Marcel Brion

Un croisé pacifique : on n'avait jamais vu cela, et pourtant on avait vu bien des choses depuis que l'idéal de la croisade avait été si souvent galvaudé et ses moyens détournés de leur but sacré pour servir de louches combinaisons, des intérêts personnels, ou de basses ambitions. Combien chimérique, d'ailleurs, cet idéal pacifique ! Frédéric II, connaissant bien les musulmans, pouvait-il s'imaginer qu'ils abandonneraient de bon gré la Palestine aux chrétiens? Supposait-il que les deux cultes, établis tous les deux autour des ruines du temple de Salomon pourraient cohabiter paisiblement? Ignorait-il le fanatisme intransigeant des mahométans, leur horreur du christianisme?

Pendant qu'il s'initiait, trop tôt, aux jeux compliqués et décevants de la politique, il s'instruisait sous la direction du notaire Giovanni di Trajetto et de l'archevêque de Tarente Nicola, dans toutes les sciences qui constituaient le bagage d'une jeune prince et d'un "honnête homme" de ce temps. Au hasard des événements, il découvrit aussi d'autres sciences dont ses maîtres officiels ne lui parlaient pas. Dans cette Palerme cosmopolite où les cabalistes juifs voisinaient avec les savants arabes et les théologiens chrétiens, il ramassa selon la chance des rencontres toutes les bribes des savoirs épars que poursuivait son insatiable curiosité. Il apprit toutes les langues, il s'intéressa à tous les arts. Il écouta les troubadours provençaux, les chanteurs cathares réfugiés en Sicile, et les poètes sarrasins.

Pour ces hommes, il n’y avait pas de frontière nette entre l’objet et le songe. Tous deux s’interpénétraient et se pénétraient réciproquement. Chez le Persan, aussi, je retrouvais cette manière de rassembler l’arrière-plan de la veille et les prolongements indistincts des songes.

Faut-il dire sans amour les musiciens qui se sont voués au sacré? Dans l'amour divin, tel que l'exaltent un Palestrina, un Bach, un Gesualdo da Venosa, l'amour humain purifié, éclairé, transcendé, subit cette métamorphose qui, de terrestre, le rend céleste, et dans une âme angéliquement pure comme celle de Mozart, la même voix chante les délices du paradis et les souffrances de la terre, le transport du mystique et l'inquiétude de l'amant douloureux. ceux qui jugent profane la musique d'église de Mozart ne comprennent pas qu'une âme spontanée, vraiment pieuse, ingénument enflammée par un amour dont elle n'a pas besoin d'analyser la nature, n'emploie pas deux langages différents pour parler à Dieu ou à la femme aimée: cette âme parle le langage de l'amour et, en vérité, il n'y en a qu'un.

Si l'on prétend lire une finalité sous-imprimée sous tout cela, sans qu'on se garde de lui donner un nom, un visage, un rang. Partir de l'inconnu pour aboutir à la inconnaissable, cela offre d'assez hauts mérités pour faire prendre la route à ceux qui se sentent à l'étroit dans le tout petit univers où leur destin premier les a placés, et qui ajoutent au mot destin une autre valeur.

La nuit a remporté les mystères sacrés dont elle était chargée et que le jour ne doit pas voir.

Qui m'a dit cela? La figure taillée dans l'agate? Son visage devient clair, évident, amical. L'étoile, que je croyais morte, halète, sursaute et brille d'un éclat rougeâtre. Le soleil balaie ma chambre, repousse les visiteurs malfaisants, calcine les marais de la fièvre. Le vieux palefrenier est revenu près de moi. Il tient encore dans sa main la bride qu'il nettoyait, mais trois hommes l'accompagnent. Trois formes, hautes et souriantes dans le soleil, qui se penchent vers moi et me parlent. Mes amis.

Le fantastique, en tant que forme d'expression littéraire, déguise le chemin en même temps qu'il le révèle, jusqu'au seuil de l'invisible, mais il y avait chez Hoffmann une richesse et une vivacité de l'imagination qui laissait jaillir sa verve dans divers directions et, souvent, lui permettait de vagabonder sur les franges de l'énigme, assez loin même du bois sacré des hauts mystères.

Plus tard ! C'est toujours cela qu'on se dit quand, au départ d'un train ou au chevet d'un malade, on prend conscience tout à coup de n'avoir pas assez aimé, pas assez compris. Et cela ressemble à ces bouquets de belles et de bonnes résoltuions qu'on entasse hâtivement, avec la peur d'arriver trop tard, au pied d'un mourant.

Et voici mon ami lui-même qui s'avance, désolé de n'avoir pu m'accompagner, impatient de savoir si j'ai trouvé les fresques manichéennes que nous cherchons...
-Et cette bague, ou l'avez-vous trouvée?
J'hésite un instant.Je voudrais raconter toute cette histoire à quelqu'un.Mais il ne faut pas.Et je réponds simplement:
-Dans le sable.

Il est temps maintenant d'établir ses quatre enfants.
L'aîné, César, qui a dix-huit ans au moment où Alexandre VI monte sur le trône de Saint Pierre, est considéré par lui comme le "dauphin". César sera d'"Eglise" et, suivant les ambitions dynastiques de son père, pape après lui, comme celui-ci l'est devenu après la mort de son oncle Calixte III.
Restent à pourvoir deux garçons, Joffre et Juan, et une fille, Lucrèce.
Trois mariages politiques en perspective, donc, qui consolideront la dynastie.

Rodrigo Borgia avait les goûts et les plaisirs d'un grand seigneur de la Renaissance, égaré dans une carrière ecclésiastique.
S'il n'avait pas été le neveu du pape Calixte III, Rodrigo Borgia serait devenu un grand juriste, ou un grand condottiere.
La chance lui avait réservé une mitre d'évêque, un chapeau de cardinal, à l'âge où les jeunes gens se demandent ce qu'ils vont faire de leur vie.
Coureur de filles, et plus encore, peut-être homme de famille, bon père, bon époux, il conservera son "ménage" même après avoir reçu la tiare, il se partagera entre le Vatican, où le retiennent les charges de la fonction, et le petit palais voisin de San Pietro in Vincoli, où demeurent sa maîtresse et ses enfants.

Il y avait des plaisirs dont le pape Alexandre VI (Rodrigo Borgia) n'entendait pas se priver, tout pape qu'il était, et cela parce que son tempérament le commandait, parce qu'il était avant tout un corps et après seulement une âme.
Pourvu qu'il exerçât sérieusement, intelligemment, efficacement, les fonctions qui étaient les siennes, maintenant, Alexandre VI estimait que personne n'avait de remarque à faire sur sa vie privée.
Ce qu'on lui demandait, c'était d'être un bon pape, d'augmenter la puissance de l'Eglise, de la protéger contre tous les dangers qui la menaçaient, d'y faire régner la discipline, d'accroître ses biens temporels.
Pour le reste, qu'il eût des maîtresses ou non, cela ne regardait que lui.

Les raisons pour lesquelles le cardinal Rodrigo Borgia fut choisi comme pape sont évidentes et fort simples:
devant le péril français,un pape catalan ferait barrage; les moeurs assez libres qu'il avouait étaient compensées par un dévouement sans bornes aux intérêts de l'Eglise; sur sa personnalité enfin, seulement, pouvait s'établir une majorité, qui empêcherait le conclave de traîner en longueur.

Mais on a tellement pris l'habitude de "charger" les Borgia qu'il paraît naturel d'imputer à cette "criminelle famille" toutes les forfaitures.
En réalité, l'élection d'Alexandre VI n'a pas été acquise plus malhonnêtement que celle de beaucoup de ses prédécesseurs et de pas mal de ses successeurs aussi.

Rodrigo Borgia partit donc pour l'Italie, un beau jour de printemps de 1449, mais avant de faire figure au Vatican où l'avait appelé son oncle le pape Calixte III, il s'en alla prendre ses grades à l'université de Bologne, la plus illustre de toute l'Italie.
Rodrigo n'était pas beau, mais dans toute sa personne massive, il y avait un air de puissance et d'autorité qui laissait deviner une personnalité singulière.

Ce soir-là, Pozdnychev a la révélation de la faculté effrayante qu'à la musique de transformer les individus en leur révélant ce qu'il y a de plus caché en eux-mêmes, leur intime et secrète passion.

Première partie. La poésie, la musique et l'amour

A Dieu ne plaise que je pense donner une signification à notre expérience avant qu'elle soit achevée, puisque l'achèvement seul nous renseignera sur ce que chacun pour soi et tous ensemble nous avions souhaité faire. Aucun de nous n'a jamais dit ce qu'il cherche : peut-être parce que, cela, il ne saura qu'il le cherche qu'au moment où il le trouvera...

Chapitre I

(...) les pays où nous aboutissions disparaissaient à peine atteint et des contrées entières s'effacent de nos cartes comme si des mains empressés y annulaient, à grands coups de gommes rageurs, les relevés minutieux de villages, de points d'eau et de pistes, restituant à la blancheur totale du papier vierge les entrecoisements mystique des routes, les quartiers résidentiels des villes et leurs jardins, les hachures labourant les terres arables, le cours, repris au crayon bleu, des rivières et des torrents.

Chapitre I

Cette histoire, que nous avons commencée en commun, qui est probablement notre aventure la plus véridique, d'un accord unanime nous avons décidé de la poursuivre ensemble, jusqu'à l'achèvement. Il nous manquait des raisons de poursuivre ensemble, jusqu'à l'achèvement. Il nous manquait de nous réunir et de voyager ensemble ; la Reine découronnée a versé dans le bol d'agate le prétexte. Nous sommes tous amoureux d'elle, comme on est amoureux d'une femme que l'on invente.

Chapitre I