Citations de Sébastien Japrisot (388)
Et elle se dit que si le fil ne la ramène pas à son amant, tant pis, c'est pas grave, elle pourra toujours se pendre avec.
Elle en avait dix-sept quand on lui a dit qu'il était perdu. Elle a pleuré beaucoup, parce que le désespoir est femme, mais pas plus qu'il n'en fallait, parce que l'obstination l'est aussi.
incipit :
Il était une fois cinq soldats français qui faisaient la guerre, parce que les choses sont ainsi.
"Mathilde ne sait si Manech l'entendait, dans le brouhaha de son enfance, dans le fracas des grandes vagues où elle plongeait à douze ans, à quinze ans, suspendue à lui. Elle en avait seize quand ils ont fait l'amour pour la première fois, un après-midi d'avril, et se sont juré de se marier à son retour de la guerre. Elle en avait dix-sept quand on lui a dit qu'il était perdu. Elle a pleuré beaucoup, parce que le désespoir est femme, mais pas plus qu'il n'en fallait, parce que l'obstination l'est aussi. Il restait ce fil, rafistolé avec n'importe quoi aux endroits où il craquait, qui serpentait au long de tous les boyaux, de tous les hivers, en haut, en bas de la tranchée, à travers toutes les lignes, jusqu'à l'obscur capitaine pour y porter des ordres criminels. Mathilde l'a saisi. Elle le tient encore. Il la guide dans le labyrinthe d'où Manech n'est pas revenu. Quand il est rompu, elle le renoue. Jamais elle ne se décourage. Plus le temps passe, plus sa confiance s'affermit et son attention. Et puis, Mathilde est d'heureuse nature. Elle se dit que si ce fil ne la ramène pas à son amant, tant pis, c'est pas grave, elle pourra toujours se pendre avec."
Je sais ce qu’on va me dire, on me l’a dit un million de fois et répété : qu’il faut se méfier des gens bêtes encore plus que des gens méchants.
Parce que c'est pareil partout, d'aimer, c'est pareil pour tout le monde, ça fait le même bien, le même mal.
La première phrase qu'elle entend de lui, c'est terrible, il lui demande :
"Tu peux pas marcher ?"
En vraie femme, elle s'est parée du mieux qu'elle a pu, en blanc pour faire fraîche, un peu de rouge aux lèvres pour la circonstance, les sourcils faits, les dents éclatantes, mais surtout pas de noir pour allonger les cils, elle sait ce que ça donne quand on craque.
[...] Quand Juliette Desrochelles et Sylvain se retirent, Mathilde est à vingt pas de lui. Il a les cheveux noirs, tout bouclés. Il lui paraît plus grand qu'elle ne s'en souvenait. Il est devant une toile, sous un appentis. Elle a bien fait de ne pas se mettre du noir sur les cils.
Et pourtant, Kléber m'a dit, plus tard, ce que je devais croire : qu'on prend ce qui vient, au moment où ça vient, qu'on ne lutte ni contre la guerre, ni contre la vie, ni contre la mort, on fait semblant, que le seul maître du monde, c'est le temps.
Les secrets sont d'autant moins lourds et moins encombrants qu'on les ignore.
J'ai allumé l'intérieur de la voiture pour voir son visage. Elle a eu un recul, parce qu'elle ne s'y attendait pas. C'était un visage défait mais merveilleux, un visage d'après pluie. Le rimmel, le rouge à lèvres, tout était parti. Il ne restait que la douceur, et un peu de chagrin ou de crainte ou de Dieu sait quoi au bord des lèvres, mais la douceur était terrible, elle était comme un entêtement de gosse au fond du regard.
Je n ai rien à regretter puisque je vis.
Il suffit de regarder les hommes pour savoir quel es chats, les chiens et même Pois-Chiche ont plus de cervelles et plus de coeur.
Le 1er janvier 1921, dans un an et quatre, elle sera majeure.
On verra bien qui, d'elle ou du monde, cédera d'abord.
Comment disait-on quand j'étais petite ? Clairs mes cheveux, sombres mes yeux, noire mon âme, froid le canon de mon fusil.
- Elle n'a rien remarqué de spécial durant le voyage ?
- Rien. Elle dit qu'elle ne nous sera d'aucune utilité. Elle est montée dans le train, elle s'est couchée, elle a dormi, elle est descendue du train et sa belle mère l'attendait. C'est tout. Elle ne connaît personne, n'a rien remarqué.
- Elle est gourde ?
Au soir, dans son lit, Mathilde rêve que son petit pêcheur la promène sur le chemin du lac dans la forêt et dans les rues de Cap-Breton, et les dames sur leur porte disent : "Qu'ils sont beaux, tous les deux, regardez cette amitié infectible!"
Quand elle saura, par Maman, qu'infectible n'existe pas, elle sera très déçue, elle fera dire aux dames : "Regardez cette amitié infectieuse", et, plus tard "Cet amour infecté."
- Je veux que tu m'expliques maintenant. Il y a des semaines qu'on me dit : 'Plus tard !'. Hier soir, tu prétendais que je n'aimais pas ma tante. Dis-moi pourquoi.
- Parce qu'elle n'était pas aimable.
- Avec moi ?
- Avec personne.
- Si elle m'a prise avec elle à treize ans, elle devait bien m'aimer.
- Je n'ai pas dit qu'elle ne t'aimait pas. Et puis, ça la flattait. Tu ne peux pas comprendre. Aimer, pas aimer, tu juges tout ainsi.
Les jours qui suivirent, je fus quelqu'un qu'on déplace, qu'on alimente, qu'on roule dans les couloirs qui répond oui en fermant les yeux une fois, non deux fois, qui ne veut pas crier, qui hurle quand on refait ses pansements, qui essaie de faire sortir par ses yeux les questions qui l'oppressent, qui ne peut ni parler, ni bouger, une bête dont on nettoie le corps avec des crèmes, l'esprit avec les piqûres, une chose sans mains, sans visage : personne.
Il paraissait soudain plus grand et plus fort, et lorsqu'elle osa murmurer - oh! si faiblement, et l'étrangeté de sa voix, alors! - "qu'il était fou", il éclata d'un rire qu'elle ne lui connaissait pas, les yeux empreints d'une féroce assurance.
- Fou? dit-il. Cette blague! C'est avant que j'étais fou!!
Riant et riant, il continua d'arpenter la pièce, son visage levé vers le plafond.
Ensuite, il y eu des cris, beaucoup de cris. Les domestiques devaient les entendre de l'office.
- Cette gourde, cette mocheté? criait Lady Folley, debout. Mais pourquoi? Pourquoi?
Et lui, plus haut qu'elle :
- Pourquoi? Pour ne plus te voir, n'est-ce pas assez? Pour respirer! Pour vivre!
Elle le gifla. C'était la première fois depuis son enfance.