Citations de Laurine Roux (303)
Les paysans sont coriaces, ils serrent les dents. De temps en temps, la Marquise enregistre un décès. Quand il s’agit d’un homme, elle propose à un fils de prendre la relève. S’il n’y a pas de garçon, Madame prie la famille de quitter les lieux. Elle possède la quasi-totalité du delta, l’exploite en fermage. Madame a tous les droits.
(page 28)
Lorsqu’il descend de la falaise, Igor s’approche de moi. Tout près. Il me regarde sans un mot. Le bleu délavé de ses yeux a l’acuité du métal, mais il est surtout immense, comme si un bout du ciel s’était détaché pour tomber là en deux petites taches rondes et azurées. Je ne comprends pas vraiment ce qui se passe, si cet homme me regarde ou voit au-delà, je sens juste mon pouls battre à tout rompre et ma tête se remplir d’un liquide bleuté noyant, au-delà de mes pensées, toute ma personne.
Les anguilles cherchent toujours à revenir là où elles sont nées.
(page 164)
Il y a des gens qui sont bâtis pour exister toujours, leur corps éblouissant érigé pour résister aux assauts du temps, de la maladie et de la mort. Des anatomies de soleil et d’éclat. Igor était de ceux-là. Pavel, en revanche, semblait abriter en son sein chaque jour un peu plus sa propre fin. Et l’on voyait dans sa démarche légèrement accablée le commerce de plus en plus intime qu’il avait noué avec la mort. Ce n’était pas de la résignation mais un signe de familiarité. Une sorte de lente préparation. Comme on dit d’un fruit qu’il est mûr lorsqu’il tombe, la vie de Pavel était la maturation de sa propre disparition.
Quand je me réveille, le soleil bronze la pointe des épicéas.
C’est une partie de dupes entre l’Est et l’Ouest. Maintenant que l’or de la République espagnole a été transféré à Moscou, que l’Allemagne et l’Italie fascistes se sont engagées du côté de Franco. Il y a fort à parier que les autres nations s’en laveront les mains.
(page 221)
Juan porte son baluchon sur l’épaule, son corps ploie à force de se pencher pour curer les digues, labourer les parcelles, les herser et y repiquer les touffes de riz.
(page 32)
La mère et la fille prennent la direction du château. Les échassiers sont déjà à pied d’œuvre, ils plongent leur cou élancé dans l’eau, en ressortent avec un poisson argenté au bout du bec. En une bouchée, le menu fretin est avalé. Très tôt, Toya a compris cette chose : si elle veut survivre, il lui faudra être forte, sinon extrêmement rusée. Ils sont du poisson dans un monde d’échassiers.
Marguerite était trop loin pour être où que ce fût, évaporée dans ce monde où les morts dansaient si fort dans son cœur qu'elle n'entendait plus les vivants.
Bruits de bulles, frottements des cordages. C’est une drôle de chose un delta. La somme d’un fleuve.
(page 158)
C’est empirique, une révolution, fait de tout un tas de tentatives, d’échecs et d’accidents heureux. Surtout, ça s’arrose de rêve.
Ça leur donne des envies de justice, cette affaire. De vengeance aussi. Quant aux sermons du père Miquel, on les tolère de moins en moins. Le cureton passe son temps à fustiger la violence des pauvres, à jouer les victimes, alors que l’Église protège la droite, qui protège les intérêts des propriétaires. Cette hypocrisie, ils n’en veulent plus.
Le soleil levait chaque matin son rideau sur une nature différente. La lumière ruisselait dans les branches cristallisées par la glace. Les myriades de teintes allaient du rose au bleu pâle, projetant des flaques colorées sur la surface du lac en banquise. L’hiver révélait des grâces de jeune fille. Le ramage des branches, prisonnières de leur robe de cristal, devenait dentelle, piquetée par endroits de boutons vernis là où les corneilles arrêtaient leur vol. On crissait à chaque pas et c’était délicat, un froissement de tissus précieux.
Tu ne le vois peut-être pas,mais les troncs des arbres sont les barreaux de notre prison.
Les mots planent, enrubannés de songes.
Quelle était donc cette Église qui condamnait ceux qui déchiffraient le monde ? Qui condamnait ses frères tout en enjoignant d’aimer son prochain ?
(page 187)
On trempa les lèvres. Et le silence se fit. Les premiers arômes de cuir et d’humus enracinaient le vin dans des temps immémoriaux. Pointaient ensuite quelques touches de musc et de venaison, qui donnaient à l’ensemble un tour nerveux, presque brutal. Cela persistait longtemps en bouche avant que des fragrances florales arrondissent la goulée finale. Le breuvage vous retournait alors comme un crêpe : tout devenait tendre – un je-ne-sais-quoi de pain d’épice, de cerise, parfums d’enfance.
(pages 164-165)
Pilar le regarde, ahurie, elle ne comprend pas la moitié de ce qu’il prononce. Il parle trop, trop vite, elle n’a pas le temps de digérer. Pourtant, il lui plaît bien ce José, elle ne saurait dire pourquoi, mais il lui a fait une bonne impression dès le premier instant. Toya non plus, ne semble pas effarouchée. En arrivant, l’avocat l’a attrapée par les épaules, s’est exclamé, Ah, la belle enfant ! et l’a frictionnée comme savonnent les grands-mères. Elle s’est laissé faire.
(pages 74-75)
Toujours le silence épaissit le temps.
"Plus tard, Olga me dirait qu'on ne peut lutter contre la mort qu'à armes égales. Selon elle, là est la faiblesse des humains : la pitié nous amollit face aux forces du Grand-Sommeil. Elle a peut-être raison."