Rencontre à la librairie La Galerne avec Philippe Huet pour la parution de "Nuit d'encre".
Penché vers son copain, le front ruisselant de sueur, Julien s'était transformé en un Rouget de Lisle de la béquille, avait entonné la Marseillaise des estropiés, glorifié la volonté des sportifs handicapés, trouvé des exemples d'hommes magnifiques, cisaillés, coupés en morceaux, qui soulevaient le poids de leur infirmité comme un sac de plumes.

La loi des quais était celle des dockers. [...]
Ils régnaient , faisaient bosser qui ils voulaient , viraient qui ils voulaient .
La toute puissance , croc sur l'épaule, gants de travail dans la poche arrière. A la Marlon Brando.
Mais, c'est fini tout ça. L'embauche à la criée, la dictature des bordées, c'est du passé .
La cloche d'appel ne sonne plus, devenue pièce de musée.
[...] Le port du Havre aujourd'hui, c'est une science de l'étagère. Des milliers et des milliers de boîtes géantes et multicolores empilées, rangées et alignées sur des centaines d'hectares arrachés à l'estuaire du marais.
De loin ,on dirait une ville aveugle, robotisée.
[...]au temps de sa jeunesse , Masurier s'évadait très loin sans jamais quitter les quais , vers les pays du coton, du café ou des bois précieux.
Les cargos semblaient eux-mêmes ensorcelés, répandant sur le port des senteurs exotiques ...
Maintenant, le port ne fait plus rêver, se protège comme un coffre fort avec grillages, guérites et miradors.
C'est Sing-Sing .
- Je suis sûr qu'il plie son pantalon avant de faire l'amour, avait raillé Julien au cours de leurs rares scènes de démolition mutuelle.
- C'est possible, avait répliqué la délaissée, mais lui au moins il fait l'amour.
...C'est toujours ainsi, quand on ne ressemble pas aux autres, on décourage.
Ou alors, on fiche la trouille.
Certains le contournaient, d'autres baissaient les yeux, il y en avait aussi qui l'observaient avec curiosité, comme s'ils cherchaient un petit bout d'eux -mêmes dans ce reflet déformé.
La baraque sentait le moisi et le renfermé, et le drap pesait sur lui comme un torchon humide. Dehors, c'était le vent, la pluie, le désert, l'apocalypse.
Maurice ...
Un sale caractère, un pète-sec teigneux.
" Une sorte de Robic du pauvre ", le charriait Alfred toujours inspiré.
Car Maurice avait été un p'tit roi de la p'tite reine, avait même couru le Tour en 1938, celui de Bartali.
Enfin, plus d'une heure derrière le Campionissimo. Mais le jeunot promettait, et Maurice possédait son musée d'antiquités sportives, coupes, médailles, affiches, et tout un amas de photos et coupures de presse jaunies qu'il collait régulièrement sous le nez de ceux qui doutaient.
Quand ce n'était pas le vélo qu'il sortait de la cave. Un La Perle haute époque, rutilant, huilé, briqué, prêt à servir.
"Mais cette putain de guerre m'a coupé les jarrets ! " déplorait l'espoir d'avant-hier.
N'empêche qu'à soixante quatorze balais, Momo le teigneux entretenait sa ligne de coursier.
Un peu momifié de l'épiderme évidemment...
- Vous n'allez pas publier ça, hein, Fournier ? Trois cent ou quatre cent morts... Dans ma ville ! Il est fou. Pas cette phrase... faut pas, mon petit Fournier.
- Je vais me gêner, raille Louis-Albert.

Victor n'y croit pas. Cela fait des années que ça va mal, de plus en plus mal. L'eldorado américain s'est effondré, a entraîné le Vieux Continent dans sa chute. Plus de boulot, et les veinards qui s'y accrochent sont de plus en plus mal payés. Dix pour cent de moins sur le salaire... et six mois plus tard, encore dix pour cent. Défense de te plaindre, si tu n'es pas content, bon vent ! D'autres sont moins difficiles, qui attendent à la porte. Et ce n'est pas fini, il paraît qu'on peut encore rogner autour de l'os. Urbain Falaize, César de la presse locale de droite, ne s'est pas gêné pour l'écrire dans son dernier édito : "Les salaires trop élevés ne rendent pas nos produits compétitifs." C'est donc le travail qui coûte cher. Une notion que Victor comprend mal. Il n'y a qu'à voir la prospérité des magnats qui trônent au sommet des entreprises. Mais de là-haut, les patrons prétendent qu'il faut accepter de douloureux sacrifices, qu'ils souffrent toujours malgré les réductions d'effectifs et la baisse des salaires. Ils souffrent tant que les gouvernements, qui se succèdent tous les trois mois dans un monotone jeu de chaises musicales - Toujours les mêmes : Bouillon, Flandin, Laval qui passent par tous les ministères. Et Herriot surtout, l'indéboulonnable Edouard Herriot - les gouvernements, donc, dorlotent les chefs d'entreprise, allègent la pression fiscale, laissent les profits capitalistes s'envoler. Seul moyen de relancer la croissance. Tel est le credo que l'imbécile d'ouvrier, celui qui coûte cher et qui n'a plus rien à bouffer, s'entête à ne pas comprendre.
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Même le cimetière a une tête de coupable
Il était aussi regardant sur ses fringues qu'un paysan corrézien pouvait être curieux d'Internet, voyageait moins qu'un poisson rouge dans son bocal, et limitait ses mondanités à quelques rares déboulades hygiéniques non préméditées entre copains.
[même si en tant que descendant de paysans corrézien....]