Citations de Pierre de Marivaux (578)
FRONTIN : Mademoiselle, l'étonnante immobilité où je vous vois intimide extrêmement mon inclination naissante ; vous me découragez tout à fait, et je sens que je perds la parole.
LISETTE : Mademoiselle est immobile, vous muet, et moi stupéfaite ; j'ouvre les yeux, je regarde, et je n'y comprends rien.
ANGÉLIQUE : Lisette, qui est-ce qui l'aurait cru ?
LISETTE : Je ne le crois pas, moi qui le vois.
FRONTIN : Si la charmante Angélique daignait seulement jeter un regard sur moi, je crois que je ne lui ferais point de peur, et peut-être y reviendrait-elle : on s'accoutume aisément à me voir, j'en ai l'expérience, essayez-en.
ANGÉLIQUE (sans le regarder) : Je ne saurais ; ce sera pour une autre fois. Lisette, tenez compagnie à Monsieur, je lui demande pardon, je ne me sens pas bien ; j'étouffe, et je vais me retirer dans ma chambre.
Scène XI.
Rien ne rend si aimable que de se croire aimé; et comme j'étais naturellement vif, que d'ailleurs ma vivacité m'emportait, et que j'ignorais l'art des détours, qu'enfin je ne mettais pas d'autre frein à mes pensées qu'un peu de retenue maladroite, que l'impunité diminuait à tout moment, je laissais échapper des tendresses étonnantes, et cela avec un courage, avec une ardeur qui persuadaient du moins que je disais vrai, et ce vrai-là plaît toujours, même de la part de ceux qu'on n'aime point.
"Va, dans ce monde, il faut être un peu trop bon pour l'être assez."
DORANTE. Cette femme-ci a un rang dans le monde ; elle est liée avec tout ce qu'il y a de mieux, veuve d'un mari qui avait une grande charge dans les finances, et tu crois qu'elle fera quelque attention à moi, que je l'épouserai, moi qui ne suis rien, moi qui n'ai point de bien ?
DUBOIS. Point de bien ! Votre bonne mine est un Pérou! Tournez-vous un peu, que je vous considère encore ; allons, Monsieur, vous vous moquez, il n'y a point de plus grand seigneur que vous à Paris : voilà une taille qui vaut toutes les dignités possibles, et notre affaire est infaillible ; il me semble que je vous vois déjà en déshabillé dans l'appartement de Madame.
FRONTIN : Pourrais-tu me dire au juste le caractère de ta maîtresse ?
LISETTE : Il y a bien des choses dans ce portrait-là : en gros, je te dirai qu'elle est vaine, envieuse et caustique ; elle est sans quartier sur vos défauts, vous garde le secret sur vos bonnes qualités ; impitoyablement muette à cet égard, et muette de mauvaise humeur ; fière de son caractère sec et formidable qu'elle appelle austérité de raison ; elle épargne volontiers ceux qui tremblent sous elle, et se contente de les entretenir dans la crainte. Assez sensible à l'amitié, pourvu qu'elle y prime : il faut que son amie soit sa sujette, et jouisse avec respect de ses bonnes grâces : c'est vous qui l'aimez, c'est elle qui vous le permet ; vous êtes à elle, vous la servez, et elle vous voit faire. Généreuse d'ailleurs, noble dans ses façons ; sans son esprit qui la rend méchante, elle aurait le meilleur cœur du monde ; vos louanges la chagrinent, dit-elle ; mais c'est comme si elle vous disait : louez-moi encore du chagrin qu'elles me font.
LES SINCÈRES, Scène I.
LA MARQUISE : Un fat se doute toujours un peu qu'il l'est ; et, comme il a peur qu'on ne s'en doute aussi, il biaise, il est fat le plus modestement qu'il lui est possible, et c'est justement cette modestie-là qui rend sa fatuité sensible.
LES SINCÈRES, Scène IV.
Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages.
Madame Argante
Ah ! la belle chute ! Ah ! ce maudit intendant ! Qu'il soit votre mari tant qu'il vous plaira, mais il ne sera jamais mon gendre.
MONSIEUR DAMIS, les premiers mots à part. – Ceci me chagrine : mais je l’aime trop pour la céder à personne. Frontin ! Frontin ! Approche, je voudrais te dire un mot.
FRONTIN. – Volontiers, Monsieur ; mais on est impatient de vous voir.
MONSIEUR DAMIS. – Je ne tarderai qu’un moment, viens, j’ai remarqué que tu es un garçon d’esprit.
FRONTIN. – Eh ! J’ai des jours ou je n’en manque pas.
MONSIEUR DAMIS. – Veux-tu me rendre un service dont je te promets que personne ne sera jamais instruit ?
FRONTIN. – Vous marchandez ma fidélité ; mais je suis dans mon esprit, il n’y a rien à faire, je sens combien il faut être discret.
MONSIEUR DAMIS. – Je te payerai bien.
FRONTIN. – Arrêtez-donc, Monsieur, ces débuts-là m’attendrissent toujours.
MONSIEUR DAMIS. – Voilà ma bourse.
FRONTIN. – Quel embonpoint séduisant !
[L'École des Mères]
MADAME SORBIN : Il y a des bancs là-bas, il n'y a qu'à les approcher. […]
LINA : Je vois Persinet qui passe, il est plus fort que moi, et il m'aidera, si vous voulez.
UNE DES FEMMES : Quoi ! Nous emploierions un homme ?
ARTHÉNICE : Pourquoi non ? Que cet homme nous serve, j'en accepte l'augure.
LA COLONIE, Scène 7.
LUCIDOR : Tout sûr que je suis de son cœur, je veux savoir à quoi je le dois ; et si c'est l'homme riche, ou seulement moi qu'on aime, c'est ce que j'éclaircirai par l'épreuve où je vais la mettre.
Scène I.
TRIVELIN - [...] Changez de nom à présent; soyez le seigneur Iphicrate à votre tour; et vous, Iphicrate, appelez-vous Arlequin ou bien Hé.
ARLEQUIN - Oh! Oh! que nous allons rire, seigneur Hé !
TRIVELIN. On espérera que, vous étant reconnue, vous abjurerez un jour toutes ces folies qui font qu'on n'aime que soi, et qui ont distrait votre bon cœur d'une infinité d'attentions plus louables.
Scène IV
ARLEQUIN
Bon ! et vous partez demain pour Paris.
LÉLIO
Qu'est-ce qui t'a dit cela ?
ARLEQUIN
Vous, il n'y a qu'un moment, mais c'est que la mémoire vous faille, comme à moi. Voulez-vous que je vous dise, il est bien aisé de voir que le cœur vous démange ; vous parlez tout seul, vous faites des discours qui ont dix lieues de long, vous voulez vous en aller en Turquie, vous mettez vos bottes, vous les ôtez, vous partez, vous restez, et puis du noir, et puis du blanc : pardi, quand on ne sait ni ce qu'on dit ni ce qu'on fait, ce n'est pas pour des prunes. Et moi, que ferai-je après, quand je vois mon maître qui perd l'esprit ? le mien s'en va de compagnie.
Acte II, scène V
MADAME ARGANTE. C'est votre neveu, dit-on ?
MONSIEUR REMY. Oui, Madame.
MADAME ARGANTE. Eh bien ! tout votre neveu qu'il est, vous nous ferez un grand plaisir de le retirer.
MONSIEUR REMY. Ce n'est pas à vous que je l'ai donné.
MADAME ARGANTE. Non ; mais c'est à nous qu'il déplaît, à moi et à Monsieur le Comte que voilà, et qui doit épouser ma fille.
MONSIEUR REMY, élevant la voix. Celui-ci est nouveau ! Mais, Madame, dès qu'il n'est pas à vous, il me semble qu'il n'est pas essentiel qu'il vous plaise. On n'a pas mis dans le marché qu'il vous plairait, personne n'a songé à cela ; et, pourvu qu'il convienne à Madame Araminte, tout doit être content. Tant pis pour qui ne l'est pas. Qu'est-ce que cela signifie ?
MADAME ARGANTE. Mais vous avez le ton bien rogue, Monsieur Remy.
MONSIEUR REMY. Ma foi ! Vos compliments ne sont pas propres à l’adoucir, Madame Argante.
LE COMTE. Doucement, Monsieur le Procureur, doucement : il me paraît que vous avez tort.
MONSIEUR REMY. Comme vous voudrez, Monsieur le Comte, comme vous voudrez ; mais cela ne vous regarde pas. Vous savez bien que je n'ai pas l'honneur de vous connaître, et nous n'avons que faire ensemble, pas la moindre chose.
LE COMTE. Que vous me connaissiez ou non, il n'est pas si peu essentiel que vous le dites que votre neveu plaise à Madame. Elle n'est pas une étrangère dans la maison.
MONSIEUR REMY. Parfaitement étrangère pour cette affaire-ci, Monsieur ; on ne peut plus étrangère : au surplus, Dorante est un homme d'honneur, connu pour tel, dont j'ai répondu, dont je répondrai toujours, et dont Madame parle ici d'une manière choquante.
MADAME ARGANTE. Votre Dorante est un impertinent.
MONSIEUR REMY. Bagatelle ! ce mot-là ne signifie rien dans votre bouche.
MADAME ARGANTE. Dans ma bouche ! À qui parle donc ce petit praticien, Monsieur le Comte ? Est-ce que vous ne lui imposerez pas silence ?
MONSIEUR REMY. Comment donc ! m'imposer silence ! à moi, Procureur ! Savez-vous bien qu'il y a cinquante ans que je parle, Madame ?
MADAME ARGANTE. Il y a donc cinquante ans que vous ne savez ce que vous dites.
ARTHÉNICE : Nous voici chargées du plus grand intérêt que notre sexe ait jamais eu, et cela dans la conjoncture du monde la plus favorable pour discuter notre droit vis-à-vis les hommes. […] Depuis qu'il a fallu nous sauver avec eux dans cette île où nous sommes fixées, le gouvernement de notre patrie a cessé.
MADAME SORBIN : Oui, il en faut un tout neuf ici, et l'heure est venue ; nous voici en place d'avoir justice, et de sortir de l'humilité ridicule qu'on nous a imposée depuis le commencement du monde.
La Colonie, Scène 1.
ÉGLÉ : Je ne me considère jamais que je ne sois enchantée, moi qui vous parle.
ADINE : Enchantée ? Il est vrai que vous êtes passable, et même assez gentille, je vous rends justice, je ne suis pas comme vous.
ÉGLÉ : Je la battrais de bon cœur avec sa justice.
ADINE : Mais de croire que vous pouvez entrer en dispute avec moi, c'est se moquer, il n'y a qu'à voir.
Scène IX.
ARTHÉNICE : Messieurs, daignez répondre à notre question ; vous allez faire des règlements pour la république, n'y travaillerons-nous pas de concert ? À quoi nous destinez-vous là-dessus ?
HERMOCRATE : À rien, comme à l'ordinaire.
UN AUTRE HOMME : C'est-à-dire à vous marier quand vous serez filles, à obéir à vos maris quand vous serez femmes, et à veiller sur votre maison : on ne saurait vous ôter cela, c'est votre lot.
MADAME SORBIN : Est-ce là votre dernier mot ? Battez tambour ; et vous, allez afficher l'ordonnance à cet arbre.
ARTHÉNICE : Elle vous apprendra que nous voulons nous mêler de tout, être associées à tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance, de judicature et d'épée.
HERMOCRATE : D'épée, Madame ?
ARTHÉNICE : Oui d'épée, Monsieur ; sachez que jusqu'ici nous n'avons été poltronnes que par éducation.
(…)
MADAME SORBIN : De même qu'au Palais à tenir l'audience, à être Présidente, Conseillère, Intendante, Capitaine ou Avocate.
UN HOMME : Des femmes avocates ?
C'est une émeute, une ligue, un tintamarre, un charivari sur le gouvernement du royaume ; vous saurez que les femmes se sont mises tout en un tas pour être laides, elles vont quitter les pantoufles, on parle même de changer de robes, de se vêtir d'un sac, et de porter les cornettes de côté pour nous déplaire ; j'ai vu préparer un grand colloque, j'ai moi-même approché les bancs pour la commodité de la conversation ; je voulais m'y asseoir, on m'a chassé comme un gredin ; le monde va périr, et le tout à cause de vos lois, que ces braves dames veulent faire en communauté avec vous, et dont je vous conseille de leur céder la moitié de la façon, comme cela est juste.
La Colonie, Scène 12.
Écoute, je te défends de mourir par malice ; par maladie, passe, je te le permets.