Coup de coeur : Une certaine raison de vivre de Philippe Torreton
... on était confiants, on avait des ordres, c’est pratique un ordre, un ordre ça s’exécute, tu dis oui au chef, tu salues, tu tournes les talons et puis t’y vas comme t’es venu, ça repose, ça trace ton avenir immédiat.
"ma mémé, elle était silencieuse de mots mais bavarde en preuves d'amour".
... la dernière phrase que m'adressa Mémé se fait entendre...
Ce n'est pas facile de mourir me dit-elle.
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Tu peux partir Mémé, on va s'en sortir, ni riches ni pauvres on est là sur cette terre avec de quoi tenir dans ce monde difficile.
On sait d'où l'on vient maintenant.
On a un toit à jamais, une terre pour toujours.
On peut mettre son doigt sur la carte des sentiments et se dire "je viens de là".
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Je trouvais sa pierre tombale trop neuve.
Ca ne lui allait pas, il aurait fallu que sa tombe fût déjà mousseuse et licheneuse, une tombe à l'ancienne (...) Celle-ci était brillante, neuve, en marbre noir.
S'il ne tenait qu'à moi, je t'aurais mis de la brique, ou une grosse pierre de granit brut, ou rien, un champ, une motte de terre, pis, une croix, parce que faut ben mett'e un truc et c'est tout.
Non, en fait, j'aurais planté un arbre,
pour que ses racines te prennent et t'aspirent et te fassent monter dans ses feuilles, comme ça le vent t'aurait fait chanter enfin, librement, comme ça des petits auraient pu continuer à grimper sur toi pour voir plus loin, comme ça tu aurais pu encore nous indiquer les saisons qui passent, nous qui mangeons n'importe quoi n'importe quand ...
Un cadeau ce n'est pas nécessaire, ce qui compte c'est d'être là.
Pour toi l'argent doit aider, comme un outil. En avoir un peu sur ton compte te semblait absurde. Tu n'étais pas du genre à compter les décimales après virgule des taux d'intérêts, tu n'avais besoin de rien mais tu savais que tes enfants étaient déjà infectés du virus de la fièvre acheteuse, urbains que nous étions on devait tout acheter. Il fallait meubler le vide, s'équiper, changer de pneus, de Frigidaire, de cartables, de télévision, de literie, d'ampoules, de vélos, de crèmerie, de coiffure, d'apparence... Ces besoins répandus sur nos zones urbaines comme des pesticides nous faisaient croire que l'on vivrait mieux. Et ça marche encore. Travailler plus pour gagner plus et consommer toujours et encore des produits de moins en moins bons, de moins en solides. Du fabriqué ailleurs, de la culture d'obsolescence sur palettes, des produits pour pauvres qui rendent encore plus pauvres.
Une blouse avec deux grosses poches devant pour y mettre tes énormes mouchoirs, des mouchoirs grands comme des taies d'oreiller, des mouchoirs porte-monnaie, porte-noisettes, mouchoir foulard, mouchoir chapeau avec un nœud à chaque coin, mouchoir gant de toilette pour essuyer les petits morveux ou les petits qui saignent ou les petits au chocolat. Des mouchoirs qui pourraient se vexer que l'on se mouche simplement dedans.
Rouen ressemblait à une carcasse de bœuf suspendue par les pattes arrière, on distinguait ses entrailles, et comme une brutalité peut soulever la robe d’une femme respectueuse et digne, des béances de guerre laissaient voir de loin la cathédrale. J’avais honte de la découvrir ainsi exposée, meurtrie, éclaboussée de crachats métalliques, insultée de flammes, soufflée, sidérée… Comment allions-nous faire ? T’es là, debout, flageolant face aux ruines, Rouen était éradiquée, terminée, trop de destructions, on n’y arriverait jamais.
... Chez mémé fallait que ça pousse que ça fleurisse que ça fasse des petits, des boutures, des œufs, des bourgeons, des rejets, que ça Marcotte, que ça se greffe, que ça se sépare et se ressème, que ça hiverne et reprenne, que ça se conserve et se congèle, que ça s'échange et s'assèche en motte et en bouquet pour toujours et à jamais.