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Citations de Serge Quadruppani (104)


– Qu’est-ce qu’il m’a fait de bon, mon petit mari ? lança-t-elle en direction d’une porte entrouverte d’où arrivaient des senteurs.
– Coda alla vacinara, dit le petit mari en surgissant sur le seuil. Et gnocchi à la romaine, ajouta-t-il en essuyant ses mains de pianiste sur le tablier protégeant sa chemise blanche et son pantalon de lin.
Il lui tendit les lèvres. Il n’était pas si petit, le mari, car elle dut se mettre sur la pointe des pieds pour caresser les cheveux blancs coupés court, la joue rugueuse et la grosse boucle d’or à l’oreille gauche.
– Spécialement pour toi, j’ai oublié le céleri et j’ai mis double ration d’ail, ajouta-t-il en lui prenant les fesses à pleines mains. Et le bœuf m’a cédé un bout de joue, en plus de sa queue.
– Tu veux vraiment me transformer en grosse vache imbaisable, protesta Simona en s’écartant pour lui sourire.
– Tu vas voir tout à l’heure si t’es imbaisable… attends, faut que je baisse le feu.
Il lui tourna le dos pour saisir une cuillère en bois et s’affairer au-dessus d’une marmite de cuivre. La cuisinière, vaste meuble aux parois carrelées, au plateau combinant la cuisson au gaz et la vitrocéramique, occupait le centre d’une pièce aussi grande que le salon.
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Le procureur général de la DNA, qui était revenu après s’être fait photographier au début de la conférence de presse du ministre, se leva en flattant sa cravate bleu pétrole :
– Bianchi a raison. Pour l’instant, je lui laisse le soin de superviser l’enquête de la dottoressa Tavianello, dont nous connaissons les qualités professionnelles. Tous les services, y compris le lieutenant Licata et ses hommes, seront à sa disposition. Comme l’a dit le ministre, nous comptons sur votre collaboration à tous, carabiniers et services d’information compris. Demain à 14 heures, nous ferons un premier bilan. Inutile de vous dire qu’on attend des résultats.
Le lieutenant Licata tarda un peu à se mettre debout. La commissaire lui adressa un sourire qu’elle voulait amical, mais, craignant qu’il y voie de la moquerie pour le rôle secondaire auquel on l’assignait, elle reprit aussitôt une expression neutre. Celle du patron des services d’information était toujours aussi peu déchiffrable.
On échangea des poignées de main.
Et seul un narrateur omniscient, mal venu dans une époque postmoderne, aurait pu nous faire savoir qu’en serrant dans sa grande main énergique et manucurée les cinq doigts dodus de la commissaire, Febbraro pensa « Sale pouffiasse rouge, on va te niquer la gueule », tandis que Simona songeait « Fasciste de merde, tu crois que je ne te vois pas venir ? ».
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Autour de la table où se tenaient d’ordinaire les réunions du conseil d’administration des thermes de Saturnia, il y avait une douzaine d’hommes et trois femmes. Une seule, la commissaire, était assise.
– C’est qui, la petite grosse à cheveux blancs ? s’enquit Febbraro à l’oreille du patron de l’Agence d’information et de sécurité intérieure. On me l’a présentée, mais j’ai déjà oublié.
– Commissaire principale Simona Tavianello, elle est cul et chemise avec le proc Bianchi. Une chieuse de première.
– C’est elle qui va mener l’enquête ?
– Je le crains.
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Il se laissa faire, montrant par là qu'il appartenait à cette population d'animaux de plus en plus nombreux qui, de guerre lasse sans doute, ont concédé aux humains le droit de les traiter en peluches vivantes.
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- Je veux dire, avança Gérard, qu’une affaire comme l’assassinat de ce Gutteriez, c’est sûr qu’il y a un tas de trafics dessous, on le sait bien. Ils vont sûrement arrêter des types, y ‘aura peut-être deux ou trois politiciens ripoux qui vont tomber. Mais ceux qui tirent les ficelles, on les arrête jamais. Le dessous des cartes, toi et moi, et les gens comme nous, on pourra jamais le connaître. On est nés dans le panier des cons, je te dis.
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Au moment du coucher, même Manga, le seul être vivant que je laisse accéder à l'étage, n'a pas le droit de franchir le seuil de ma chambre.
Je ne me déshabille jamais sous le regard des chats.
Ce qu'il y a dans l'oeil de ces animaux de compagnie, de ces félins entrés en douce dans la vie des humains voilà quelques millénaires, je ne l'ai jamais vu ailleurs.
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Prendre le contrepied des discours dominants a toujours été le réflexe conditionné de la critique anticapitaliste radicale (…). Conditionnés par une opposition séculaire aux mensonges du stalinisme et des démocraties parlementaires, qui dominaient l’opinion publique, nous avions facilement tendance, face à ce qui était généralement admis, à le remettre en doute. Or ce qui est généralement admis n’est pas toujours faux : nous aurions dû garder en tête cette vérité première avant de nous attaquer aux représentations dominantes des camps de concentration, comme d’ailleurs à celles de la sexualité.
Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l’ultragauche, pp.147-148.
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Qu'est-ce qui me prouvait que Robert et lui n'avaient pas réussi à échanger trente mille francs contre environ cent vingt mille que je leur avais aimablement fournis ?
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Amis français, ne vous vexez pas si une Sicilienne se permet ce genre de remarque : nos politiciens à nous sont aussi menteurs que les vôtres mais la différence est que personne, ni leurs d électeurs, ni leurs opposants, ne les croit. Personne en Sicile, où on votait massivement pour la Démocratie chrétienne n'a pris ce parti au sérieux quand il a soutenu que la mafia n'existait pas, et pas un des partisans de Berlusconi n'a cru à ses protestations d'honnêteté, sa corruption étant même une raison de l'élire. (page 165)
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Je m’aperçois que pour en arriver à expliquer ce moment où, par un automatisme que m’a enseigné Olga, j’ai repéré sur le cou de Guillaume Lepreneur l’endroit où bat la carotide, il me faudra parler d’Olga, bien sûr, mais avant, d’Isabelle et aussi de Sonia : il y a sûrement des conclusions à tirer du fait que des femmes forment les chaînons reliant le bandit manqué au traducteur installé en passant par l’écrivain dont on redécouvrira un jour l’œuvre trop négligée en son temps (après que la clameur provoquée par le fait divers qui a marqué la fin de sa vie sera retombée). Ai-je été le jouet d’ingouvernables passions amoureuses réorientant ma vie à chaque nouvelle rencontre, ou bien un manipulateur qui a su trop bien tirer parti des attachements féminins que lui gagnèrent ses authenticités successives ? Rien ne dit que la postérité tranchera la question avec la radicalité d’une lame entrant dans une artère, il est bien possible que la chose demeure d’autant plus indécidable que tout le monde, le soussigné compris, s’en tape.
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Après ma sortie en avril 1977, j’ai un moment pensé à raconter cette histoire dans Quetzal à l’appui de développements sur les démocraties protestantes, leurs capacités à neutraliser les conflits et leur disponibilité à la transparence totalitaire. Mais d’autres intérêts m’appelaient. J’avais rencontré Isabelle et décidé d’aller voir Nicotra en prison.
À ces deux éléments qui allaient orienter ma vie s’en ajouta un troisième : je n’avais pas aimé la sensation d’enfoncer du métal dans la chair d’un autre et je me promis d’éviter de toutes mes forces de l’éprouver à nouveau. Après le chapitre amstellodamois, j’ai décidé que je n’étais guère doué pour la dléinquance et j’ai peu à peu orienté mes activités vers des secteurs plus avouables. En lisant les mémoires de Vidocq, je découvris que dans l’argot des bandits de son temps, le faussaire était dénommé « homme de lettres ». Je pris ça comme un présage et connus bientôt le confort de savoir quoi répondre quand on me demandait ma profession. Isabelle m’encouragea dans cette voie, je devins écrivain de polar et, plus tard, grâce à Sonia, traducteur, sans renoncer le moins du monde à mes mauvaises fréquentations.
C’est ainsi qu’au début du XXIe siècle, alors que ma mue sociale était déjà bien entamée, je me suis retrouvé embringué dans des querelles à l’intérieur du milieu ultra-gauche anarcho-autonome parisien, déchiré par un désaccord stratégique fondamental entre les casseurs de vitrines et les brûleurs de poubelles. Comme je me moquais également de tous, les uns et les autres proclamaient partout leur résolution à me frapper si je croisais leur route. Durant quelques mois, je me suis donc déplacé dans la capitale avec un tournevis en poche mais quand j’ai croisé l’un de ces joyeux drilles, je me suis contenté d’échanger des injures avec lui et, malgré l’envie que j’avais de le lui enfoncer dans la narine (qu’il avait particulièrement dilatée, comme un aveu d’envie d’être pénétré sabotant le regard perçant et très viril à la mode dans ces milieux), le tournevis est resté où il était. Pendant les décennies qui ont suivi, hormis quelques rares jets de projectiles trop légers pour faire mal en direction des forces de l’ordre, le piquage de la cuisse de Désiré Venetiaan est donc resté le seul acte de violence aux dépens d’autrui que j’aie jamais commis.
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Dans le Limousin, et ailleurs sans doute aussi, on dit des chats et des chiens que ce sont « des bêtes à chagrin ».
Pendant quinze ans, j’ai vécu avec Rétive, une chatte qui était la mère de tous les chats de tous mes romans. Comme beaucoup de mes contemporains, je m’éveillais souvent vers quatre heures du matin pour ressasser l’argent qui manque, l’amour qui ment, l’amitié qui trahit et l’absence de sens de tout ça et qu’en plus d’être insensé, tout ça, ça va finir car c’est la vie, la vie ça finit toujours mal et puis, en ce point précis de la nuit où je sentais un grand vide dans ma poitrine, Rétive me sautait sur le torse, elle ronronnait dans mon oreille, me léchait le menton, me mordillait le lobe et s’endormait sur mon plexus, et je me rassoupissais au chaud dans son sommeil de chat.
Un seul nuage pesait sur nous, mais il était bien noir : j’étais obsédé par l’unique différence, insurmontable, entre Rétive et moi. Celle de « l’espérance de vie ».
Pendant quinze ans, il ne s’est pas passé une semaine sans que j’aie peur que Rétive meure, et cette peur prenait la forme d’une toujours très vive représentation : je la découvrais au fond du jardin ou au pied du lit ou dans le bois voisin et mon imagination se mobilisait pour éprouver la sensation de son corps mou dans mes mains ou alors déjà raide, et l’ampleur de mon chagrin, les sanglots des premiers moments et le vide sans fin de la suite. Pendant quinze ans je me suis dit que c’était là une manière de conjurer un malheur qui n’arriverait peut-être pas avant vingt-cinq années et que peut-être je ne serais plus là pour le ressentir – et je le souhaitais avec sincérité.
Je me disais d’ailleurs la même chose quand j’imaginais aussi, parfois, avant de refouler ça bien plus vite et bien plus loin, la mort d’un être humain aimé. Je détestais la complaisance dans le tableau que je m’en faisais, la nouvelle apprise au téléphone, ou la longue souffrance médicalisée, ou l’accident atroce et bête. Je m’excusais aussi, en mettant cela sur le compte de l’angoisse, peut-être même de ma propre mort. À la fin, je m’abandonnais à une sorte de croyance obscure, jamais vraiment raisonnée : si j’y pensais tant, cela montrait bien que la mort de l’être aimé n’était et ne serait jamais que du fantasme.
Et puis, au bout de quinze ans, Rétive est morte.

Non, il n’y a pas maldonne. Vous n’êtes pas en train de lire les premières phrases d’une autofiction à la française tendance cause animale, mais bien le début d’un polar, et qu’il coïncide avec le récit de ce qui s’annonce comme les derniers temps de ma vie ne devrait pas vous gêner pour vivre par procuration des aventures palpitantes. Je n’écris pas pour vous déranger, bien calé que vous êtes dans votre fauteuil et votre vie à vous. Car vous pouvez certes partager, avec une intensité qui vous est propre, le genre d’angoisse que j’énonce ici en introduction, mais il est peu vraisemblable que vous ayez autant que moi des raisons de craindre, depuis tant d’années, la catastrophe. Car là, oui, quelque part très loin au temps de ma jeunesse, il y a eu, salement, méchamment, maldonne.
Et j’ai toujours sur que, même si je n’étais pas coupable de cette mauvaise répartition des cartes qui m’a si bien réussi, je la paierais.
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Christian Meynandier ne l’écoute manifestement pas. Son regard s’est égaré dans la salle. Les autres tables sont occupées exclusivement par des membres de cette partie de la classe moyenne britannique fervente adepte de la libre entreprise et convaincue par le Financial Times que le Limousin est, après le Périgord déjà conquis, la nouvelle terre de toutes les promesses immobilières. Acheter, retaper, revendre, créer des B&B pour ceux qui viennent acheter et revendre, et des B&B pour ceux qui veulent créer des B&B et à quel moment revendre avant que n’éclate la bulle des B&B, tels sont les principaux sujets de conversation.
Mais voilà que la prunelle gris-bleu de Meynandier s’immobilise puis se contracte, captée par une flamme rousse à la table voisine : la chevelure d’une femme assise avec trois hommes, et qui rit tandis qu’ils tirent la gueule.
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Bardonecchia, dernière gare piémontaise avant la frontière française. L’exceptionnel redoux qui depuis une semaine a effacé la neige des rues et dépeuplé les hôtels à skieurs persiste. On est fin janvier, l’allongement des jours s’affirme et, à 8 h 10, le monde apparaît en pleine lumière, tel qu’il est quand les humains n’y sont pas. Sous le ciel froid, entre les murailles noires des pentes presque à pic, pèse la tristesse irrémédiable des lieux si hauts qu’on ne peut plus en redescendre.
La placette devant la gare est déserte. Arrivé sur le tortillard de Turin, Pierre Dhiboun s’y est retrouvé seul en quelques minutes, après la dispersion en divers véhicules de la demi-douzaine de personnes descendues du même convoi. Très mince, très grand, en jean, T-shirt noir et blouson de cuir, d’une sveltesse soulignée par sa pose : jambes légèrement écartées, doigts de la main droite retenant les lanières qui lui scient le trapèze, Dhiboun maintient contre son dos un sac de sport chic et cher. Il consulte sa montre puis examine les lieux, la chaussée déserte, les volets clos des édifices qui la bordent, l’abribus couvert de faire-part de décès. Son regard s’arrête sur un bâtiment à un étage, dont les murs extérieurs plaqués de bardeaux vernis s’ornent de marmites anciennes suspendues à des chaînes, ripolinées de noir et remplies de fleurs fades. « Taverna della Stazione », annonce l’enseigne. En avançant, Dhiboun scrute l’étroite vitrine derrière laquelle il ne peut voir un sexagénaire grisonnant qui, tout en saisissant un cappuccino posé à côté de lui, a levé les yeux de l’écran d’un ordinateur portable et maintenant le regarde venir.
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La jeune femme aux longs cheveux noirs et au bassin assuré arriva sur la Place par le côté ouest, au bas de la pente de la rue Jourdain. Elle passa devant l’un des bunkers à excréments qu’un entrepreneur lyonnais répand sur l’Europe et s’arrêta, interpellée par la fine équipe des SDF. Autour du même banc s’agglutinaient Momo, grand, svelte et digne, Lucette, sa dulcinée maigrichonne et pelée, le jeune Jean-Luc, en tricot révélant ses biceps tatoués, Bernard le Chinois qui observait la Place à travers ses lunettes à quadruple foyer et ne parlait qu’à son bâtard de berger allemand, Tania, aussi large que haute, le tif court et toujours en colère, et Gégé, le seul de la bande qui, avec sa barbe rebiquante et sa casquette, ressemblait à un classique clochard. L’interpellée s’avança jusqu’au banc et tendit une pièce à Momo.
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Après 20 heures, le supermarché offre un sirop musical xylophoné, spécialement conçu pour des clients peu nombreux mais dotés d’un fort pouvoir d’achat. Dans les nocturnes du Super 7 de la porte de Bagnolet, parmi les cravatés ivres d’heures sup’ en transit entre l’écran de leur ordinateur et celui de la télé, les occupés de leurs corps en survêt’ multicolores au sortir de la danse, de l’aïkido ou du stretching, les funèbres fêtards sous perfusion d’alcool, au milieu des abonnés absents chez qui l’emballage déclenche le réflexe de préhension qui remplit le caddy sans provoquer d’activité cérébrale, Juliette trouvait l’anesthésie qu’elle cherchait.
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Les airs héroïques qui déferlaient des hauts-parleurs kurdes staliniens bousculaient les slogans mégaphonés des groupuscules, et dans le pathos grandiose des chants de la steppe et des montagnes, les mots d’ordre raisonneurs des pacifistes, des laïcs et des libres penseurs étaient emportés comme des dépouilles aux selles des cavaliers de la Horde d’or. Léon passa devant les paroisses trotskistes où la persistance de l’ouvriérisme se mesurait à la longueur des blousons de cuir, il longea les banderoles rouges et noires de la CNT, syndicat de joyeux drilles qui paraissaient bien capables d’empêcher le coup de force de Franco, aperçut la Fédération anarchiste et ses importantes délégations du troisième âge, croisa des bandes d’étudiants accoutrés comme pour un bizutage avec signe de la paix sur la face, masque à gaz ou slogans dramatiques dans le dos, et contourna des créatifs qui diffusaient des affiches susceptibles d’élever le niveau de conscience des personnels de MJC.
Un attroupement plus serré, nimbé du halo des spots et hérissé de micros, signalait la présence des organisateurs. Collier de barbe et regard traqué derrière ses lunettes, un porte-parole, après avoir expliqué que les gens étaient démobilisés par le travestissement de la guerre en jeu vidéo, que le cortège n’était pas autorisé à sortir de la place, et que le président de la République n’avait pas reçu la délégation, concluait que la manifestation était néanmoins un succès. « La véritable guerre, celle qui tue, va réapparaître, ajouta-t-il, et alors, nous serons une foule, une marée… ».
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– Mon nom ne vous dit peut-être rien, bien qu’on ait parlé de moi à plusieurs reprises dans des journaux…
– Je lis pas beaucoup les journaux…
– Pendant douze ans, j’ai servi dans des unités antiterroristes, et remporté quelques succès spectaculaires. Quand j’ai quitté mon corps, on a donné des raisons psychiatriques à mon départ : on a prétendu que je me prenais pour un Indien. La réalité est que j’étais en désaccord avec mes chefs sur la manière de conduire certaines missions. Ils auraient bien voulu me voir disparaître dans un accident, mais ils savaient que je n’étais pas parti sans biscuit. J’avais des documents qui auraient été automatiquement rendus publics après ma mort… Mais je me suis assez vite rendu compte que les dossiers secrets, ça vieillit mal. Une affaire scandaleuse aujourd’hui ne sera plus qu’un pétard mouillé deux ans plus tard. Regardez l’Irangate : des révélations qui auraient, sur le moment, fait trembler le sommet de l’Etat n’attirent plus que des ennuis bénins à quelques comparses. J’ai des bandes vidéo sur la manière dont ont été conduites les tractations sur les otages français au Liban, en 86-88. Mais maintenant, qui s’intéresse encore à ces vieilles histoires ? Alors, je suis entré dans une spirale inflationniste : je dois renouveler de plus en plus vite mon stock de secrets, si je veux survivre…
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À quinze heures, quai de la Rapée, aux dix-huitième étage d’un immeuble de verre, on est assis autour d’une longue table. Les messieurs ont la mine de celui qui doit dynamiser sa branche, gérer efficacement des ressources humaines, animer et coordonner une structure de mission chargée du suivi, optimiser le redéploiement d’entreprises au premier plan de leur secteur. On sent bien que celui-ci est autonome de tempérament, très relationnel et très communicant, que celui-là a une ouverture d’esprit, un sens du contact alliés à une forte puissance de travail, que ce troisième, passionné, a un sens aigu de l’organisation et du concret, que ce quatrième a un profil des plus pointus. Les dames sont à l’unisson, avec ce brin de féminité qui est un plus. L’une d’elles se lève et prend la parole :
– Nous sommes réunis pour prendre connaissance de l’audit de sécurité sur nos locaux accessibles au public, destiné à prévenir premièrement le développement de nouvelles formes de criminalité, deuxièmement les nouveaux risques générés par la guerre du Golfe. Même si ce rappel vous semble inutile, permettez-moi, en tant que présidente de séance, d’insister sur la confidentialité de nos travaux. Leurs conclusions seront strictement réservées aux directions générales. Y a-t-il des remarques préliminaires ?
Après un bref silence, la présidente annonça :
– Puisqu’il n’y a pas de questions, nous allons tout de suite écouter le rapport de notre consultant.
Elle appuya sur un bouton. – M. Krachevski, annonça-t-elle tandis que la porte s’ouvrait sur un homme portant costume d’alpaga, cravate prune et loden vert tyrolien.
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C : Dans le métro parisien, quand on quitte une rame suante pour foncer vers l’escalier mécanique, quand, au bout d’une trajectoire calculée pour éviter le gros de la foule, on agrippe le premier la rampe de caoutchouc dur, la montée irrésistible et lente des marches d’acier strié dénoue doucement l’angoisse de tant de regards torves et vides, jusqu’à la délivrance finale de l’air libre.
Mais pas à Château-Rouge. La décompression n’y opère pas. Non que le mépris ordinaire des choses pour les hommes y soit plus intense. Comme dans n’importe quelle station de métro parisien, les sièges y sont disposés de manière à empêcher les pauvres de s’y étendre et comme partout les panneaux de pub penchent vers l’usager leur sollicitude courbe. Les flaques, les taches et les traces n’y sont en fin de journée pas plus nombreuses qu’ailleurs. Tout au plus peut-on deviner, à voir les quais privés de télé, que la rame dégorge surtout de la catégorie défavorisée. En fait, ce qui empêche de mieux respirer quand on émerge au ras du trottoir à la station Château-Rouge, c’est qu’en haut ou en bas, c’est pareil. Même cohue, même odeur besogneuse et surie. Même merde.
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