Citations de Scholastique Mukasonga (396)
Virginia ne pouvait plus, ne voulait plus dormir. Elle guettait les bruits, elle attendait avec angoisse le grincement du portail, le ronflement des moteurs, le crissement des pneus qui annonceraient l’irruption des tueurs. Il y aurait ensuite la violence des cris, des vociférations, le martèlement des chaussures cloutées dans l’escalier, l’affolement de la fuite…
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Mais il y avait d'autres histoires. Des histoires qui n'étaient pas les nôtres, qu'on ne racontait pas autour du feu. Des histoires qui étaient comme les mauvaises drogues que préparent les empoisonneurs, des histoires porteuses de haine, porteuses de mort. Les histoires que racontaient les blancs...Ils nous tendaient les miroirs déformants de leurs impostures et, au nom de leur science et de leur religion, nous n'avions plus qu'à nous reconnaitre dans le double maléfique surgi de leurs fantasmes…..
D'ailleurs ces mêmes savants avaient retrouvé les traces des Tutsi dans le monde entier : avec leurs immenses troupeaux, ces pasteurs invétérés avaient dévalé des hauts plateaux du Tibet, ils ne s'étaient pas attardés dans les plaines du Gange ou de l'Indus, mais avaient croisé au passage l'Exode des Hébreux et s'étaient, dans la pagaille des campements, quelque peu mêlés à eux. Ils avaient fréquenté l'entourage des pharaons, puis s'étaient retrouvés en Ethiopie, celle du Prêtre Jean, où ils avaient manqué de peu de devenir chrétiens. Finalement (et sans doute fallait--il-y-voir le doigt de la Providence) ils étaient arrivés au Rwanda, sur les montagnes de la lune, promus gardiens des sources du Nil, attendant que l'eau du baptême coule sur le front d'un Constantin hamite.
Le jour tant désiré de la remise du diplôme arriva enfin. J'allais vraiment le posséder, ce fameux papier, ce serait le mien, à mon nom, rien qu'à moi. (...)
Ce serait ma sauvegarde, mon sauf-conduit dans les périls de cette vie, mon véritable passeport : la seule preuve que, quelque part dans le monde, j'existais. (p. 47)
Lorsque je suis arrivé au Rwanda, cela fera bientôt quarante ans, on ne jurait que par les Tutsi, les évêques comme les Belges.
Il avait fallu changer de roi, mais on allait bientôt baptiser le nouveau, c'était le Constantin qu'on voulait.
Et puis les Belges et les évêques ont retourné leur veste, ils ne jurent que par les Hutu, les braves paysans démocrates.
Les padri parlaient eux aussi de la fin du monde mais, ajoutaient-ils, ce n’est pas pour demain, ni même pour après-demain. Personne n’en connaissait la date exacte. D’ailleurs, les padri n’étaient pas pressés, parce que avant que Jésus revienne il fallait d’abord qu’ils baptisent tout le monde, même les pauvres Noirs qu’on avait oubliés au fin fond des montagnes perdues de l’Afrique. Bien sûr, étant donné la sauvagerie dans laquelle ils les avaient trouvés, cela risquait de prendre beaucoup de temps pour les baptiser et plus encore pour les civiliser.
Beaucoup rechignaient. Surtout les femmes. Elles avaient toujours un champ de petits pois ou d’éleusine à sarcler, cela ne pouvait attendre, et puis il y avait le bébé qui était très malade, il ne supporterait pas d’être dans le dos, sous le soleil ou sous la pluie, toute une journée.
Il n'y a pas de meilleur lycée que le lycée Notre-Dame-du-Nil. Il n'y en a pas de plus haut non plus. 2 500 mètres, annoncent fièrement les professeurs blancs. 2 493, corrige soeur Lydwine, la professeur de géographie. "On est si près du ciel", murmure la mère supérieure en joignant les mains.
Alors j'ai pensé à ce que racontait la mère de Goretti: qu'autrefois les gorilles étaient des hommes. Moi, j'ai une autre histoire à proposer: c'est que les gorilles ont refusé d'être des hommes, ils étaient presque des hommes, mais ils ont préféré rester des singes dans leur forêt, tout en haut des volcans. Quand ils ont vu que d'autres singes comme eux étaient devenus humains, mais qu'ils étaient aussi devenus méchants, cruels, qu'ils passaient leur temps à s'entre-tuer, ils ont refusé de se faire hommes. C'est peut-être ça le péché originel dont parle tout le temps le père Herménégilde: quand les singes sont devenus des hommes!
Au Rwanda, toutes les activités humaines se déroulaient sous le portrait tutélaire du Président. Dans les plus humbles boutiques, le portrait du chef de l’État, rougi de poussière, veillait tout en haut de l’étagère où s’alignaient quelques sachets de sel, des allumettes et trois boîtes de lait Nido ; dans les plus sordides cabarets, il oscillait au-dessus des cruches de bière de banane et de l’unique casier de bouteilles de Primus.
Moi, j’ai une autre histoire à proposer : c’est que les gorilles ont refusé d’être des hommes, ils étaient presque des hommes, mais ils ont préféré rester des singes dans leur forêt, tout en haut des volcans. Quand ils ont vu que d’autres singes comme eux étaient devenus humains, mais qu’ils étaient aussi devenus méchants, cruels, qu’ils passaient leur temps à s’entre-tuer, ils ont refusé de se faire hommes.
Pour un Rwandais, même en exil, le mariage est une chose trop sérieuse : cela ne concerne que secondairement sa personne, cela met en jeu toute sa famille, et elle est nombreuse, tout son lignage. Mais ces exigences ne s'appliquent qu 'à la fille. Pour le garçon, seule compte sa situation matérielle. (p. 33)
La pluie, c'est celle qu'on attend, qu'on implore, celle qui décidera de la disette ou de l'abondance, qui sera le bon présage d'un mariage fécond, la première pluie au bout de la saison sèche qui fait danser les enfants qui tendent leurs visages vers le ciel pour accueillir les grosses gouttes tant désirées, la pluie impudique qui met à nu, sous leur pagne mouillé, les formes indécises des toutes jeunes filles, la Maîtresse violente, vétilleuse, capricieuse, celle qui crépite sur tous les toits de tôles, ......, celle qui a jeté son filet sur le lac, a effacé la démesure des volcans, qui règne sur les immenses forêts du Congo, qui sont les entrailles d'Afrique, la Pluie, la Pluie sans fin, jusqu'à l'océan qui l'engendre.
...Les Blancs, ils parlent tout le temps de ce qu'ils mangent, de ce qu'ils ont mangé, de ce qu'ils vont manger.
Les rives du lac sont tout encombrées de roseaux et de papyrus sauf là où on va chercher de l'eau et où on fait la lessive. Il faut tout de même faire attention : si un vieux tronc d'arbre échoué sur le sable se met à bouger, c'est un crocodile.
A chaque fin de mois, c’était jour de paye à Nyaminombe. Le 30, un jour périlleux. Périlleux pour les comptables exposés aux réclamations le plus souvent violentes des salariés. Périlleux pour les journaliers qui savaient que, ce jour là, le 30, le seul jour dont elle connaissait la date, leur femme n'était pas au champ mais les attendait sur le seuil de la case pour recueillir les billets que leur tendait leur époux, vérifier le compte, attacher la maigre liasse avec une ficelle de bananier, la glisser dans une petite cruche qu'elle dissimulerait sous la paille au chevet du lit. Le 30, c'était le jour de toutes les querelles, de toutes les violences.
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La construction du lycée fut un spectacle qu'on n'est pas près d'oublier à Nyaminombe. Pour n'en rien manquer, les hommes toujours oisifs délaissaient les cruches de bière du cabaret, les femmes quittaient plus tôt leur champ de petits pois et d'éleusine, au battement du tambour qui annonçait la fin de la classe, les enfants de l'école de la mission couraient et bousculaient la petite foule qui regardait et commentait les travaux pour être au premier rang. Les plus hardis avaient d'ailleurs déserté l'école pour guetter le long de la piste le nuage de poussière qui annonçait l'arrivée des camions. Dès que le convoi parvenait à leur hauteur, ils couraient derrière les véhicules et tentaient de s'y agripper. Certains y réussissaient, d'autres retombaient sur la piste manquant de peu de se faire écraser par le camion suivant. Les chauffeurs hurlaient en vain pour essayer de chasser l'essaim des imprudents. Quelques-uns stoppaient leur véhicule, en descendaient, les écoliers prenaient la fuite, le camion redémarrait, le jeu recommençait. Dans les champs, les femmes levaient leur houe vers le ciel en signe d'impuissance et de désespoir.
"Les fleurs, c'est pour la guerre. Nous autres, les rwandais, on nous a dit : on doit faire des efforts pour la guerre, la guerre des Belges, la guerre des Anglais, la guerre des Allemands, la guerre de tous les Blancs. Ces fleurs, c'est des médicaments pour les soldats qui font la guerre. Ca tue les moustiques qui les attaquent, qui donnent la malaria. Il faut beaucoup de fleurs. L'administrateur l'a dit au chef, le chef me l'a dit : c'est pour ça qu'il me faut vos enfants, a dit le colon blanc, c'est ce qu'il faut pour cueillir les petites fleurs."
Les mères qui cultivent avec leur bébé dans le dos ont, elles aussi, besoin de tiges sèches de sorgho. Quand le bébé devient trop lourd, il faut le déposer sous un abri que la maman construit au bord du champ. Avec les tiges, elle fait la charpente qu'elle recouvre d'herbes fraîches.
Elle tapisse soigneusement l'intérieur avec des feuilles de bananiers puis elle dresse un petit berceau surélevé, hors d'atteinte des serpents. Elle peut retourner à son champ, le bébé est bien à l'abri du soleil et de l'oeil perçant des rapaces qui guettent leur proie du haut du ciel.
Peut-être les autorité hutu, placées par les Belges et l'Eglise à la tête du Rwanda nouvellement indépendant, espéraient-elles que les Tutsi de Nyamata seraient peu à peu décimés par la maladie du sommeil et la famine. La région où on avait choisi de les déplacer, le Bugesera, paraissait en tout cas assez inhospitalière pour rendre plus qu'incertaine la survie des "exilés de l'intérieur". Ils survécurent pourtant pour la plupart. Leur courage, leur solidarité leur permirent d'affronter la brousse hostile, de mettre en culture un premier lopin de terre qui, s'il ne leur épargnait pas tout à fait la disette, suffisait au moins pour ne pas mourir de faim. Et peu à peu, les cases de fortune des déplacés devinrent des villages - Gitwe, Gitagata, Cyohoha - où l'on s'efforçait de rejouer un faux-semblant de quotidien qui ne parvenait guère à atténuer la souffrance lancinante de l'exil.
Évidemment, je veux avoir des enfants comme les autres. Mais je veux des enfants qui ne soient ni hutu, ni Tutsi. Ni à moitié hutu, ni à moitié Tutsi. Je veux qu'ils soient mes enfants, c'est tout.