Faut-il dire sans amour les musiciens qui se sont voués au sacré? Dans l'amour divin, tel que l'exaltent un Palestrina, un Bach, un Gesualdo da Venosa, l'amour humain purifié, éclairé, transcendé, subit cette métamorphose qui, de terrestre, le rend céleste, et dans une âme angéliquement pure comme celle de Mozart, la même voix chante les délices du paradis et les souffrances de la terre, le transport du mystique et l'inquiétude de l'amant douloureux. ceux qui jugent profane la musique d'église de Mozart ne comprennent pas qu'une âme spontanée, vraiment pieuse, ingénument enflammée par un amour dont elle n'a pas besoin d'analyser la nature, n'emploie pas deux langages différents pour parler à Dieu ou à la femme aimée: cette âme parle le langage de l'amour et, en vérité, il n'y en a qu'un.
Dans le singulier tableau de Titien, que l'on appelle communément L'Amour sacré et L'Amour profane, le sacré est représenté par une femme noble et belle, strictement vêtue, le profane par un voluptueux corps nu et blond. Sacré et profane boivent cependant à la même source; cette source ne serait-elle pas la musique? Titien, qui si a souvent figuré joueurs de luth ou de théorbe, n'a introduit ici aucun instrument; nous n'entendons pas davantage le murmure de la source qui jaillit dans une urne de marbre semblable à un sarcophage antique.
Chez Titien, pourtant, comme chez tous les peintres réellement musicaux, l'instrument musical n'a pas besoin d'être figuré pour que toute la composition soit baignée d'harmonie. Dans ce tableau, la mélodie est suggérée par le chant de deux voix qui s'élèvent dans le silence: celle de la musique sacrée et celle de la musique profane. L'une célèbre la gloire et la splendeur de Dieu et proclame l'amour dont l'âme pieuse est enflammée; l'autre traduit les terrestres passions.
On peut se demander, enfin, s'il ne conviendrait pas, dans un livre consacré à la musique et à l'amour, de faire une place à une forme d'amour inspiratrice d'une musique quantitativement et qualitativement, considérable: l'amour divin. Le problème de la musique religieuse, quelle qu'elle soit -on pense aux ragini de l'Inde, au grégorien, autant qu'aux cantates de Jean-Sebastien Bach-, démontre que celle-ci est un acte d'amour divin, et la poursuite d'une union, possible ou chimérique, entre l'homme et Dieu, sur les ailes du chant. Mettre l'individu en accord avec le Divin, est le principe et le fondement de toute musique sacré, qu'elle provoque la transe chez le chaman, qu'elle établisse une totale harmonie entre la société des hommes et des forces élémentaires de l'Univers comme en Chine, ou qu'elle soit la simple prière liturgique du chrétien, ou le Benedictus du requiem de Mozart.
"Laquelle des deux puissances peut élerver l'homme aux plus sublimes hauteurs, l'amour ou la musique?C'est un grand problème.Pourtant il me semble qu'on pourrait dire ceci: l'amour ne peut donner une idée de la musique, la musique peut en donner une de l'amour.Pourquoi séparer l'une de l'autre?Ce sont les "deux ailes de l'âme".
Première partie.La poésie, la musique et l'amour
Si nous savons écouter la voix de la passion lorsqu'elle s'exprime au-delà des paroles, sans paroles, nous l'entendrons également dans une sonate, un quator, une symphonie. On est même autorisé à penser que l'expression purement musicale de l'amour a plus de plénitude et se rapproche de l'infini et de l'absolu plus que celle qui est liée à des mots.
« Vie et mort de Gérard de Nerval », conférence de Marcel Brion, à l'occasion du 100ème anniversaire de la mort de Nerval. Première diffusion le 21 mars 1955 sur la Chaîne Nationale.