohérent ou le vraisemblable. Le lecteur de philosophie qui quête un peu au-delà de ce qu’il sait déjà – très au-delà, sans doute, lui ferait plutôt malheureusement une impression de fausseté –, s’aperçoit qu’il n’y a pas seulement de matière à analyser, qu’un vent insaisissable souffle en un livre que ne barde nul étai tangible, et il s’ennuie de ne rien trouver où il puisse mesurer et mettre à la fois son esprit et celui de l’auteur à l’épreuve – bien des ouvrages par ce biais utilisent ou feignent l’abstraction surtout pour ne jamais être contredits, consciemment ou non.

Kraus est très inégal sans être vide. Trop souvent, il affecte le bel esprit en formules plaisantes, mais le fond manque et l’on ne tire que la parure : il veut plaire, on devine le salon tourné en bien-dits ; la première partie, en particulier, « Femmes, imagination », est si pleine de faussetés jolies que c’en est impatientant, qu’on croit se condamner d’office à un recueil de choses grâcieuses sans profit, et qu’on est tenté de dire de l’auteur ce que Poe exprimait à la fin du « Double assassinat dans la rue morgue, qu’il est « un peu trop fin pour être profond », que sa science est « tout de tête et n’a pas de corps ». Un aphorisme tiré au sort donne : « Une liaison amoureuse qui n’est pas restée sans suites. Il a donné au monde une œuvre. » (page 22), ou, pour en prendre un autre plus composé mais encore sans choisir : « Si la valeur des femmes est mesurable dans l’absolu, c’est assurément au pouvoir de se prodiguer, plutôt qu’à la valeur des objets auxquels elles se prodiguent. Pas même à l’éclair qui frappe une meule de bois plutôt qu’un chêne on ne saurait faire de reproche moral. Et néanmoins, il est hors de doute que la beauté du spectacle dépend là, essentiellement, de la dignité de l’objet ; alors que les éclairs de la sensualité brillent d’autant plus clairement que l’écart est grand. Quand le chêne, cependant, supplie vainement que l’éclair l’exauce, alors, mais alors seulement, que la foudre frappe l’éclair ! » (page 34) Le premier aphorisme, quoique de tournure spirituelle, est d’une pauvreté foncière au point qu’il ne vaut pas d’être écrit ; le second, pour moitié se retourne sans devenir faux (comparer avec : « La valeur des femmes est assurément mesurable à la valeur des objets auxquels elles se prodiguent » : ce semble vrai encore, et même un peu davantage, bien que ce devienne banal faute de jouer de paradoxe), pour moitié n’est que du style pour effet d’astuce, achevé sur cette vanité littéraire et d’un éther inconcevable d’une « foudre divine » qui doit punir un « éclair » de sensualité mal dirigée. C’est élégant et malicieux, mais ça ne signifie rien de très concret, particulièrement chez un athée : c’est pédant et ludique, pas philosophique.

Heureusement, dans les parties suivantes, Kraus devient éloquent avec un peu plus de régularité, et il fait parfois jaillir des originalités vives et saisissantes de sa réflexion solitaire : c’est que parler de femmes revient souvent à en dire pour la pose notamment les misogynies à la mode et mâles, de ces virilités supposées valoriser d’une manière de dureté sans beaucoup toucher à la vérité – préjugé classique : la femme est inférieure et décorative, mais comme il ne faut pas trop l’atteindre puisque c’est une lâcheté tout de même, on la représente avec assez de paradoxale tendresse comme une créature touchante, de façon à paraître relativement détaché et généreux. La partie intitulée « Pays et personnes » est aussi de cet ordre, car il s’agit surtout d’établir une connivence fondée, à ce que je crains, sur des préjugés amusants. Or, on distingue justement les bons aphorismes des autres su recueil en ce qu’ils ne présentent pas un caractère plaisant, ne consistent pas en traits d’esprit, ne cherchent manifestement point à briller, sont un peu difficiles sans relever de l’agrément ; c’est ainsi dans l’asociabilité que Kraus excelle, en témoigne ce florilège de juste misanthropie, même si sa verve est souvent ici encore assortie de bel esprit de pose décorative :

- « Dans le chauvinisme, ce n’est pas tant l’aversion contre les nations étrangères que l’amour pour la propre nation qui m’est antipathique. » (pages 66) ; et plus loin : « Le nationalisme, c’est l’amour qui me rattache aux imbéciles de mon pays, aux insulteurs de mes mœurs, et aux profanateurs de ma langue. » (page 190)

- « « J’étais hier à Melk – y’f’sait un temps », me dit soudain quelqu’un dans le train. « Y paraît qu’Eder, le conseiller impérial, il est mort », me dit soudain quelqu’un à la table voisine. « C’est un monsieur maintenant ! » me dit soudain quelqu’un, avec une tout autre intonation, dans le train, et il montre quelqu’un qui vient de descendre et qu’il est manifestement tout fier de connaître. J’apprends donc, sans l’avoir demandé, ce qui se passe à l’intérieur de mes contemporains. Que je voie leur laideur extérieure ne leur suffit pas. Dans les cinq minutes où nous partageons notre route, il me faut aussi être informé de ce qui les émeut, les ravit, les déçoit… Ceci, et ceci seulement, est le contenu de notre culture : la rapidité avec laquelle la bêtise nous entraîne dans son tourbillon. » (page 68)

- « Il y a trois stades de civilisation : Le premier : Quand, dans des cabinets, il n’y a absolument pas d’écriteau. Le deuxième : Quand il y a un écriteau qui enjoint de se rajuster avant de quitter les lieux. Le troisième : Quand l’injonction est encore suivie de la justification qu’il faut le faire par égard à la décence. C’est à ce stade suprême que nous nous trouvons. » (page 157)

- « Moi et mon public, nous nous comprenons très bien : il n’entend pas ce que je dis, et je ne dis pas ce qu’il voudrait entendre. » (page 183)

Et cette épigramme encore, cinglante de mépris sincère et juste contre le monde :

- « On pourrait devenir mégalomane, tant on est peu reconnu ! » (page 184)

En-dehors de ces démonstrations d’asociabilité et entre nombre de pensées assez vaines et facultatives, j’ai distingué des coïncidences de lucidité qui m’ont troublé, en des mots que j’eusse aimé lire avant de les avoir fabriqués moi-même, pour m’en édifier peut-être sans devoir les inventer ainsi qu’il arriva, comme :

- Pour parler de la navrante nullité de l’éducation sexuelle – c’est en l’occurrence mieux exprimé que je n’en eusse été capable : « Comment l’humanité apprend-elle à nager ? On lui dit où sont les endroits dangereux, et que c’est un mélange d’hydrogène et d’oxygène. » (page 54)

- « Les neurologues modernes élèvent le malade au rang de conseiller. Il acquiert une conscience complaisante de l’inconscient qui est peut-être exaltante mais n’est pas précisément pleine d’espoir. Au lieu de le chasser du foyer de la maladie, on l’incite à s’y rôtir ; au lieu de le distraire de son mal, on crée une intimité, une sorte d’orgueil des symptômes qui, dans le cas le plus favorable, met le malade en état d’entreprendre sur d’autres des cures de l’âme, qui ne sont pas suivies d’un meilleur résultat. En somme, une méthode qui, manifestement, transforme plus vite un profane en expert qu’elle ne guérit un malade. Car le facteur de guérison qu’on utilise est cette observation de soi qui constitue précisément la maladie. Or elle n’est pas un sérum de l’âme. » (page 92)

- « Quelqu’un sait-il encore, après des années, de quel drame classique et de quel acte est tirée telle citation, l’école a manqué son but. Mais sent-il où elle pourrait se trouver, alors il est véritablement cultivé, et l’école a pleinement atteint son but. » (page 94)

- « Un bon styliste doit trouver au travail le plaisir d’un Narcisse. Il doit pouvoir objectiver son œuvre de telle sorte qu’il se surprenne en flagrant délit de jalousie, et qu’il ne découvre que par souvenir qu’il est lui-même le créateur. Bref, il doit témoigner de cette objectivité suprême que le monde appelle vanité. » (page 102) ; et plus loin, sur le même sujet : « La vanité est la gardienne indispensable d’un don divin. Il est extravagant de demander que la femme abandonne sans défense sa beauté, et l’homme, son esprit, pour ne pas blesser la pauvreté. Il est insensé de dire qu’une valeur ne doit pas se référer à elle-même pour ne pas trahir l’absence de valeur d’autrui. Qui me fait reproche de vanité se rend suspect d’envie, laquelle n’est pas, de loin, aussi belle qualité que la vanité. Mais qui ose me la dénier me suspecte de pauvreté. » (page 187)

- « Tout découverte devrait être aussi bouleversante que celle d’un paysan qui apprend, un beau jour, qu’un conseiller impérial et qu’un fournisseur de la cour n’ont rien à conseiller à l’empereur et rien à livrer à la cour. Il devient méfiant. » (page 188)

D’autres expériences encore, simples, vécues, mais que je n’ai jamais vues formulées ni que je n’ai écrites moi-même, quoique les sachant :

- « J’ai, Dieu merci, souvent tiré par-dessus la cible, et rarement à côté de la cible. » (page 182)

- « Lorsque je m’endors, je sens si nettement comment le couvercle de la conscience retombe, qu’il est à nouveau ouvert un instant. Mais c’est uniquement la vérification que la conscience cesse. L’imprimatur du sommeil, en quelque sorte. » (p
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Il ne suffit pas de lire

J’aime les aphorismes, leur format court et leurs idées percutantes. J’ai même écrit un petit recueil de mon cru. Mon père m’a donc offert ce petit livre de karl krauss dont il a entendu parler dans une revue littéraire. Je dois dire que c’est une grosse déception. A part quelques phrases, je n’ai pas compris la grande majorité des réflexions de l’auteur. Je ne sais pas si c’est la barrière de la langue (c’est traduit de l’allemand) ou celle du temps (écrit il y a un siècle). En tout cas je suis (quasiment) complètement passé à côté.
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