Citations de Valérie Zenatti (419)
Jacob n'avait jamais envisagé de tuer, la mort, pendant longtemps, a eu pour lui l'aspect terrifiant des poulets que l'on faisait tournoyer au-dessus des têtes, la veille de Kippour, avant de les égorger pour expier les péchés, c'était le jour des kaparot, le sang coulait des cous maigres et blancs, les plumes voletaient, il fermait les yeux pour ne plus voir mais il entendait le youyou des femmes qui distribuaient des cadeaux, c'était la fête, comment le sang pouvait-il être source de joie, ça le faisait frémir, il voulait fuir, se cacher, il ne savait pas alors que des hommes aux cous robustes et aux yeux clairs, il en tuerait des dizaines, sans une pensée pour eux, à des milliers de kilomètres de chez lui, sur une terre où il n'avait jamais mis les pieds, où il n'avait aucun souvenir mais dont le nom charriait des images nimbées de lumière dorée sur lesquelles Vercingétorix et Danton cotoyaient Napoléon.
Je venais d'emménager dans mon nouvel appartement, pas loin d'ici, rue Dupetit-Thouars. Le plafond s'est mis à goutter sur mes cartons. Un dégât des eaux banal, mais pour moi, un désastre. L'idée des papiers à remplir ou des travaux à faire me donne envie de fuir. C'est comme ça. Le courrier administratif m'épuise, tout ce qui ne m'intéresse pas me semble au-dessus de mes forces. Pour le reste, j'ai énormément d'énergie.
Elle essayait d'imaginer sa vie d'adulte et n'y arrivait pas. Puis elle s'endormit sans s'en apercevoir, comme tout le monde, absolument tout le monde, car personne n'a encore réussi à attraper la seconde où l'on bascule de l'éveil vers le sommeil.
A Gaza, mon fils, même la mer ressemble pour moi à une prison.
Il y a certainement des morts. Il y a presque toujours des morts. Mais je ne veux pas savoir combien, ni qui. Pas aujourd'hui. Je voudrais mettre le silence à fond, mais comment fait-on ?
Je pensais soulager les souffrances inévitables celles qui proviennent du dérèglement mystérieux des corps pas du dérèglement des hommes (médecin)
Je me dis que si des gens comme toi et moi essaient de se connaître l’avenir aura des chances d’avoir d’autres couleurs que le rouge du sang et le noir de la haine
Puis nous nous sommes mis à parler cette langue dans laquelle nous n'avions pas vécu, c'est-à-dire une langue dans laquelle nous n'avions pas découvert le monde ni été aimés, dans laquelle nous n'avions pas souffert non plus, et surtout dans laquelle n''étaient pas inscrits les silences de l' enfance. Nous nous sommes glissés dans l'hébreu comme dans des draps rugueux, dans une hospitalité qui créait grossièrement mais sûrement un espace involiable par le passé,dont on pouvait se donner l'illusion qu'il n'avait pas eu lieu.
Jacob respire son odeur de lait et de cannelle, et la pensée le traverse, fulgurante, un éclair qui l'illumine entièrement de l'intérieur, comme la révélation d'une possibilité inimaginable quelques secondes plus tôt : un jour il sera père et il aura pour ses enfants les gestes que son père n'a jamais eus pour lui, il sent qu'il les contient dans ses muscles, condensés là à l'insu de tous, dans ses bras qui entourent Camille, dont le souffle enfin régulier caresse sa joue.
Quand le sergent qui les accompagne soulève la toile huilée à un arrêt au milieu de nulle part, le soleil leur inflige une brûlure immédiate, ils s'alignent pour se soulager, leurs jets marron dégagent une odeur douceâtre, tenace, ils tracent des figures abstraites qui s'écoulent en rigoles sombres sur le sable, et même là, dans ce paysage digne du Grand Canyon où aucun d'eux n'a jamais mis les pieds, c'est à qui pissera le plus loin.
Je n'ai jamais dormi avec une femme, mais je vais bientôt savoir à quoi ressemble la guerre.
[…]je n'ai pas eu pitié, c'était eux ou moi, c'était eux ou toi, alors je les ai abattus, un à un, je découvrais leurs visages au momment où ils mouraient et je les oubliais aussitôt, il faut déjà tant lutter pour garder en tête les traits des êtres aimés.
maitriser la langue de l'ennemi était un atout, il avait déjà intégré ces mots, la langue de l'ennemi, et il les utilisait en oubliant que c'était la langue de son père, de sa mère, de ses grands parents, celle dans laquelle il avait grandi.
comment quelqu'un peut il disparaitre d'une vie, d'une maison et pourquoi ?
A Thann, dans l'infirmerie du docteur Worms où le commandant de son unité avait décidé de le laisser parce qu'il était trop grièvement blessé pour être transporté à l'hôpital militaire de Mulhouse, le 20 janvier 1945, premier jour de la bataille de Colmar à laquelle il ne participerait pas et qui allait durer trois semaines, les poumons de Jacob s'étaient gonflés une dernière fois, faiblement, et son coeur avait cessé de battre. La femme du docteur Worms qui le rasait chaque jour depuis le 8 décembre pour lui conserver un visage net avait caressé une dernière fois son front avant d'annoncer la nouvelle à son mari, ajoutant, mourir si jeune, si loin de chez lui, si c'est pas malheureux, et elle avait eu une pensée pour la mère du soldat qui ne saurait rien de l'agonie de son fils. Le garçon n'était certainement pas chrétien, il était arrivé là avec les tirailleurs marocains, mais elle était tout de même allée allumer un cierge à la Collégiale, pour qu'une flamme vacillante aide à l'élévation de son âme, et avait prononcé une prière.
Il avait vécu dix-neuf ans, sept mois et dix jours...
Il a pris place en face d'elle, a desserré son poing pour tenir entre le pouce et l'index la plaque d'immatriculation d'Attali, il a parlé, il parle, un camarade est mort aujourd'hui, un autre il y a quinze jours, je n'ai pas compté les morts que j'ai vus depuis qu'on a débarqué, est-ce qu'ils sont des dizaines, des centaines, je me suis dit chaque fois, tu ne le connais pas, tu ne sais rien de lui, tu ne connais pas sa voix, ne sais pas où il est né, ce qu'il aimait, ce qui l'effrayait enfant, ce qu'il voulait faire après la guerre, c'est comme s'il n'avait pas existé. On pouvait continuer d'avancer parce qu'on était ensemble, Attali, Ouabedssalam, Bonnin et moi, depuis le 22 juin, on était devenu une famille, alors la mort de Bommin, la mort d'Attalli, c'est pas comme les autres, c'est comme si un cousin ou un frère était tombé, comme si une partie de nous s'était arrêtée de vivre.
Un désir confus et violent l'a mené là, au sommet de la montagne rocheuse, dans la poussière maculée de fientes d'oiseaux, parmi les cèdres et les cyprès noirs qui accrochent le regard, le retiennent une poignée de secondes avant de le libérer vers la plaine écrasée de soleil.
Un jour, vous, nous, nous nous apercevrons qu’il n’y a pas de gagnant possible dans la violence, que c’est une guerre de perdants. Un gâchis.
Tu sais bien qu’on ne choisit rien de ce qui détermine nos vies: ni notre tête, ni notre lieu de naissance, ni nos parents. Rien. Il faut se débrouiller avec tout ce qu’on n’a pas choisi et qui est nous.
Je suis une montre qui s’est arrêtée à l’heure du crime, un cœur qui continue de battre alors que le cerveau ne répond plus.