Citations de Ursula K. Le Guin (1112)
Pendant sa convalescence, je passai le voir chaque jour. Il m’attirait. La dernière nuit avait été une de ces nuits dont seule la jeunesse peut avoir l’intuition – une nuit entière, d’un crépuscule à l’autre, à côtoyer la vie et la mort avec, au-delà des fenêtres, l’hiver, la forêt, et la nuit.
Je dis moi-même « forêt », tout comme le faisait Minna, pour parler de cette garde de quelques centaines d’arbres. Il y avait eu là une forêt autrefois. Elle avait couvert tout Valone Alte, comme les propriétés des Ileskar. Pendant un siècle et demi le déclin avait été continu. Il ne restait plus rien que le bosquet, la maison et une part dans la société betteravière Kravay, assez pour permettre de vivre à un Ileskar. Restait aussi Martin, le garçon au visage en lame de couteau, son serviteur en principe, quoiqu’ils partageassent le travail et la table. Martin était un drôle de corps, dévoué à Ileskar et jaloux. Je percevais dans cette dévotion une véritable pulsion, non pas sexuelle mais possessive. Cela ne me troublait guère. Il y avait quelque chose chez Galven Ileskar qui faisait paraître cela tout naturel. Il était naturel de l’admirer et de vouloir le protéger. (« La forêt d’Ile »)
La nuit descendue des montagnes s’avançait sur la route neigeuse. L’ombre avala le village, la tour de pierre du Donjon de Vermare, le galgal au bord de la route. L’ombre tenait les encoignures des pièces du Donjon, siégeait sous la grande table comme au-dessus des poutres et attendait derrière l’épaule de chacun des hommes assis au foyer. (« Le galgal »)
Ils savaient – ils n’y étaient pas pour rien – que le Dr Kereth pourrait tenter d’obtenir l’asile politique à Paris. Aussi, dans l’avion volant vers l’Occident, à l’hôtel, dans les rues, pendant les assemblées et même pendant qu’il lut sa communication devant la section de cytologie, il fut discrètement accompagné par des personnages obscurs et assidus, pouvant faire figure d’étudiants avancés ou de microbiologistes croates, mais n’ayant ni nom ni visage. Non seulement sa participation donnait un certain éclat à la délégation de son pays, mais son gouvernement en retirait quelque bénéfice : « Nous l’avons même laissé partir ! » Ils avaient donc tenu à sa présence là-bas. Mais ils le gardaient à l’œil. Il en avait l’habitude. Dans son pays exigu on ne pouvait échapper aux regards qu’en restant tout à fait immobile, en tenant au repos corps, langue et esprit. Il avait toujours été remuant et bien en vue. Aussi quand, tout d’un coup, le sixième jour, il se retrouva seul en pleine lumière, il resta interdit un moment. Suffisait-il d’enfiler une allée pour réussir à disparaître ? (« Les fontaines »)
Elle ressortit ses bottes et sa pelisse, fit son sac à dos, et, à l'aube du jour convenu, alla à pied avec Akidan au lieu de rendez-vous. Le printemps hésitait à l'orée de l'été. Une obscurité bleutée emplissait les rues de la ville, mais là-bas, au nord-ouest, la grande muraille brillait en plein jour et son sommet laissait voir ses bannières radieuses de nuages. On va là-bas, se dit-elle, on va là-bas ! Et elle baissa les yeux, pour voir si elle foulait le pavé ou marchait sur l'air.
Mes seigneurs, voici le fils de Morred.
Cette phrase ne suscita nulle fierté chez Arren, mais seulement une sorte de crainte. Il était fier de son ascendance, mais se considérait seulement comme un héritier princier, un membre de la Maison d'Enlad. Morred, de qui était issue cette maison, était mort depuis deux mille ans. Ses exploits étaient légendaires, mais n'appartenaient pas au monde présent. C'était comme si l'Archivage l'eût appelé fils d'un mythe, héritier de songes.
A l'extérieur est gravé un dessin qui ressemble à des vagues, et à l'intérieur figurent neuf Runes de Pouvoir. La moitié en ta possession porte quatre runes et un peu d'une autre ; et il en est de même pour la mienne. LA cassure a coupé ce symbole juste au milieu, et l'a détruit. C'est ce qu'on appelle, depuis lors, la Rune Perdue. Les huit autres sont connues des Mages : Pirr, qui protège de la folie, du feu, et du vent, Ges, qui donne l'endurance, et ainsi de suite. Mais la rune brisée était celle qui liait les terres. C'était la Rune-lien, le signe de l'autorité, le signe de la paix. Aucun roi ne pouvait gouverner convenablement s'il ne le faisait point sous ce signe. Mais personne ne sait comment on l'écrivait.
Ce fut le premier pas de Dan sur la voie qu'il devait suivre tout au long de sa vie, la voie de la magie, la voie qui l'amena par la suite à pourchasser une ombre sur terre et sur mer jusqu'aux ténébreuses côtes du royaume de la mort. Mais, à l'heure des premiers pas, la route semblait aussi large que resplendissante.
Les créatures revinrent à l’attaque: bête difformes venues d’époques lointaines, bien avant l’oiseau, le dragon ou l’homme. Le jour les avait oubliées depuis longtemps…
-Combien de temps veux-tu rester Kad? Une heure?
-Ecoute, dit Kadagv, si je suis le prisonnier, je ne peux pas décider. Je ne suis pas libre. C'est à vous de décider quand je pourrai sortir.
-Tu as raison, acquiesça Shevek, troublé par cette logique.
Maintenant...,je vais poursuivre. Ou ça ? Nulle part, évidemment. Pourtant le besoin impulsif de raconter subsiste. beaucoup de choses ne valent pas la peine d’être faites, mais presque tout, vaut la peine d’être raconté. De toute façon, je suis un cas congénital grave d’Ethica Laboris Puritanica, ou Maladie d’Adam. C’est incurable sauf par décapitation intégrale. J’aime même rêver quand je dors et j’essaye de me souvenir de mes rêves. Cela me prouve que je n’ai pas perdu 7 ou 8 heures à demeurer en position allongée. En ce moment, je suis précisément dans cette position. Et je m’y donne à fond....