Yann Queffélec

Evitez de marcher pieds et orteils nus s'il vous plaît. Sept ans de malheur.


page 150

Un dimanche, il voulu la surprendre à la plage, elle et ses copines. Elle errait pieds nus, elle chantait. je suis plus belle et plus cruelle que la pluie, elle avait un pantalon blanc.

Elle était là, debout sur le plancher, la pile éclairait ses pieds, les ongles vernis en rouge, on voyait le bas de sa chemise aux fruits de la passion. Je n'avais jamais vu ses orteils d'aussi près. J'aurais pu les embrasser, un baiser sur chaque ongle et ding, deng, dong, comme un xylophone, et tagada comme la clarinette et tsouin comme un bisous. Gaétan serait fou s'il savait pour les ongles vernis.

La torche est allumée par terre, un rayon tremblotant court au ras du plancher. , il voit les orteils de Maï et le bas de sa chemise de nuit.

C'est con la mousse. C'est plein de vent, ça prend de l'espace pour rien. De la mousse.

J'aimais bien les piqûres. Leur pincement suraigu mais bref n'appartenait pas à la douleur. Je dégustais cet instant où l'aiguille engendrait sur ma peau l'éclair d'une sensation que je pouvais rester des heures à décortiquer après.

"[...] On s'en veut de manger du foie gras quand on pense à tous ces pauvres gens qui n'ont même pas une boulette de riz à se mettre sous la dent."
Mais les scrupules, quoiqu'elle en affirmât, n'allaient pas jusqu'à lui couper l’appétit. Sa ration de foie gras, Agnès l'avait descendu d'un coeur et d'un estomac légers. On en comptait pas les tranches de gigots qui avaient défilé dans son assiette. A présent, sa part de vacherin n'ayant fait qu'une brève apparition sous sa fourchette en vermeil, elle faisait pleuvoir les bons sentiments et tartuffait vent portant. Il est ainsi une race d'humains qui nagent dans le sublime, et se croient préposés par nature au redressement du mal chez autrui. Comme Agnès, Pescatore ne pouvait pas résister au plaisir de m'évangéliser.

Etait-ce vrai ? Au bout du sixième pastis, à moins que ce ne fût le vingtième, j'aurais donné cher pour savoir ce qui se passait exactement dans le slip du travesti. Est-ce qu'il y a de l'homosexualité, pensais-je, à désirer pareille créature, et n'est-ce pas l'ancien homme, au fond, qu'on désire en elle ?

Elle aimait l'amour. Mais sa tendresse au lit faisait des ravages. Une sensualité d'aspirateur. Après un laps copieux de bon temps, Séverine était toujours sur sa faim: "Prends-moi, Marc, prend-moi ", rugissait-elle en appuyant le souhait d'un coup de reins. " Mais je ne fais que ça ", répondais-je, un rien froissé, sentant poindre le démon du sommeil. " Vas-y, Marc, vas-y, mon dieu quel cerf, vas-y biquet. " Le cerf-biquet ne voulait pas y aller. Il n'avait plus de quoi tout simplement. " Mais tu as déjà joui 10 fois ", se plaignait-il. " Et toi quatre, hein, mon taureau d'amour, quatorze fois qu'on s'est fait sauté la banque à nous deux, oh la la tu m'as tuée, je vais dormir un peu si tu veux bien."

" J'aimerais bien que l'Algérie te mette du plomb dans le crâne."

- Et le pétrole, hein, m'étais-je lancé avec emphase, on a peut-être pas un oeil dessus, sans doute ! C'est par amour qu'on ensanglante une population, uniquement pour que les colons puissent continuer à symboliser gaiement la fusion de l'Islam et de l'Occident. D'accord, ça lui coûte cher au gouvernement, la guerre, mais combien ça lui coûterait s'il la perdait, la colo, s'il fallait rapatrier du jour au lendemain des millions de gens, sans compter le bordel politique, le bordel économique et toutes les bavures.

"Endive, Algérie, Fell, Coulommiers, Musulman" : un alexandrin parfait. Mastication, réflexion, digestion. Décidément non, je ne supportais pas cette ingérence de la pensée dans les moments alimentaires. Et dire que la nourriture et les mots transitent par le même canal : la bouche humaine.

Ainsi les choses de la vie n'allaient pas comme j'avais cru. J'entrevoyais des fêlures. On ne conjurait pas toujours la maladie par les pharmaciens, la faim par le pain, l'hiver par l'été, la nuit par le jour : le monde avait des accès de perdition.

Le drame est que ce mauvais pli, tricher s'est creusé avec l'âge. J'en ai presque fait ma raison d'être aux dépens des naïves assez ingénues pour imaginer que, le fond, j'étais une vraie bonne pâte, et qu'elles étaient les premières à savoir me pétrir. On peut n'avoir tuer personne et mériter le nom d'assassin. Quel meilleur mot pour désigner celui qui fait semblant d'incarner l'enthousiasme aux yeux des autres et, du jour au lendemain, met la clef sous la porte des serments anciens, et devient plaie, abcès, venin. Je suis passé maître dans l'art d'assassiner sans voie de fait. Ma dernière victime a pour nom Christel.

La vie ? Je ne sais pas ce que c'est, l'histoire humaine, sa destinée. Si la vie est un rêve, je veux bien rêver des milliers d'années, l'écrire indéfiniment. Si c'est un cauchemar, il me reste la violence et le sourire des mots pour l'amadouer. Si le temps doit se poursuivre ailleurs, je ne demande qu'à me réveiller sain et sauf, là-bas, chez les miens. (p. 226)

C'est un drôle d'oiseau, Les Noces barbares. Il marque le retour de la narration dans le roman français qui s'en croyait émancipé. Branle-bas de combat chez les missionnaires de l'écriture blanche. Il ne faudrait surtout pas que cette bluette fasse parler d'elle plus qu'elle ne le fait déjà : surtout pas qu'elle ait un prix d'automne, et surtout pas le prix Goncourt. (p. 206)

Si Françoise avait une bête noire, en mode whisky, c'était la femme d'écrivain, la plus "noire" étant la femme d'écrivain écrivain, catégorie montante au début des années 70. Les auteurs amenaient leur femme en confiance, et la femme souhaitait ne plus jamais revenir dîner au 46. (p. 109)

Avec tout ça, je ne vous ai pas dit, ou trop vite, à quoi elle ressemblait. J'ai lu, à sa mort, qu'elle avait "le physique ingrat". Non mais quel Adonis bidon, quel aigri du manuscrit refusé a pu concevoir et signer cette ignominie ! Ingrat, le physique de Françoise ? Il était comme son intelligence : hors du commun, dionysiaque, au-delà des critères, d'une beauté primitive de volcan ou d'aurochs. Il irradiait comme une allégresse - le seul diapason qui mit d'accord les sages et les fois, chez elle, au 46, on disait tous le "46". (p. 52)

Et comment réagit l'individu sain d'esprit lorsque sa bonne étoile lui fait des risettes au vitriol ? (p. 31)

Qui n'est pas le convalescent d'un souvenir plus fort que les autres, auquel il ne repense jamais sans en raviver les délices ou la plaie ? (p. 25)