Citations de Shumona Sinha (85)
Chaque jour vécu est un compromis. Survivre grâce aux gens insignifiants, aux miettes des choses. C'est une façon de bluffer mon destin. arracher encore une journée et la modeler à ma guise. c'est une tentative de déplacer une pierre sur le chemin. D'avoir l'impression de ne pas vivre en vain. (p. 186)
J'ai toujours pensé qu'il existe un genre d'homme qui sont capables d'écraser les papillons dans leurs mains pour en extraire des couleurs. Je ne sais pas de quelle couleur est leur âme ou s'ils croient seulement en l'existence de l'âme , cette chose si volatile, si fragile. (p. 101)
Etre intellectuel sans avoir la fortune était comme être figurant hors du tableau, suspendu dans le vide sans toile derrière lui. (p. 127)
Tania reconnaîtra-t-elle le pays dont elle est tombée amoureuse ? Qu'estce qui restera en elle de ses lectures d'enfance, de jeunesse ? Est-ce qu'elle nous pardonnera d'avoir échoué ? Il y a des amours que rien ne peut déraciner. Car sans ces amours-là l'homme ne vaut plus rien. Sans ces amours-là l'homme n'a pas d'image glorieuse de lui-même. (p. 192)
Nous sommes restées seules à la maison, les trois soeurs, qui n'avions pas le droit d'entrer à l'université à cause de notre père indigne, ancien propriétaire d'un bien privé. (p. 117)
Le pouvoir des mots est sans limites, sans faille, il s'impose aux choses, aux faits, à nos idées et à nos sentiments. Mais parfois les mots sont là pour mieux faire entendre le silence, l'encercler comme une petite margelle entoure un puits. Dans cet espace limité le silence devient infini, insondable. (p. 13)
Lui manquaient les proches, hommes, femmes, enfants, chiens, chats, poussettes, voitures, la famille, le pouvoir du clan.
( p.72)
Son regard rempli d'encre, rempli de chagrin me hante. J'essaie de deviner s'il [père de la narratrice ] a souffert du mal de son corps jusqu'au dernier moment, s'il a souffert à l'idée de devoir nous quitter, s'il a pensé à moi, s'il a souffert de mourir sans me voir. S'il aurait souffert de se voir soumis à ces rites religieux qu'il a rejetés toute sa vie. (p. 11)
Je suis devenue orpheline de mon père, mais aussi du monde littéraire d'où je me suis sentie bannie pour le restant de ma vie. Je ne lui pardonnais pas de nous avoir abandonnées, d'être tombé malade, d'avoir été fou toute sa vie, d'avoir couru derrière des chimères, d'avoir été à la fois si puissant et si vulnérable. (p. 119)
Depuis la chute de l'URSS les ponts étaient démolis autour du Bengale. Mais tel un train aux freins cassés lancé à pleine vitesse, le Parti continuait à foncer droit devant lui. Au lieu de la fraternité entre les travailleurs du monde, les militants communistes de Calcutta se montrèrent préoccupés par les enjeux locaux. (p. 72)
Tous les débuts sont vrais, insensées sont les fins. Personne ne pourrait croire que les livres si gais, si enchanteurs que publiait mon père cachaient une telle détresse, que chacune de leurs pages avait été arrachée des griffes de la censure. Personne ne pourrait croire aujourd'hui qu'un pays voulait se construire en éliminant systématiquement ses hommes et leur pensée.
(p. 100)
La fille aînée (de Korneî Tchoukovski) Lydia et moi sommes devenues amies. Elle était auteure, elle aussi, et surtout secrétaire d’Anna Akhmatova. Nous nous retrouvions de temps en temps, ressassions le passé. Nous ne l’avons pas vécu ensemble, mais nous étions les fragments de la même matrice massive. Nous avions le sentiment d’avoir été témoins de quelque chose de grand, créé par nous-mêmes et qui nous avait pourtant dépassé. Je ne pouvais croire que nous étions tous des éléments disparates, disloqués. Nous étions cueillis par la main terrible et géante de l’Histoire, unis à jamais.
Nous ne sommes pas orphelins seulement de nos parents morts, nous pouvons aussi l'être d'une ville, d'un pays, d'un rêve qui nous a jadis éblouis. (p. 120)
Esha n'osa pas dire à Marie, comme elle n'osait pas le dire à sa mère, ni même se l'avouer, qu'elle ne comprenait plus le sens de la liberté dans cette ville occidentale.Le corps de la Femme, ici ou ailleurs, voilé ou dévoilé, suscitait toujours autant de véhémence.Quelques centimètres de tissu, ici c'était trop, ailleurs, pas assez.
( p.165)
Puis il y a eu un long moment de flottement, de dilemme entre le désespoir et les possibilités, un moment de fracture entre l'ancien et le nouveau monde, où il fallait que le monstre surgisse en dévorant sa propre carcasse. Au début des années trente, les auteurs croyaient enfin être reconnus à leur juste valeur. (p. 115)
Elle se souvint de son adolescence, c'était un lycée pour filles, dans un quartier modeste de Calcutta, ses camarades et elle commentaient le parcours et l'oeuvre de la philosophe féministe (**Simone de Beauvoir), rêvaient de découvrir la ville où se mêlaient des peuples divers, des artistes et des intellectuels, de connaître l'amour libre, de rencontrer l'homme de leur vie, qui serait aussi un homme du monde, de l' époque, de l'avenir.
( p.33)
L'histoire de ma vie est une obsession de l'espace vital, une succession de logements de plus en plus étriqués où il devenait difficile de respirer. J'étais une nomade urbaine. (p; 179)
Ils ont fait comme si de rien n'était. Sur un tas de terre qui a étouffé et enterré les années de travail passionné d'un homme, ils ont bâti un nouvel édifice. Des auteurs comme Arkadi Gaïdar, Nikolai Ostrovski, porte-parole de la camaraderie et du romantisme révolutionnaires, ont été réédités, diffusés mondialement. Il n'y avait pas de place pour les comptines absurdes sur les animaux et les bestioles qui n'avaient aucun message, aucune morale à transmettre.
Le silence était contagieux. La cruauté était contagieuse. J'ai enterré moi aussi le journal de mon père. (p. 120)
Si seulement je pouvais avoir sa force, sa jeunesse, pour résister encore une année, pour ne pas aller en Amérique, pour repousser mon voyage à plus tard. Je serai peut-être déjà morte. Nul besoin de décider, de faire face à mes dilemmes et à mes tourments. Plus question de me sentir coupable, de trahir le passé, de me trahir moi-même. Tout sera résolu. Je n’aurai pas à délaisser tous ceux qui vivent encore à Pétersbourg, ni les souvenirs de ceux qui sont morts. On ne transporte par les souvenirs de nos morts comme la cendre de notre urne. Franchir la frontière n’est pas anodin. On délaisse forcément un bout de son être derrière ce qu’aucun douanier ne saurait repérer. Je veux rester à Pétersbourg non seulement pour ceux qui sont en vie mais surtout pour ceux qui sont morts. Qui va les veiller sinon ?
Je croyais avoir un langage bien à nous, celui de notre patrie, celui qui rassemble les peuples les plus divers et éloignés. Un pays n’est pas qu’un territoire géographique ou politique. Un pays est un rêve, un vaste champ de possibilités, sans limite, sans frontière