Citations de Michèle Lesbre (428)
Parfois la nuit, nous partions avec sa chienne, Z, au bord de la rivière. Elle voulait me faire apprivoiser la nuit. Assises au bord de l’eau, nous écoutions la nature bruissante qui, au retour, me suivait jusque dans mes rêves…
Il m'a dit encore, "Pour moi, ce tango, c'est comme cette pluie mais à l'intérieur de moi, vous comprenez ?
Oui je crois que je comprends, ce soir surtout.
A cause de l'orage ?
Non ..."
Je me suis alors souvenu de ce personnage d'un film hongrois qui prononçait des mots semblables dans un bar enfumé, alors qu'une pluie diluvienne noyait le paysage alentour. "Connaissez-vous la pluie intérieure ?" demandait-il à l'assemblée un peu éméchée, et personne ne répondait.
J'ai murmuré à l'oreille de l'homme, "Pour moi elle va durer", et j'ai évoqué le vieil homme, toi et l'hôtel des Embruns.
On croit que les histoires se déroulent avec une sorte de logique, un début et une fin, on fait semblant de ne pas savoir qu'elles sont là tout entières depuis le début, avec leur commencement et leur chute. Mais il faut se mentir un peu.
...J'avais l'impression d'avoir volé son dernier sourire, je portais toute une vie qui était entrée dans la mienne par effraction, dont j'ignorais si elle avait été paisible ou jalonnée de malheurs. N'y avait-il personne pour se souvenir de lui, pour que toutes ces années ne basculent pas dans la nuit ?
N'y aurait-il pas une petite assemblée aléatoire et bavarde autour d'un verre, d'un repas copieux où s'échangent quelques souvenirs communs, où la présence fantomatique du défunt accompagne les efforts de chacun pour mériter encore une fois d'être en vie, de savourer un sursis dont la fragile certitude donne un peu le vertige ?(p.63-64)
En avançant dans son sillage, il me semblait m’approcher peu à peu de ce que j’appréhendais comme un danger, l’âge adulte, une épreuve à différer le plus longtemps possible. La crainte de m’y perdre me mettait les larmes aux yeux. Je regardais la silhouette un peu courbée m’ouvrir le chemin vers un monde réel que je pressentais au-dessus de mes moyens. J’étais encore trop jeune. J’ai toujours eu la certitude qu’en m’entrainant dans ces randonnées matinales, mon grand-père tentait de me donner l’élan nécessaire pour l’affronter plus tard.
Les vies d'adultes ne sont que tentatives pour guérir le chagrin de l'enfance inachevée, toujours inachevée.
J'ai ajouté que j'aimais une phrase de lui (Borges). Les dieux tissent des malheurs afin que les générations futures ne manquent pas de sujets pour leurs chants.
J'affirmais alors qu'il te manquerait toujours de ne pas avoir vu la maison des étés de mon enfance avant qu'elle ne soit vendue, que tu ne pouvais prétendre me connaitre sans avoir fait le chemin jusqu'à elle, et donc jusqu'à moi.
Voyager avait toujours signifié tenter un lien aussi ténu fût-il avec le monde, écarter ce qui se faufilait entre lui et moi, les distances, les langues, le racisme, les religions, des obstacles qui ne s'effaçaient pas toujours mais donnaient du sens.
Ce qui rendait celui-là singulier, c'était l'impression de ne rien approcher, d'être dans l'effleurement, prisonnière de mes angoisses, étrangère dans le regard des autres.
J'analysais ce sentiment en remplissant des feuilles que je froissais et jetais à la poubelle.
Pour m'apaiser je lisais Jankélévitch, mais je sentais grandir en moi ce désenchantement que j'avais voulu fuir et combattre en retrouvant Gyl et la merveilleuse énergie qui nous portait autrefois. p.86
J’avais très envie de la revoir, vite, de lui conter mon étrange voyage, sans doute le plus étrange de tous mes voyages, parce que plus que tous les autres il m’avait sans cesse ramenée à ma vie, à la simple vérité de ma vie. (p.85)
Ma place n'avait rien d'évident dans ce monde étrange. Je commençais même à penser qu'il était raisonnable de l'admettre et peut-être d'en rester là, malgré les jours à venir, les dépenses modestes et néanmoins incontournables qui se profilaient.
Sur le quai du métro, il y avait quelques voyageurs et un vieil homme près duquel je me suis arrêtée. Il portait un imperméable beige et tenait une canne. Sur l'autre quai, une publicité pour des sous-vêtements masculins révélait le corps lisse et hâlé d'un jeune athlète , peut-être ai-je un souvenir précis de cette affiche à cause du petit homme voûté , de sa canne, de ce face-à-face insolite .
La vérité ne tient pas ici ou là. mais dans une troisième position, inconcevable pour nos esprits. Il faut se contenter de ce doute , où tout paraît, comment dirai-je ...suspendu devant nous.
Ne faut-il pas sans cesse convertir la douleur, la forcer à parler d'autre chose que d'elle pour la rendre supportable ?
Je savais que le véritable voyage se fait au retour, quand il inonde les jours d'après au point de donner cette sensation prolongée d'égarement d'un temps dans un autre, d'un espace à un autre. Les imagent se superposent, secrète alchimie, profondeur de champ où nos ombres semblent plus vraies que nous-mêmes . Là est la vérité du voyage.
Ce serait certainement une soirée sans intérêt mais divertissante, comme d'habitude.
J’étais dans une apesanteur de fin d’histoire d’amour,
la brusque suspension des sentiments,
une sorte de vertige que donnent le détachement, la distance,
une appréhension différente du temps.
L'amour est toujours différent de ce qu'on imagine. Les pères sont parfois incertains, l'amour aussi, c'est peut-être ce qui les rend si nécessaires. (P67)
Tu disais que les ciels de Turner reflétaient la tourmente de la révolution industrielle, je te trouvais quelque peu empathique et me demandais si ces mots étaient les tiens, j'en doutais. Je ne m'étais pas approchée tout de suite, j'avais d'abord regardé les photographies, dont certaines me restent en mémoire. Je revois l'homme, torse nu, se rasant devant un minuscule miroir suspendu au mur, émergeant à peine d'une brume épaisse, sans doute celle des douches après le labeur. Je me souviens aussi du jeune garçon debout devant la chaîne d'un atelier de tôlerie, beau comme un ange, fumant la cigarette de la pause avec dans les yeux une jeunesse radieuse, mais un sourire incertain, et puis ce vieux couple attablé dans une cuisine modeste et vieillotte, buvant un café, elle donnant un sucre au chien qu'elle tient sur ses genoux, lui accompagnant d'un geste des mots inaudibles dont on ne sait à qui ils s'adressent. Il y avait dans tous ces instantanés pris en noir et blanc quelque chose de toi que je reconnaissais, que sans doute tu ne sais exprimer que dans les furtives apparitions dont tu captes si bien l'essentiel. Les mots, m'as-tu confié un jour, ne te semblent jamais à la hauteur.
Cette nuit-là, j'avais dormi avec les garçons. Après la guerre il faut beaucoup d'amour. Tout ce désordre, tout ce fracas donnaient l'envie d'être bien ensemble et vivants.