Rencontre avec Noëlle Châtelet, Laisse courir ta main (Seuil)
Rencontre présentée par : Pierre Mazet
On ne tourne pas autour de la problématique du corps pendant cinquante ans sans que le corps se rebiffe ! C'est ce que Noëlle Châtelet va enfin admettre en se retrouvant un jour clouée au lit, au point de déposer une main courante contre X, à travers un dialogue brillant et enlevé, sans concession. Noëlle Châtelet fait un inventaire approfondi des questions qui l'obsèdent et nous entraîne dans les coulisses du processus de création, éclairant avec sincérité le sens à la fois intellectuel et intime de son parcours.
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J'ai caressé ton front, tes cheveux blancs, ton visage chaviré de fatigue, de déception.
Les choses ne s'étaient pas passées comme tu l'aurais souhaité.
Tes yeux étaient fermés. Tu étais si pâle que tout à coup, sans effort, je t'ai vue en gisante. J'ai pu t'imaginer dans la mort. On aurait dit qu'elle était déjà en toi, que déjà elle travaillait pour toi, en alliée, en amie, alors que nous... Alors que moi qui disait t'aimer en caressant ton front, tes cheveux... Moi, ta fille, si sûre, jusque-là, de mon amour... J'ai trouvé la mort plus aimante que moi. Oui, c'est cela : plus aimante.
Ce doit être à cet instant que tout a basculé, que tout s'est décidé avant même que tu ne me parles, dans cet instant stupéfiant, encore inexplicable, je me suis sentie comme prise en défaut, en défaut d'amour. Jusqu'à être jalouse, oui, jalouse de la mort, ton amie la mort.
Je t'avais donc déçue, et penaude j'étais, assise sur ton lit. L'as-tu sentie ? Tes yeux se sont ouverts. Les deux larmes chétives qui ont mouillé ta peau transparente semblaient les dernières gouttes d'une source qui s'épuise et qui le sait. Au bout de vos forces, au bout des larmes vous étiez, la source et toi.
Sans me regarder, tu as prononcé ces mots, plus épuisés encore que les larmes : " Vous ne comprenez pas. Il faut m'aider maintenant."
Marthe est dans son lit.
Les yeux mi-clos, elle fait durer le moment de l'éveil, ces minutes singulières de flottement où elle est sans âge, où elle déambule parmi tous les âges de son passé. Elle va et vient ainsi d'une Marthe à l'autre, laissant sa mémoire s'attarder comme elle veut, au grès de son humeur, enjouée, chagrine. C'est selon.
Et elle soupire. Elle aime soupirer, même sans raison. C'est apaisant, frais, ces petits coups de vent de l'âme.
Après le soupir et seulement après, elle ouvre grand les yeux, sur sa chambre, sur sa vie. Sa vie de vieille dame.
Ils n'ont pas encore osé pour la nuit. Pas osé dormir ensemble. Ce n'est pas rien une nuit. C'est là que le temps vous rattrape, que les vieilles habitudes vous rappellent aux embarras de l'âge.
Ouvrir une lettre d'homme qui écrit pour la première fois, qui n'est ni un mari, ni un fils, ni un fonctionnaire à la caisse des retraites...
Ce qu'elle lit sera lu. Relu. Ce qu'elle lit ne peut pas se dire. Se raconter. Ce qu'elle lit parle à sa tête, à son corps, à ses sens endormis qu'un chevalier réveille.
Est-elle libre de Paul, de Céline, de Thierry, de Vincent, de la petite Mathilde, de Lise, de ces êtres chers qui, à force d'affection, l'ont entravée jusqu'à l'oubli d'elle-même, jusqu'à l'insignifiance?
Bien sûr, lorsqu'elle se dénude pour sa toilette, il lui faut bien convenir de la défaite du corps, creusé, froissé par la main intraitable du temps, mais c'est sans affliction puisque c'est ce corps-là qui est désiré, lui qui roule sur la grève du plaisir partagé, lui qui s'ouvre et se remplit de la joie de Félix.
Un jour anniversaire, on ne se réveille pas comme pour un jour ordinaire. Le jour anniversaire est en surcharge d’émotions.
À l’état du moment, heureux ou malheureux, s’ajoute quelque chose d’autre qui n’est pas prévisible dans ses effets : la conscience aiguë du temps et, souvent avec elle, en un éclair, la mémoire de tous les anniversaires d’avant, avant celui-là, dans une seule et unique pensée qui les confond tous et nous rend nostalgiques, parfois, souvent, toujours.
Tout devenait trop loin, trop lourd, trop haut, trop bas, inaccessible en un mot, ou au prix de tant d'efforts que ta tête, encore vive et fière, ne voulait plus. Elle ne voulait plus que le corps fourbu, moulu, rompu, peine davantage. Et puis, après le corps, qui dit que le lierre ne gagnerait pas la tête, vive et fière, pour l'étouffer à son tour, l'empêcher de marcher droit ?
Quand on croise son destin, le secret s’impose. La magie est à ce prix. C’est pourquoi, cette rencontre, Marthe se la raconte à elle seule, dans le silence de sa maison. Même Félix n’en saura rien. D’ailleurs, qui la croirait ? La petite Mathilde, peut-être… Il n’y a guère que les petites filles pour croire aux contes.
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Nous dire ? Ne pas nous dire ? La question t'a déchirée toi aussi
"Je vous croyais préparés à l'entendre..."
Oui, en effet, tu étais en droit de nous croire préparés. Je croyais l'être moi qui avais promis, solennellement, d'être au rendez-vous, de vivre ce moment, avec toi, sauf que... l'est-on jamais?
Est-on jamais préparé à entendre, de la bouche de sa propre mère, la date choisie de sa mort, même si cette mort a été admise, dans son principe, depuis fort longtemps ?
Non, maman.
C'était trop demander, Trop.