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Citations de Polina Panassenko (138)


L’accent c’est ma langue maternelle.
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D’ici là, je ne vais plus regarder leurs bouches. Je ne vais plus écouter les sons qu’elles font. Je vais attendre que ma mère revienne. Qu’elle revienne et qu’avec elle reviennent tous les mots.
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Si le son marche, il devient mot. S’il ne marche pas, je le relâche dans le fleuve. Un son qui marche c’est un son qui produit quelque chose. Un son qui ne marche pas équivaut au silence. Tu fais le son mais l’autre fait comme si tu n’avais rien dit.
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On ne parle plus. On déroule encore des rubans de mots mais dans tout ce qu'on dit il y a surtout ce qu'on ne dit pas, celle dont on ne parle pas, celle que la langue évite. Quand il faut dire le nom, quand c'est inévitable, mon père a le visage qui se creuse. On croit qu'il faut du temps pour qu'un visage se creuse, que c'est le résultat d'un processus long mais non. Il peut se creuser en deux syllabes. Deux syllabes suffisent. Quand le nom est inévitable, mon père le murmure. Ça fait un trou d'air dans la phrase.
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Sur le chemin de l'aéroport j'essaie d'imaginer l'appartement en mon absence. Ça doit être comme une forêt sous la neige, silencieuse, immobile, endormie. suspendue dans l'attente du printemps de notre retour.
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Ce que je veux moi, c'est porter le prénom que j'ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller, sans le modifier. Sans en avoir peur.
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Je reconnecte au moment où Caroline dit "Autorisée à" c'est une formule de politesse juridique, ça veut dire "obligée de" s'appeler Pauline et "interdit" de s'appeler Polina.
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Ma mère m’explique à quel point cette materneltchik est nécessaire. Indispensable même. Sinon je n’apprendrai jamais le français. Qui a dit que je voulais l’apprendre ? Je ne suis même pas tout à fait sûre d’être au clair sur ce que c'est. Il semblerait que si je dis Sava?, l’autre va comprendre que je demande comment il se porte. Et si je dis Sava! on comprendra que je vais bien. Je ne sais pas pourquoi. À Moscou, "sava" veut dire "hibou". Je ne sais pas pourquoi ici il faut dire "hibou" pour se donner des nouvelles.
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Depuis la veille ma grand-mère condamne l’expédition dans son ensemble par un mutisme ostentatoire. Au moment de notre départ assise sur le meuble à chaussures, elle fixe du regard la porte d’entrée. Une protestation silencieuse doit savoir se rendre visible
Au retour dans le deux pièces communautaire de l’avenue Lénine, le sachet de frites est froid et ma grand-mère n’est plus sur le meuble à chaussures. Ma mère envoie ma sœur annoncer que nous sommes rentrés. Ils l’ont entendu bien sûr depuis le bout du couloir mais l’annonce vaut aussi invitation.
Lentement mon grand-père saisit un bâtonnet ramolli sur le sommet de la pile, le soulève du bout des doigts et l’observe à la lumière filtrant par le rideau de tulle. Sur la phalange de son annulaire droit, la boule de chair mauve qui couvre l’éclat d’obus contraste avec la frite. En deux poussées, il enfourne le morceau de kartofel dans sa bouche et lentement se met à mâcher, expirant l’air de ses narines par petits coups secs. Éclaireurs du goût. La mastication ralentit, la frite désolée vaincue par le dentier de fabrication nationale finit de fondre dans sa bouche. Un coup de langue sur les canines en acrylique et c’est la dégustation finale. Alors dit ma sœur. Alors c’est une patate froide, dit mon grand-père.
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(Les premières pages du livre)
Mon audience a lieu au tribunal de Bobigny. Convocation à 9 heures. Je n’y suis jamais allée, je pars en avance. En descendant dans le métro, je tape Comment parler à un juge ? dans la barre de recherche de mon téléphone. Après trois stations, je me demande s’il va vraiment falloir commencer chaque phrase par votre honneur, monsieur le président ou madame la juge. Je me demande si au tribunal ils font comme certains parents. Si on leur répond juste oui, ils disent oui qui ? Tant que tu n’as pas dit oui madame la juge, ils t’ignorent.
Arrivée au tribunal, j’attends mon avocate devant la salle d’audience. Des petits groupes anxieux s’agglutinent de part et d’autre de la porte. Une femme se demande à voix haute pourquoi certains avocats ont de la fourrure au bout de la cravate et d’autres non. Elle a l’angoisse bavarde. J’aperçois mon avocate qui passe la porte tambour et presse le pas. À la sécurité elle ouvre son sac, sort une grosse boule de tissu noir qu’elle coince sous son bras. Quand elle me voit, elle dit Ah vous voilà. Pendant qu’elle enfile sa robe sur ses vêtements de ville, on annonce l’ordre des audiences. La mienne est classée quatrième sur seize.
On appelle Pauline Panassenko. Salle 2, il y a trois femmes assises sur l’estrade. Deux côte à côte, une un peu à l’écart. Je ne sais pas qui est qui. Procureure, magistrate, greffière, dit mon avocate puis elle commence : Ma cliente a demandé à reprendre son prénom de naissance à la place de son prénom francisé. Cela lui a été refusé. Elle a pourtant prouvé qu’elle utilisait son prénom de naissance dans le cadre familial, amical, administratif et professionnel, et ce depuis plusieurs années. Elle veut simplement que son prénom de naissance soit de nouveau sur ses papiers d’identité français. La demande a été rejetée car jugée « dénuée de fondement ». Il doit s’agir d’une erreur...
Elle plaide, mais elle plaide pour rien. La procureure l’écoute comme une mention légale. Mon avocate se trompe sur le postulat de base. Elle pense que la procureure a refusé ma demande à cause d’un flou administratif. Une case que j’aurais mal remplie, mal cochée, une inversion. Mais non. Pas du tout. Il n’y a pas de vice de forme. La procureure a refusé parce qu’elle ne voit pas pourquoi un enfant dont le prénom a été francisé peut vouloir reprendre son prénom de naissance une fois devenu adulte. Elle ne voit pas pourquoi on voudrait porter le prénom qu’on a reçu de ses parents plutôt que celui offert par la République. Elle ne voit pas de fondement à ce que, sur mes papiers d’identité, il soit de nouveau écrit Polina au lieu de Pauline. Elle dit Mais maître, votre cliente est française maintenant. Puis à moi : Si tous vos papiers sont à Polina, eh bien vous pouvez les changer.
Les mettre à Pauline. Vous le savez très bien, ça, madame, vous le savez très bien. Vous savez bien, madame, que si votre nom a été francisé, c’est pour faciliter votre intégration dans la société française. Bien sûr que je le sais. C’est écrit sur demarches.interieur. gouv. « Afin de faciliter votre intégration, vous pouvez demander la francisation de votre nom de famille et/ou de vos prénoms. » Il y a même des exemples :
Ahmed devient Alain.
Giovanni devient Charles.
Antonia devient Adrienne.
Kouassi devient Paul.
Je regarde la procureure et je me demande si mon intégration dans la société française peut être considérée comme réussie. Je regarde la procureure et je me demande ce que ça peut lui faire que mon prénom fasse bifurquer sa langue d’une voyelle.
Ça l’écorche ? Ça lui fait une saignée ? Ou alors elle a peur que je me glisse dans sa langue de procureure. Le prénom comme cheval de Troie. Et une fois à l’intérieur, shlick. Un jaune d’œuf qui coule. Poc. Une fusée dans l’œil. Elle a peur que je la féconde, ouais. Elle a peur que je lui mette ma langue dans la sienne et de ce que ça ferait. Elle a peur de ses propres enfants en fait. Franchement si on se léchait les langues, ça serait tellement mieux. Un bon baisodrome de langues ça détendrait tout le monde. Dans ma tête, il y a de la baise linguistique sur le banc de la salle d’audience du tribunal de Bobigny. La procureure dit J’ai une dernière question pour votre cliente, maître. Mon avocate s’écarte. Je m’avance. Pensez-vous que c’est dans votre intérêt d’avoir un prénom russe dans la société française ?
Je pense à mon père, à son calme, et à la génétique. J’ai la même tête que lui, la moustache en moins, mais je n’ai pas son calme. Le calme de mon père, je l’admire. Je l’admire et je ne le comprends pas. Ses copains français qui lui expliquent au dîner que la collectivisation c’est super. Qui l’appellent « camarade » en roulant le r et parlent d’unité de production. Je lui dis Mais ça te gêne pas ? T’as pas envie de leur dire « Ta gueule pour voir » ? Non, dit mon père, pas du tout, ce sont des gens bien. Je ne sais pas comment il fait, mon père. Ses potes et leur fantasme de kolkhoze, là, je ne sais pas comment il fait pour les supporter. Quand enfin les potes s’en vont, je lui demande Mais comment tu fais ? Il dit Tu es maximaliste, ma fille. Il faut être plus tolérante.
Il a raison, mon père, je ne suis pas tolérante. J’ai arrêté d’aller chez une copine qui a accroché sur son mur l’image Battre les Blancs avec le coin rouge de Lissitzky. Celle avec le triangle qui pénètre le rond blanc. J’ai arrêté d’aller chez elle d’abord puis j’ai fait le lien ensuite. Il faudrait que je lui dise, peut être. Il faudrait que je lui dise, à ma pote, que mon pays en sang accroché sur son mur, ça me gêne. Ça me gêne sa petite affiche de propagande dans le salon. Ma guerre civile en toile de fond pendant qu’on bouffe des apéricubes, ça me dérange. Il y a très longtemps, on avait déjà parlé de la révolution d’Octobre. C’était parti en vrille : Non mais attends t’as pas le monopole de la révolution d’Octobre c’est un événement mondial il est à tout le monde attends t’as un problème avec la révolution d’Octobre t’aimes pas Avrora ou quoi eh les gars elle aime pas Avrora non mais en fait t’es de droite vas y dis le que t’es de droite franchement t’aimes pas Lénine t’aimes pas Trotski t’as un problème avec le communisme c’est obligé là tu lis Le Figaro eh les gars elle lit Le Figaro ou alors t’es une Russe blanche t’es une Russe blanche et t’oses pas le dire ah mais c’est ça t’es une Romanov en fait eh c’est une Romanov vas y tu t’appelles Anastasia en fait t’es la fille du tsar et t’aimes pas la Révolution parce qu’on t’a pris tes bijoux eh on lui a pris ses bijoux alors elle est pas contente non mais il y a pas eu que des bonnes choses mais ça n’a rien à voir rien à voir faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain faut pas mélanger les torchons et les serviettes les mouches et les kotlets ça n’a rien à voir une poule c’est pas un oiseau Lénine c’est pas Staline c’est pas Trotski bonjour les amalgames bonjour.
La procureure répète sa question. Le problème avec la rage, chez moi, c’est que pour agir c’est bien mais pour parler c’est horrible. Il faut que ça redescende sinon je fais juste une sorte de vocalise. Un angry yodel. Je me concentre sur ma respiration. Au conservatoire de théâtre, j’avais un prof de yoga qui s’appelait Gaourang. Son vrai nom c’était Jean Luc mais il se faisait appeler Gaourang. Et Gaourang, en cours de yoga, il nous disait toujours : Sentez l’air frais qui rentre dans les narines et l’air chaud qui ressort. Je regarde la procureure, je pense à Gaourang mais je sens pas d’air frais. J’ouvre la bouche, je produis des sons. Je dis URSS, je dis juive, je dis cacher son nom. Je n’entends pas ce que je dis mais j’entends ma voix. Une octave plus grave qu’à la normale. Quand je me tais ça fait pas comme dans les films américains où il y a un court silence puis une per sonne au loin qui applaudit et toute l’assemblée qui se lève. Ça fait pas ça. Ça fait juste la procureure qui dit à la magistrate : C’est intéressant, on a bien fait de la convoquer en audience. Puis elle dit Mettez moi ça par écrit. En témoignage. Et joignez le au dossier, maître. Mon avocate lui propose de se prononcer tout de suite. Ne pas refaire un an de procédure, un autre renvoi, une autre audience. Non. Elle ne veut pas la procureure, elle veut son papier.
On sort. Mon avocate me regarde. Elle dit Ouh là, vous avez l’air blasée. Elle tempère. Essaie de. Elle dit On est d’accord, si vous vouliez changer Blanche pour Geneviève, ce dialogue n’aurait pas eu lieu, mais il faut voir le bon côté. Il y a une expression russe qui dit « Celui qui a servi à l’armée ne rit pas au cirque ». Je ne le vois pas le bon côté. Mon avocate dit Ne vous braquez pas. Si, je me braque. Ne vous braquez pas. Si, je dis. Bon. Envoyez-moi, dès que vous rentrez, votre témoignage pour la procureure. Formulaire Cerfa N ̊11527*03.
Je marche vers le métro, je me dis : surtout ne ressasse pas. Je m’assois dans la ligne 5. De Bobigny à Oberkampf, je ressasse. De Oberkampf à Croix de Chavaux, je ressasse encore plus. Est ce que c’est dans mon intérêt ? Est ce que c’est dans mon intérêt ? Pétasse. Avec ta face de vieux
hibou, là. Elle veut du Malraux au Panthéon ? Elle veut son appel du 18 juin ? Les Américains sur les chars qui entrent à Auschwitz. Bim ! Point Godwin ? Rien à foutre. Elle veut du Jean Moulin à Bobigny ? Je vais te les cuire moi tes carottes. Connasse. Bon, faut que je me calme.

Je rentre chez moi. J’imprime le formulaire Cerfa. Je témoigne.
Madame la Procureure de la République,
Je suis née à Moscou, en URSS. Mes parents m’ont appelée Polina. C’est le prénom de ma grand mère paternelle. Juive. Sa famille a fui les pogroms d’Ukraine et de Lituanie. Quand ma grand mère est née, ses parents l’ont appelée Pessah. Ça veut dire « le passage ». C’est le jour de célébration de l’Exode.
À la naissance de mon père, ma grand mère a changé son prénom. Elle l’a russisé. Pour protéger ses enfants. Pour ne pas gâcher leur avenir. Pour leur donner u
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J'ai le choix. Soit je commence par l'église, soit je commence par le cimetière. De toute façon, l'église est sur le territoire du cimetière, ou bien c'est l'inverse, bref c'est au même endroit. Je décide de commencer par le cimetière. J'aperçois devant moi l'enceinte. Dans ma tête ça chante. Les murs d'enceinte / Du labyrinthe / S'entrouvrent sur / L'infini.
Il faut entrer par le portail piéton, pas par celui des voitures. C'est ce qu'il faut faire mais je ne sais plus pourquoi. Sinon c'est toi le prochain à passer le portail en corbillard, quelque chose comme ça.
Après l'enterrement de ma mère, j'allais sortir par le portail voiture, mon père a crié Pas par là. Il a eu peur. Il m'a pris la main, on est sortis par le portail piéton. Mon père est mathématicien. Les voies de la superstition sont impénétrables. Impénétrable mais héréditaire et contagieuse.
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Russe à l'intérieur, français à l'extérieur. C'est pas compliqué. Quand on sort on met son français. Quand on rentre à la maison, on l'enlève. On peut même commencer à se déshabiller dans l'ascenseur. Sauf s'il y a des voisins.
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Tu as un français impeccable. Une cuisine bien lavée. Pas de pelures coincées dans le trou de l'évier. Pas de taches sur la nappe. Même pas une miette accrochée à l'éponge.
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Un son qui marche c’est un son qui produit quelque chose. Un son qui ne marche pas équivaut au silence. Tu fais le son mais l’autre fait comme si tu n’avais rien dit.
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Est-ce que je peux faire quelque chose? Non. Il faut et il suffit d'attendre. Ça, ça me fait de très belles jambes. Bien toniques. Mollets dynamiques, fesses galbées. Remises en forme à la salle des pas perdus du tribunal de Bobigny. Façon marche athlétique.
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Ce que je veux moi, c'est porter le prénom que j'ai reçu à la naissance. Sans le cacher, sans le maquiller. C'est un héritage. Je veux croire qu'en France je suis libre de porter mon prénom de naissance.
Ma mère veille sur mon russe...Elle surveille le flux migratoire : les entrées et les sorties des mots russes et français.
Russe à l'intérieur, français à l'extérieur.
Je suis la seule de ma famille à avoir perdu l'accent russe. La paroi entre le français et le russe est devenue étanche.
Une mort russe annoncée par un mot français
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Le méchant sait qu'il méchant mais il en a marre. Si le gentil est si gentil,il n'a qu'a faire un effort.

(P.53)
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À Saint-Étienne, il y a un immeuble qui s'appelle la muraille de Chine. Un immeuble immense. Le plus grand d'Europe. Il a été construit pour" être le symbole d'un avenir meilleur en train de se réaliser". La muraille de Chine
c'est un immeuble sublime .
on dirait un immeuble russe. Un immeuble immigré.
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Quand on voit quelqu'un sans costume,on lui invente une function.

(p.11)
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Pensez-vous que c'est dans votre intérêt d'avoir un prénom russe dans la société française?(p5)
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