Au café Tortoni, ce 13 septembre 1940, Vincente Rosenberg va rejoindre ses amis Ariel et Sammy.
C’est un lieu à la mode et qui voit passer les célébrités, José Luis Borges, Arthur Rubinstein, Roger Caillois…venus à Buenos Aires pour fuir ce qui se trame en Europe.
En ce jour, la conversation tourne autour de deux sujets : les mères juives et la guerre en Europe.
Vincente est arrivé bien avant les évènements en 1928, juste à la recherche de son indépendance.
« C’est ce qu’on fait depuis la nuit des temps, non ? On aime nos parents, puis on les trouve chiants, puis on part ailleurs…C’est peut-être ça être juif… »
La vie est passée vite depuis son installation dans ce pays, il s’est marié, il a trois enfants, un magasin de meuble à faire tourner, les journées sont bien occupées et le temps a filé.
Sa mère et son frère sont toujours en Pologne, sa sœur elle est en Russie. Cela fait trois mois qu’il n’a pas eu de nouvelles.
Sammy avait fui le vieux continent avec toute sa famille et Ariel avait réussi à convaincre les siens de venir depuis 1937.
Vincente depuis douze ans n’a pas tenu sa promesse d’écrire toutes les semaines, comme il n’a pas réussi à convaincre sa mère et son frère de fuir. A-t-il assez insisté ?
« S’éloigner de sa mère en 1928, l’avait tellement soulagé — être loin d’elle, aujourd’hui, le torturait tellement. »
Le 9 décembre 1940 enfin une lettre. Plutôt alarmante, il y répond et réitère sa proposition de les faire venir à Buenos Aires.
« Wincenty, mon Wincenty, mon cœur, mon enfant,
Tout est devenu compliqué ici. Beaucoup de voisins de l’immeuble sont morts ces derniers mois. Berl soigne des gens pour quelques zlotys, mais la plupart n’ont plus de quoi payer. On ne sait pas ce qu’on va devenir. Il y a bien Shlomo qui nous aide parfois un peu, mais même pour lui les choses sont devenues difficiles. Les Allemands ne nous parlent plus, ils nous traitent comme des animaux. »
Lui qui avait délaissé la lecture des journaux, traque la moindre information, il lit tout ce qu’il trouve. Il rejoint de plus en plus souvent ses amis au café et pourtant participe de moins en moins. Comme s’il avait besoin de leur présence pour se réchauffer sans pour autant pouvoir livrer ce qui obstrue toutes ses pensées.
Il se heurte sans cesse à son incapacité à réussir à sauver les siens.
C’est indicible et finalement impossible de reconnaître l’inacceptable.
Alors le silence l’enveloppe l’emporte loin de son présent.
L’auteur amorce son récit en trouvant un biais original car le sujet a été l’objet de multiples essais et romans etc. Ce qui est surprenant c’est la douceur qui se dégage de l’ensemble pour dire l’indicible, l’horreur sans jamais user ou abuser de scènes horribles.
Cela ne fait que concentrer l’attention du lecteur, ce silence est ressenti dans toute la splendeur d’un retentissement qui nous fracasse les oreilles, nous noient les yeux et va nous nouer le ventre jusqu’à la dernière ligne.
Dire avec force l’origine du silence, de la culpabilité qui se propage aux descendants.
Nous ne saurons jamais si Gustawa…
« Si jamais elle a été arrêtée, j’espère qu’elle a réussi à garder son châle. C’est tout. Juste ça : son châle en laine rose. Je demande que ça, mon Dieu en qui je n’ai jamais cru. Je demande que maman, si elle a été arrêtée, soit tombée sur un soldat allemand assez humain pour comprendre que ce châle en laine rose ne pouvait faire de mal à personne. »
Vincente est un corps errant, difracté de sa famille et de ses amis, un esprit exilé qui rejoint les siens dans le ghetto intérieur même s’il ne peut avoir qu’une vague idée des horreurs de la réalité.
L’auteur redonne la voix à son grand-père, c’est puissant, troublant et déchirant.
©Chantal Lafon
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